Trois fois plus forts [Amitié, Drame, Handicap, LGBT+] - Chapitre 9

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Rid-kaat

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Trois fois plus forts [Amitié, Drame, Handicap, LGBT+] - Chapitre 9

Message par Rid-kaat »

Il y a longtemps que je ne me suis pas lancée sérieusement dans une histoire longue. Les deux dernières fois où j'ai essayé, ça a été plutôt foireux, et je ne m'y suis pas tenue. Cette fois-ci, j'espère faire mieux. Je vous propose donc de lire Trois fois plus forts, un récit qui traîne dans ma tête depuis un moment. J'espère que ça vous plaira, et que j'aurais des retours, positifs ou négatifs!
Désolée si le titre ou le résumé ne sont pas terribles, je ne suis pas rompue à l'exercice '-'


Trois fois plus forts

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« L'un d'entre nous a lu un jour quelque part, un graffiti sur un mur qui disait : tout le monde a besoin d'une seconde chance, beaucoup passent à côté et peu la méritent. Tous les trois, nous nous le demandons, maintenant. Nous avons tous besoin d'une seconde chance. Sommes-nous passés à côté ? La méritons-nous ? »

C'est l'histoire de trois êtres cabossés par la vie qui vont se croiser.
Jonathan, paraplégique depuis un an maintenant, que l'accident a rendu aigri et renfermé.
Europe, sa famille dont elle voudrait ne pas avoir honte, son intelligence qui agace et sa fierté qui la pousse à avancer. Encore. Toujours.
Eliot, coincé dans une famille vieux jeu, aux façades parfaites, mais qui cache des secrets trop lourds à porter pour lui.

C'est l'histoire de trois secrets qui font mal, et de rencontres qui font du bien.
Inexplicablement.

******


Infos en vrac :
- C'est pas vraiment un drame. Certains moments seront même très légers, mais je me vois mal qualifier ça de "comédie dramatique". Alors voyez pas vous-même, et si vous avez quelque chose à proposer pour mettre dans ce fichu crochet, je vous écoute!
- Je suis à un rythme de publication assez lent, et je ne me fais pas super confiance sur la régularité, donc je promets un chapitre toutes les trois semaines, peut-être plus, notamment avec les vacances qui arrivent. Mais bon, voilà, ce sera pas à dates fixes.
- Au niveau des thèmes, j'ai du mal à le qualifier, parce que ça va parler beaucoup de choses, pas mal de sujets qui concernent mes personnages. Quelques-uns sont le deuil, les relations humaines, la quête identitaire, la communauté LGBT+, la famille/fratrie, et c'est surtout une histoire d'amitiés et de secondes chances.

Sommaire :
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Pièces jointes
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Rid-kaat

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Re: Trois fois plus forts - Chapitre 1

Message par Rid-kaat »

Un peu court, je vous avoue, mais c'est de la présentation surtout pour l'instant^^

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre 1

Jonathan – Changements


J’ai constamment l’impression de me déplacer en tank. Aussi encombrant, aussi discret, aussi porteur de destruction. La seule différence, c’est que je ne peux pas démolir les regards qui me menacent, qui risquent de me blesser, c’est eux qui me détruisent, me tirent dessus sans discontinuer. Pan. Blessure de guerre à tous les coins de couloirs. Pupilles emplies de pitié et de dynamite, regards méprisants façon grenade dégoupillée, œillades gênées comme une centaine de tirs à la kalachnikov. Les gloussements et les murmures dans mon dos sont autant d’attentats terroristes à l’assaut de mon orgueil.
Je déteste ça.
Après pratiquement un an et demi, j’aurais dû m’habituer, mais c’est peine perdue, je n’y parviens pas. Avant le déménagement, j’étais revenu dans mon ancien lycée en fauteuil. C’était pire encore qu’ici. Au début, ceux que je croyais mes amis m’ont soutenu inlassablement. Peut-être que ça leur donnait bonne conscience, peut-être qu’ils étaient fiers de faire la charité à ce gars aux jambes fauchées. Ils avaient pitié, sans doute. Bien vite pourtant, mon aigreur, ma frustration et ma jalousie acide les ont fait fuir. Envolés les amis qui promettaient que je pouvais les appeler à tout moment, qu’ils seraient éternellement là pour moi et qu’on franchirait cette étape difficile ensemble. Mon cul, oui. Je me suis juste retrouvé seul avec leurs excuses.

Désolé, mais tu n’es plus la même personne, Joe.
L’ancien Jonathan me manque.
Tu sais, tu n’as pas le monopole de la douleur, alors soit tu te carres ton aigreur là où je pense, soit je m’en vais.
Joe, tes geignements, ça va cinq minutes, mais reprends toi ! Estime-toi heureux d’être vivant, profites-en, merde !
Je ne peux pas supporter de voir ce que tu es devenu, tu comprends, c’est dur pour moi, ça me fait du mal.
Je m’en veux terriblement, Joe, mais je ne peux plus. C’est fini entre nous. Je ne t’aime plus.


