Au Diable

Au bout et en haut de la rue Soufflot », a dit Gustav Ottrott au chauffeur du taxi, puis il s'est abîmé dans la contemplation de ce qu'il aime le plus au monde, la rue à Paris, l'adresse des femmes à se laisser dévisager, ces ponts que certains habitants ne franchissent jamais tant la rive droite se sent différente de la rive gauche. Comme si ce n'était pas le même climat, la même végétation et qu'entre la colline de Chaillot et la montagne Sainte-Geneviève s'étendait un continent. Et pourquoi dire comme si, puisque s'étend un continent : deux clientèles, deux villes monumentales, à gauche les plus beaux dômes et l'Université, à droite les grandes places et les palais, mais pas celui de la Monnaie; ni l'insulaire palais de Justice. A gauche l'hôtel de Matignon, entouré de couvents, à droite l'Elysée, flanqué d'ambassades. La même histoire pourtant et le même ciel, ce ciel de l'Ile de France aux couleurs rompues, ce qui signifie pour une couleur participer d'une autre couleur en vertu d'un reflet. Il y a donc sur la montagne Sainte-Geneviève un reflet de Chaillot et sur la butte Chaillot un reflet de la montagne Sainte-Geneviève ; entre les deux la Seine fait la pluie et le beau temps, et le soleil peut briller à Passy et le tonnerre tonner rue Soufflot. Aujourd'hui le même ciel gris s'étend sur toute la ville, les averses succèdent aux rafales de vent et le chauffeur du taxi n'en finit pas de se lamenter sur cet avant-goût de l'hiver. « On s'ennuierait beaucoup sans le temps », dit Gustav Ottrott, et il tire brusquement la vitre de séparation.

Il énerve les hommes parce qu'il les empêche d'aller jusqu'au bout de leurs propos ; en revanche les femmes adorent qu'il change l'ordre des discours, qu'il bouscule les mots et d'ailleurs ce sont les femmes qui ont fait le succès de son oeuvre littéraire, un succès si long et si prodigieux. « Rien que pour cette raison, dit tout à coup Gustav Ottrott, je déteste le Panthéon ! » Aucune femme n'est enterrée parmi ces grands hommes, ou plutôt si, une seule, Mme Marcelin Berthelot : parce qu'elle avait eu la bonne idée de mourir le même jour que son mari! On n'a pas osé séparer ce que la mort a achevé d'unir et on a expédié leurs deux corps au Panthéon. Il y avait de cela plus de trente ans, et qui s'en souvenait encore?

En parcourant le Figaro, ce matin, Gustav Ottrott était tombé sur une petite annonce donnant rendez-vous aujourd'hui même, à quinze heures, place du Panthéon, pour une visite de la crypte suivie d'une ascension à la coupole. Pourquoi cette soudaine excitation alors qu'il a bientôt quatre-vingts ans et horreur de monter des marches? Les visites guidées le portent à l'apoplexie. Célèbre comme il l'est, pourquoi ne pas avoir demandé l'autorisation de parcourir seul ce monument? Ne pas avoir envoyé Silvia Fox le visiter à sa place? Pourquoi avoir couru sur cette annonce comme sur une destination toute faite?

On ne vous proposait jamais de monter en haut du Panthéon, on vous proposait toujours de descendre à la crypte, de vous y ensevelir. Et enfin un conférencier ou une conférencière avait eu la même idée qu'Ottrott : grimper. Aller voir au bout et en haut de la rue Soufflot à quoi Paris ressemble. Imaginer les Romains et les Huns occuper la ville ; les Normands campant sur le futur emplacement de la tour Eiffel s'avancer à coups de rames circonspects à la découverte de l'île de Lutèce; les carrés potagers des abbayes refouler au loin la forêt gauloise; les ponts de bois sur la Seine croulant d'échoppes et détaler un petit voleur surpris par le guet; Bossuet, à Chaillot, dans le couvent de la Visitation, enterrer sa fondatrice en assenant au monde ....