J’ai serré les mâchoires, les poings, tous les muscles que je pouvais encore utiliser se sont tendus. Mais je n’ai rien dit, j’ai fermé ma grande gueule, ravalé les remontées acides de rancœur qui affluaient en entendant leurs mots, me rendaient malade. Qu’est-ce que j’aurais pu dire qui ne confirme pas ce qu’ils affirmaient, de toute façon ? Ils avaient raison. Il ne restait rien d’un Jonathan rieur et affable. Il y avait cette enveloppe vide et inutile, qui renfermait de la colère et de la frustration pour des millénaires, mais Joe, celui qui avait le rire facile et l’humour mordant s’était envolé. J’avais bien essayé de le rattraper, mais rien n’y avait fait.
Cet été, mon père, mon petit frère et moi avons déménagé. Sans ma mère. Sans ma sœur. Au revoir Paris, bienvenue la cambrousse. Papa n’a pas arrêté de me répéter que non, Rouen, ce n’était pas la campagne, et que si, on allait s’y faire. Je ne sais pas qui il essayait de convaincre, mais j’ai hoché la tête pour lui faire plaisir. Je ne fais des efforts de comportement que pour mon père et Vince. Avec le reste du monde, je m’applique à être un monstre. J’érige des remparts, pour ne plus jamais être blessé. Je sais que ça a l’air cliché et il y a deux ans encore, j’en aurais ri, disant que le mélodrame n’était pas pour moi. Mais croyez-moi, perdre ses jambes, trois personnes chères et son estime de soi vous rend propice au mélodrame et à la surprotection.

*****


Premier jour de cours à la fac de lettres, c’est l’Enfer. Les installations sont loin d’être parfaites pour un fauteuil, et je dois courir (ou rouler) à toute vitesse d’un bout à l’autre du bâtiment pour avoir accès à l’ascenseur. J’arrive en retard à tous mes cours, me perds deux fois, manque de faire tomber mon plateau au réfectoire, doit me faire aider par une fille au sourire plein de sollicitude qui me donne envie de lui mettre mon poing dans la figure. Pendant les cours de l’après-midi, je suis pris de douleurs fantômes qui pressent comme un étau au niveau de mon genou droit, et je serre les dents, me maudissant d’avoir oublié mes médicaments. Je fais le paon à la maison, fier et fort, pas besoin du traitement, ça non, je ne suis pas handicapé Vince, je ne suis pas infirme merde, fous-moi la paix avec ça, je vais m’en sortir. Je ne m’en sors pas. Je peux serrer les dents autant que je veux, j’ai mal, et me concentrer devient impensable.
Le pire, ce sont les regards. Je serre les mâchoires à m’en faire mal, les maudissant de m’observer comme s’ils n’avaient jamais vu d’homme en fauteuil de toute leur vie. Vincent me dirait qu’ils ne font pas exprès, qu’ils sont intrigués, qu’il faut que je leur pardonne. Je répondrais à mon petit frère d’aller se faire foutre, mais sur le ton doux que je ne réserve qu’à lui. Dans mon dos, il pousserait le fauteuil et je ferais semblant de ne pas voir les doigts d’honneur qu’il adresse à tous ceux qui me regardent de trop près, malgré ses paroles apaisantes à mon encontre. C’est pour ça que j’aimerais que Vince soit là. Quand il est présent, tout est plus simple. Il y a deux ans encore, c’était moi qui le défendais corps et âme contre ceux qui osaient le titiller parce qu’il avait sauté une classe, qu’il a toujours une moyenne générale astronomique et qu’il a les mêmes yeux vairons que moi qui, étrangement, sont une intarissable source de moqueries quand on ne sait pas se défendre. Jusqu’à l’accident, Vincent n’était pas du genre à sortir les griffes. Il avait la douceur dans l’âme, mais me voir sur le lit d’hôpital, puis assister à l’enterrement de Judith et Karim l’a mis à terre. Maman nous a porté le coup de grâce en partant sans laisser de mot d’excuse, sans rien laisser derrière elle que du désespoir et de la douleur à des doses trop puissantes pour nos corps frêles. Depuis que je n’ai plus de jambes pour me porter, et que Judith n’est plus là pour me retenir de faire les trucs débiles que je fais si personne ne m’en empêche, Vincent a pris le relais. Il est devenu moins doux, plus agressif, et quiconque m’adresse une mauvaise parole se retrouve à lui devoir des explications. J’ai déjà essayé de lui expliquer que je n’avais pas besoin de son aide, mon égo reprenant le dessus, refusant que mon petit frère, du haut de ses dix-sept ans et de son minuscule mètre soixante-cinq, soit mon rempart contre le monde extérieur. C’était sans compter sur l’obstination acharnée de Vince. Je me souviens bien de ce geste qu’il a eu, de remonter ses lunettes sur son nez, de relever le menton, l’air fier et fort comme je ne l’avais jamais vu.
L’accident a tout bousculé chez mon frère. Ses notes ont connu une brève chute, avant qu’il ne se reprenne et ne travaille deux fois plus dur. Ses yeux, si semblables aux miens, l’un noisette et l’autre gris-bleu, ont pris un éclat dur que je ne leur connaissais pas. Son dos a semblé se redresser, une tension s’est installée dans ses épaules. Il s’est mis à nous couver, mon père et moi, comme s’il était devenu le bouclier de la famille contre le reste du monde. Il protégeait mon père de la dépression qui le menaçait, même s’il essayait d’être fort pour nous. Il me protégeait de ma propre aigreur, du jugement des autres. Cet été, il s’est sérieusement mis au sport, et les résultats se voient déjà dans sa carrure. Je ne suis pas heureux du changement. Il m’effraye. Vincent a pris dix ans en un seul, et je ne peux rien faire pour l’empêcher.
Je passe toute la journée à penser à la douleur, à maudire les installations, à songer aux changements dans nos vies, à mon petit frère si courageux que ça me fait mal d’être si médiocre. Ces pensées laissent trop peu de place aux présentations des matières de la licence de Lettres Modernes par mes professeurs, et j’oublie tout aussitôt que je l’ai entendu.

La fin de la journée semble arriver une éternité plus tard. Quand je sors du bâtiment, les bras et l’esprit engourdis, le genou pris dans un étau invisible, Vincent m’attend, assis sur un banc, scrutant la foule dans l’espoir d’y apercevoir mon tank. Je m’arrête un instant pour regarder ses mains froisser et défroisser une feuille, son pied qui tape nerveusement par terre. Je soupire, et je n’arrache pas le carreau d’arbalète qui vient se ficher dans mon cœur en songeant qu’il n’a rien à faire là, que ce qu’il voulait vraiment, c’était faire une classe prépa scientifique. On s’est disputés quand il m’a annoncé qu’il irait plutôt en fac d’Histoire, finalement. Il ne m’a jamais avoué qu’il y allait pour moi, et non pas parce que ça l’intéressait vraiment, si bien que je n’ai jamais pu trouver de contre-argument. On n’en a jamais reparlé, et Vincent a depuis longtemps refusé net qu’on se mêle de ses choix d’orientation professionnelle. Il a ce côté insupportable, comme si son dix-neuf de moyenne au bac S, avec une classe d’avance, le mettait au-dessus de nous tous, et bien loin de moi, de mes notes moyennes et de ma classe de retard. Il sait qu’il est plus intelligent que tout le monde, et il sait que tout le monde le sait. Il a même eu l’audace d’être déçu de ne pas avoir eu plus de vingt au bac, affirmant qu’il avait pris des options dans cet unique but. Si ce n’était pas mon frère, il y a longtemps que je l’aurais giflé. Malheureusement, il s’avère que c’est Vince, et qu’il fait partie des rares choses encore dignes d’intérêt à mes yeux dans ce monde.
Je roule lentement vers lui, et dès qu’il m’aperçoit, il se dresse sur ses pieds, le mouvement vif et fluide. Un mouvement simple, si simple, mais l’envie qu’il provoque en moi me fait l’effet d’une minuscule bombe qui explose dans mon cœur. Je préfère ne pas y penser. Ne pas songer à la jalousie brûlante qui me dévore chaque fois que j’admire quelqu’un qui se relève, qui se tient sur ses deux jambes sans aucun mal, tenant ce détail pour acquis.
Ses cheveux couleur chocolat noir sont dressés n’importe comment sur sa tête, et une feuille est coincée dedans, sans doute tombée de l’arbre en-dessous duquel il était assis. Il me sourit, l’air absolument ravi de me voir, et je comprends pourquoi je ne l’ai jamais frappé même quand il prenait son air supérieur pour nous parler de son vingt au bac de maths, ne se rendant même pas compte de son arrogance. Vincent est absolument adorable. Il fait bien moins que ses dix-sept ans, et le fait qu’il ne dépasse pas le mètre soixante-dix n’arrange pas les choses, mais quand il vous fait ce sourire-là, vous êtes perdus. La boulangère chez qui on allait toujours à Paris lui donnait encore des bonbons gratuits quand il allait acheter le pain âgé de seize ans, alors qu’elle avait arrêté quand mes cinq ans étaient passés.
— Joe, sourit Vincent en me sautant pratiquement dessus pour vérifier que je suis en un seul morceau. La journée s’est bien passée ? Je suis tellement déçu d’être relégué à l’autre bout du campus ! Je pensais qu’on serait au moins dans le même bâtiment !
Je lève les yeux au ciel, réprimant un sourire. Voilà pourquoi Vincent est là. Il espérait sincèrement pouvoir m’escorter à tous les détours de couloirs, m’éviter les regards, les blessures à l’égo, les dangers de la présence humaine. Il aurait voulu être là pour montrer les crocs et gronder à l’intention de quiconque m’approchait de trop près. Je n’arrive pas à décider l’option que je préfère : celle où Vince me suit partout et marque son territoire autour de moi en grondant et feulant, ou celle où j’affronte le monde seul et désespéré en priant pour que mon petit frère envahissant soit là. Mon indémontable orgueil a tendance à préférer que je sois seul, fort et fier, mais ma frayeur de petit garçon, réveillée depuis l’accident, prie pour une présence protectrice à mes côtés.
— La journée s’est admirablement bien passée, puisque je n’ai pas vu ta face de fouine, Vince. Et toi ?
Son sourire s’élargit devant mon ton acerbe, et il jette la feuille froissée dans ses mains dans la poubelle la plus proche. Nous prenons le chemin de l’arrêt de bus, et bien que mes bras me fassent souffrir, je refuse catégoriquement que Vincent pousse le fauteuil.
— Ca pouvait aller.
Traduction ? « J’étais tellement inquiet pour toi que je n’ai pas écouté un traître mot de ce qu’on m’a raconté aujourd’hui ».
— Tu as rencontré des gens intéressants ? demande Vince.
Ah, c’est beau, l’espoir, frangin. Même lui a du mal à croire qu’il a posé une question aussi idiote.
— Et toi ? Contré-je.
— Non. Non, pas vraiment. Mais je n’ai pas fais très attention, j’étais concentré sur les profs.
— Ben voyons, ris-je.
— Quoi ? De quoi tu te moques, Joe ?
— Me mens pas, Vince. Me mens pas. T’as rien écouté, tu t’es juste bouffé les doigts d’angoisse à l’idée que je sois tout seul dans les couloirs. Je ne suis pas Judith, mais les mensonges gros comme ça, je sais quand même les détecter.
La mention de notre sœur nous plonge dans le silence un moment. Mes doigts se crispent sur les roues, le fauteuil ralentit un instant, et je recommence à pousser comme si de rien n’était. Judith était la plus belle de la famille. Sans rire, je vois encore ses cheveux châtains briller au soleil et ses yeux bleus, fixés sur moi pendant qu’elle dansait à une soirée, me dire « Je suis tellement mieux que vous, mais en plus, je suis modeste et gentille et drôle et tu ne peux même pas m’en vouloir ». Je commence à croire que ce proverbe débile comme quoi les meilleurs partent les premiers vient vraiment de quelque part. Et je comprends pourquoi Maman est partie. Judith était sa préférée. Elle ne l’aurait jamais avoué à haute voix, mais c’était le cas.
Vince se racle la gorge, dans une tentative de reprendre la conversation peu subtile, presque médiocre, mais que je ne peux que pardonner. S’il ne le faisait pas, nos pensées s’égareraient loin, au fond d’une tombe parisienne que nous ne reverrons pas avant longtemps.
— On achète une pizza ? demande mon frère.
La diversion est bienvenue, quoique bien éloignée de la poésie que dégage l’image d’une Judith angélique, avec une auréole dorée et de belles ailes blanches. Elle n’aurait pas apprécié qu’on détourne si facilement le sujet. Mais qu’aurait-elle fait, elle, à notre place ? Que ferait-elle si elle était dans ma peau ? Agirait-elle mieux ? Pourquoi faut-il que je sois resté ? Pourquoi n’ai-je pas pu partir avec elle et Karim ? Pourquoi ceux qui restent doivent-ils souffrir plus que ceux qui partent ? Ce genre de questions, je me les pose beaucoup trop souvent. Papa dit que c’est normal, que le deuil se fait avec beaucoup de questions restées sans réponses. De mon côté, je m’en veux d’être ce cliché insupportable de l’adolescent aigri en deuil, et pourtant, je n’arrive pas à me débarrasser de cette nouvelle personnalité qui me colle à la peau.
— Ouais, soupiré-je. Papa va rentrer tard, et j’imagine qu’il est hors de question que tu cuisines quoi que ce soit ?
— Tout à fait. De toute façon, je ne sais faire que les desserts. Et nous nourrir de cupcakes ne nous mènera à rien, surtout que tu vas devenir obèse bien vite comme tu passes tes journées assis, gros fainéant, lâche Vincent avec un sourire ironique.
Je ricane, amusé. J’aurais trouvé ça de mauvais goût avant. Le fait est que j’ai énormément maigri depuis que je suis en fauteuil. Les muscles de mes jambes ont fondu, et je suis passé par une phase quasi-dépressive où je ne mangeais presque plus. Aujourd’hui encore, je ne mange pas assez si Vince et Papa ne me fixent pas d’un regard insistant. Peu de chances donc que je devienne obèse.
— Et Papa ne veut plus que je touche à la cuisine en fauteuil. Génial. Je suis quand même le seul type qui sait cuisiner quelque chose de mangeable dans cette baraque, et vous ne me laissez pas approcher du gaz !
— La cuisine est une des rares pièces pas adaptées aux handicapés de la maison, fais-toi une raison.
— Je ne suis pas handicapé, affirmé-je, les dents serrées.
Je sens le regard de Vincent peser sur moi, comme pour me dire que je peux difficilement couper à cette appellation au vu de ma situation. Je l’ignore, et pousse plus fort sur mes bras pour accélérer. Vincent a le bon goût de se laisser distancer, sachant qu’il pourrait me rattraper sans même se mettre à courir.

La maison se situe dans une banlieue de Rouen, et elle est presque entièrement aménagée pour les personnes à mobilité réduite. Je refuse catégoriquement de me qualifier d’handicapé ou d’infirme. Je fais tout seul, et je préfère nier la nécessité des gestes que je ne peux pas accomplir, comme attraper la farine, sur l’étagère du haut de la cuisine. Pas besoin. Pas important. Au début, Vincent, Papa et même Maman étaient aux petits soins pour moi et ont voulu tout m’apporter au lit, m’aider à passer du matelas au fauteuil, du fauteuil à la douche. J’ai refusé catégoriquement. Comme l’appartement à Paris n’était pas équipé en conséquence, je suis plusieurs fois tombé du tabouret dans la douche exigüe, la tête cognant contre le carrelage ou les parois. Je ne l’ai jamais avoué à mes parents ou mon frère, me contentant de crisper les mâchoires et de ramper, les larmes aux yeux devant l’image ridicule que j’aurais donnée si on m’avait trouvé là, jusqu’à mon fauteuil. Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis cogné, blessé, coincé quelque part. Il est arrivé que Vincent ou mes parents me retrouvent dans un état lamentable, tombé par terre pour avoir voulu attraper quelque chose dans mon armoire, à moitié nu, sanglotant et rouge de honte. Je nie aussi l’existence de ces souvenirs. Je préfère me concentrer sur notre vie au présent, dans une maison équipée, où je peux à peu près tout faire seul. J’ai toujours été comme ça. J’ai toujours refusé l’aide qu’on voulait me donner. Je sais exactement pourquoi : parce qu’il fallait que je sois à leur hauteur, et seul. Si mon frère, ma sœur ou mes parents m’aidaient, ça prouverait bien que j’étais moins bon qu’eux, et c’était hors de question. Je carbure à l’égo, à l’orgueil. Ça a toujours été comme ça. Mon égo blessé est le plus dangereux des prédateurs. C’est pour ça que la paraplégie a été un choc si douloureux. Il faut tout réapprendre, on se retrouve à l’état de bébé, de larve inutile et il faut tout recommencer de zéro. Chaque geste devient une épreuve, se préparer le matin est un parcours du combattant. Maman, avant de partir, disait que j’étais ce qui se rapprochait le plus d’un héros du quotidien. Personne ne le voit, mais je me bats constamment.
S’il n’y avait eu que ça. S’il avait seulement fallu que je me fasse au fauteuil. Il a aussi fallu se faire à l’absence d’une sœur jumelle et d’un meilleur ami, puis à la trahison d’une mère enfuie. Aucun de nous trois n’est remis, à ce jour, de tout ça. Pour preuve, les photos de Maman et de Judith ont déserté les murs. Papa ne peut plus les voir sans fondre en larmes, et comme il est presque aussi orgueilleux que moi, voir ses larmes est un phénomène rare. Quand certaines musiques passent à la radio, nous tendons tous les trois l’oreille, espérant entendre la voix de Judith se mêler à celle du chanteur, mais rien ne vient et Vincent saute sur la source du son et l’éteint à toute vitesse. Plus de féminité dans la maison. Maman n’était pas une femme fatale, elle travaillait dans un garage et sentait l’essence à plein nez, mais j’adorais cette odeur. L’odeur des voitures a toujours été l’odeur de ma mère pour moi, c’est cette féminité là qui manque à la maison, avec les fringues de Judy trainant partout. On retrouvait des sous-vêtements, des robes et des hauts dans les recoins les plus improbables de l’appartement.
Et tout est fini. L’absence est comme un vide douloureux. Chaque manie agaçante que nous dénoncions tous les jours en les maudissant nous manque comme si on nous avait volé un organe vital. Tout juste si le cœur a encore envie de battre après ça. Tout juste si on sait pourquoi on continue de se battre. Parfois, on s’en rend compte, qu’on tient debout dans un équilibre fragile, s’appuyant les uns sur les autres. Mais à d’autres moments, l’un de nous se demande ce qu’il fait encore là, pourquoi il n’a pas sauté du train de la vie en marche pour rejoindre les femmes de nos vies.
Ce moment est un de ceux où je me demande comment l’univers peut tourner sa ns elles. Vince est affalé dans le canapé devant un téléfilm pourri, et j’ai calé le fauteuil près de la table basse pour avoir accès à la pizza sans trop d’efforts. La même part à moitié mangée refroidit dans l’assiette en carton posée sur mes genoux depuis une demi-heure, mais que je m’installe là a empêché Vincent de déclamer un argumentaire sur le pourquoi du comment il fallait que je me nourrisse. Depuis tout à l’heure, je ferme les yeux et imagine ma jumelle qui envahit l’écran, la démarche dansante, et qui râle, râle et râle encore après Vince, l’accusant de crime contre la culture à la vue du téléfilm, argumentant sur sa culture cinématographique proche du zéro. J’imagine Vincent qui ne réagirait pas vraiment, se contentant de changer de place pour mieux voir, et je me moquerais d’eux, j’aurais ce rire qui n’a plus franchi mes lèvres depuis des mois.
Je me rends vite compte que les larmes me piquent les yeux, et je m’efforce de les ravaler. Je prétexte une fatigue due à la première journée de cours, et m’éclipse après avoir fait disparaître les traces de mon repas avorté.
Prendre une douche s’avère être une épreuve, quoique moins qu’à Paris dans la douche minuscule où mon fauteuil ne rentrait pas. Ici, tout est prévu. La douche est ouverte, je peux m’approcher du banc en plastique pour laborieusement faire passer mon corps hors du fauteuil. Un corps que j’ai cessé de regarder dans le miroir il y a longtemps. Quand je ne suis pas intégralement habillé, j’évite mon reflet. Le changement est trop violent, j’aurais peur de ne pas me reconnaître. Une fois l’épreuve de la douche passée, j’enfile un pyjama à la va-vite. Ce qui se limite à un caleçon. J’ai appris à faire le minimum vital à propos des vêtements, c’est une horreur de les mettre.
Je rentre dans ma chambre, bien plus spacieuse que l’ancienne, que je partageais avec Vince. Je ne l’aime pas. Depuis mon fauteuil, je n’ai pas pu la décorer un minimum, lui donner un semblant de vie. Je regrette les murs vert pâle hideux de notre ancienne chambre, ces murs couverts de photos, de poèmes collés là par Judith, de citations écrites de toutes les couleurs sur des bouts de feuilles déchirés. Je regrette les étagères couvertes de livres mal rangés, l’éternelle dispute entre Vincent et moi pour savoir où s’arrêtait sa partie et où commençait la mienne.
Les murs sont blanc triste, uniformes. Le bureau est calé sous la fenêtre, profitant de la lumière. Il n’y a pas de chaise à roulettes devant, de celles avec lesquelles les gamins dans notre genre jouent dans le couloir, puisque j’en transporte constamment une avec moi. Tous les rangements sont neufs, bas, pour que je puisse y avoir accès, dans le même chêne clair banal. Mon lit est immense, couvert des vieux draps violets préférés de Judith. Je refuse presque qu’on les enlève, ne serait-ce que le temps d’une lessive. Dans un coin, une bibliothèque d’angle aux étagères du haut vides. D’un côté de l’étagère, il y a un fauteuil rouge plus agréable que mon fauteuil roulant, mais je suis généralement trop épuisé pour faire l’effort de passer de l’un à l’autre. De l’autre côté de la bibliothèque, un empilement de plusieurs cartons dont le contenu attend d’aller remplir les étagères du haut. Quelque chose est écrit au marqueur noir, de l’écriture soignée de Vincent.
Récompenses & Prix (Jonathan)
Photos & coupures de presse (Jonathan)

Je déglutis difficilement, mon regard passant sur l’inscription sans s’y arrêter. Il faudra que je pense à demander à Vincent de les descendre à la cave. Je ne peux pas supporter leur vue.
Après d’ultimes efforts, je bascule du fauteuil au lit, et mets une dizaine de minutes, comme toujours, à trouver une position suffisamment confortable. Derrière mes paupières fermées s’imprime la vision des cartons, et d’un seul coup la pression de la journée tombe sur mes épaules fragiles. J’étouffe mes sanglots d’enfant perdu dans l’oreiller, comme souvent la nuit, et je sais que personne n’entend mon cri silencieux.


Chapitre 2
Dernière modification par Rid-kaat le mer. 19 avr., 2017 9:19 pm, modifié 3 fois.
sous-le-signe-de-la-lune

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par sous-le-signe-de-la-lune »

Je préviens que je ne sais pas trop quoi dire et que ça va être fouillis mais voilà:
Bon tu sais déjà que j'aime beaucoup la couverture ^^ Mais le titre aussi, enfin il m'intrigue surtout et j'ai hâte de voir sa signification.
Tu trouves peut-être ça petit mais ça fait toujours aussi long ton chapitre x) Et puis le début est génial et pour rentrer dans l'histoire ça marche vraiment.
Je ne sais pas encore quoi penser des deux frères (j'étais sûre que Vince ça serait Vincent 8-) ) mais j'adore ton chapitre et du coup j'ai envie d'en savoir plus. Et de savoir qui sont les deux autres et tout ce qui va avec. En plus dès le début ils sont plutôt attachants et pas plats ? Pas non plus profonds mais ça se sent qu'ils sont là et que c'est réfléchi.
Je crois que je préfère plus apprendre ce qu'il va se passer que ce qu'il s'est passé. J'ai vraiment envie de "voir" leurs cours et comment ils vont sociabiliser parce que ça promet d'être intéressant :mrgreen:

Vivement la suite ^^
MikoAsuna

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par MikoAsuna »

Par ou commencer.
Hum.
Déjà la couverture, quel dommage qu'elle soit si petite et de si mauvaise qualité, parce qu'en que première impression, elle est assez frappante. Mais bon, ce n'est qu'un petit détail sans importance. Quant au titre, il remplit à merveille ses fonctions, intriguant.
Ensuite, rentrons dans le sujet bon sang de bois. Ca se sens, tellement, tu lis le chapitre et tu le sais que c'est Salomé derrière ça. Parce que ça à tellement de personnalité, on y retrouve ta plume fluide qui ne cherche pas les artifices, ni les métaphores filés à n'en plus finir. C'est vrai, c'est cru, parfois léger, parfois triste et c'est bon. Tout viens au bon moment, rien n'est lourd, tout est délicat, même la souffrance.
Ca te ressemble, tellement, que c'est impossible de se dire que tout ça ne t'appartiens pas avec au minimum une force qui fait que c'est putain de bon.
Je pense que je pourrais très vite m'attacher à Joe, au fond, peut être que ça sera le plus léger, ça sera peut être le perso le moins torturé, mais, chacun peu se sentir proche de Joe je pense, rien que dans ce premier chapitre. Il est écorché, et c'est ça qui fait qu'il peu être détestable de milles et unes façons qui soit on pourra pas le détester. Puis, sa relation avec Vince, je trouve ça très prometteur. Et je comprend tout à fait à quel point Vince peu paraître étouffant pour Joe. J'ai vraiment hâte de les voir évoluer, prendre forme, j'ai vraiment hâte aussi d'en apprendre plus sur Judith, de découvrir des perles sont des personnages secondaires qui ne viendront jamais.
Trois fois plus fort. D'avance, je sais que c'est un récit qu'on peu comprendre, et dans un sens je crois que ça sera un récit qui cherche à nous faire comprendre toutes les vices de tes personnages.
La suite maintenant, youhou !
Dernière modification par MikoAsuna le sam. 11 juin, 2016 10:57 pm, modifié 1 fois.
Happiness27

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par Happiness27 »

Je viens de finir de lire ce que je n'avais pas lu (merci pour la carotte, d'ailleurs :lol: )
Tu sais déjà que tu es une des mes écrivaines préférées, j'aime comment tu écris, ta plume, la manière dont tu articules tes personnages, de leur donner vie, de leur offrir cette particularité infime mais si précieuse, j'aime comment tu les fait penser et évoluer. J'aime, j'aime, j'aime et j'ai véritablement hâte de voir comme tout cela va se passer, car cela promet d'être de la véritable bombe.
J'adore le fait que l'histoire se passe à Rouen, j'aurais le plaisir de les voir partout avec moi dès que j'irais ;)
C'est un long chapitre dans tous les cas, plus long que les miens. Il est vraiment, vraiment bien développé et il ménage un certain suspense. J'aime beaucoup Vincent, peut-être même plus que Joe lui-même et Judith me fait un peu rêver. Joe reste un peu agaçant par moment mais au final, il est si facile de le comprendre et de lui pardonner, lorsqu'on se souvient pourquoi il est comme ça. Même si j'adorerais le secouer comme un prunier, je préfèrerais lui faire un câlin.
Aussi, c'est une histoire qui te ressemble, je trouve. Le fait que tu es choisi Rouen, que Vince soit en S et un génie qui désire faire une prépa, l'importance de la famille et la fac de Lettres. Dans tout les cas, j'ai vraiment, vraiment hâte de voir ce que tu nous réserves pour la suite !
Cassia1290

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par Cassia1290 »

RIRI !
(Oui je t'agresse dès le début, tout à fait)

Heureusement pour toi que tu m'as prévenue, ça se serait mal passé sinon, héhé.
Bon, inutile de préciser que je suis super contente de ce nouveau projet, mais je le fais quand même parce que j'aime bien rappeler l'évidence.
Je ne vais pas énormément commenter ce chapitre, déjà parce que je suis une commentatrice archinulle, et puis parce que les premiers chapitres sont toujours un peu compliqués, avec la mise en place de l'histoire, des personnages, etc.
Mais tu t'en sors franchement bien, avec ta jolie plume, et je trouve que tu nous permets de très bien imaginer et comprendre (au moins un peu) les personnages et la situation, même si on n'a pas encore toutes les clés en mains (en même temps, si c'était le cas, y'aurait plus vraiment de suspens, donc bon). Du coup j'ai très envie d'en savoir plus, sur tout ce qu'il s'est passé et ce qui va se passer, et j'ai déjà hâte du prochain chapitre !
Chlawee

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par Chlawee »

Coucou !!!! :D
Ne t'en fais pas le chapitre n'est pas si court que ça (mais j'avoue que ça se lit vite) !
Alors je ne sais pas par où commencer... Déjà, rien que le titre et l'image m'ont vraiment intriguée et je les trouve super ! Je trouve l'image très jolie, sombre et triste, à l'image du récit. (Et je trouve ça très bien hein ! Justement on est directement immergé dans l'histoire et c'est bien. Bon allez je me tais. :lol: )
En tout cas je suis ravie de retrouver la plume de ma Riri !! J'aime beaucoup ton style d'écriture, mêlé de sarcasmes parfois (oh ouiiii *-*), et c'est fluide.
Bon, Jonathan est le genre de personne avec lequel on a du mal au début, mais d'un autre côté je m'y attache déjà parce qu'on comprend (ou peu comprendre) pourquoi il a changé comme ça. J'ai eu les larmes aux yeux quand j'ai compris ce qui est arrivé à Judith et à sa mère. J'ai bien envie de savoir ce qui s'est passé, et également pour Jonathan. J'ai hâte de lire aussi l'histoire des autres !
Par contre il a juste quelques phrases (rien de grave hein !) ou on peut se perdre un peu et il manque peut-être quelques virgules par-ci par-là, mais rien de bien méchant. ^^
Sinon j'aime beaucoup et j'ai vraiment hâte de lire la suite ! :)
Bisous ! ;)
Rid-kaat

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par Rid-kaat »

sous-le-signe-de-la-lune a écrit :Je préviens que je ne sais pas trop quoi dire et que ça va être fouillis mais voilà:
Bon tu sais déjà que j'aime beaucoup la couverture ^^ Mais le titre aussi, enfin il m'intrigue surtout et j'ai hâte de voir sa signification.
Tu trouves peut-être ça petit mais ça fait toujours aussi long ton chapitre x) Et puis le début est génial et pour rentrer dans l'histoire ça marche vraiment.
Je ne sais pas encore quoi penser des deux frères (j'étais sûre que Vince ça serait Vincent 8-) ) mais j'adore ton chapitre et du coup j'ai envie d'en savoir plus. Et de savoir qui sont les deux autres et tout ce qui va avec. En plus dès le début ils sont plutôt attachants et pas plats ? Pas non plus profonds mais ça se sent qu'ils sont là et que c'est réfléchi.
Je crois que je préfère plus apprendre ce qu'il va se passer que ce qu'il s'est passé. J'ai vraiment envie de "voir" leurs cours et comment ils vont sociabiliser parce que ça promet d'être intéressant :mrgreen:

Vivement la suite ^^
Du coup, toi je t'ai déjà répondu, je vais pas le faire deux fois x)
MikoAsuna a écrit :J'éditerais ce message quand j'aurais lu. Juste parce que je veux commenter dans les premiers. °-°
Toi, tu as des pratiques bizarres, mais je t'aime quand même O.O
Happiness27 a écrit :
Je viens de finir de lire ce que je n'avais pas lu (merci pour la carotte, d'ailleurs :lol: )
Tu sais déjà que tu es une des mes écrivaines préférées, j'aime comment tu écris, ta plume, la manière dont tu articules tes personnages, de leur donner vie, de leur offrir cette particularité infime mais si précieuse, j'aime comment tu les fait penser et évoluer. J'aime, j'aime, j'aime et j'ai véritablement hâte de voir comme tout cela va se passer, car cela promet d'être de la véritable bombe.
J'adore le fait que l'histoire se passe à Rouen, j'aurais le plaisir de les voir partout avec moi dès que j'irais ;)
C'est un long chapitre dans tous les cas, plus long que les miens. Il est vraiment, vraiment bien développé et il ménage un certain suspense. J'aime beaucoup Vincent, peut-être même plus que Joe lui-même et Judith me fait un peu rêver. Joe reste un peu agaçant par moment mais au final, il est si facile de le comprendre et de lui pardonner, lorsqu'on se souvient pourquoi il est comme ça. Même si j'adorerais le secouer comme un prunier, je préfèrerais lui faire un câlin.
Aussi, c'est une histoire qui te ressemble, je trouve. Le fait que tu es choisi Rouen, que Vince soit en S et un génie qui désire faire une prépa, l'importance de la famille et la fac de Lettres. Dans tout les cas, j'ai vraiment, vraiment hâte de voir ce que tu nous réserves pour la suite !
Trop d'éloges xD
Je sais pas trop quoi te dire à part merci pour tous ces compliments!
Pour Rouen, vu que j'aime être à peu près bien renseignée et visualiser où mon truc se passe, je suis obligée d'utiliser un endroit dans lequel je peux me rendre. Et comme je trouvais ma ville trop pourrie, j'ai plutôt pris celle de ma frangine, donc tant mieux pour toi que ça tombes près de chez toi xD
Le chapitre fait 7 pages Word O.O Donc c'est pas énorme, mais ça paraît vraiment petit ici quand même xD
Moi aussi j'ai un faible pour Vince xD Mais bon, j'ai un faible pour les personnages secondaires depuis toujours quand je lis, donc quand j'écris aussi x)
Et oui, Joe est pas un personnage facile, mais Europe qui vient après est moins prise de tête^^
Je le prends comme un compliment =D Bon du coup, il y a deux petits génies dans l'histoire, ça va peut-être faire trop mais on verra bien.
Bref, merci beaucoup^^ Et je vous avoue que je sais pas quand arrivera la suite, même si le chapitre est quasiment finalisé, je préfère attendre d'avoir de l'avance x)
Cassia1290 a écrit :RIRI !
(Oui je t'agresse dès le début, tout à fait)

Heureusement pour toi que tu m'as prévenue, ça se serait mal passé sinon, héhé.
Bon, inutile de préciser que je suis super contente de ce nouveau projet, mais je le fais quand même parce que j'aime bien rappeler l'évidence.
Je ne vais pas énormément commenter ce chapitre, déjà parce que je suis une commentatrice archinulle, et puis parce que les premiers chapitres sont toujours un peu compliqués, avec la mise en place de l'histoire, des personnages, etc.
Mais tu t'en sors franchement bien, avec ta jolie plume, et je trouve que tu nous permets de très bien imaginer et comprendre (au moins un peu) les personnages et la situation, même si on n'a pas encore toutes les clés en mains (en même temps, si c'était le cas, y'aurait plus vraiment de suspens, donc bon). Du coup j'ai très envie d'en savoir plus, sur tout ce qu'il s'est passé et ce qui va se passer, et j'ai déjà hâte du prochain chapitre !
Moins de violence, Sissi, moins de violence O.O
Non, sinon merci beaucouuup d'être passée lire ! (Et d'avoir aimé xD)
C'est vrai que les trois premiers chapitres vont être un peu "lents" parce que, ben, c'est les premiers et qu'il faut que je présente mes personnages et leur entourage bizarre (surtout pour Europe et sa famille). Du coup, j'essaye que ce soit pas trop pourri quand même comme début xD
Hihi, et le prochain chapitre va poser plus de questions et n'en résoudre aucune x)
Chloe38200 a écrit :Coucou !!!! :D
Ne t'en fais pas le chapitre n'est pas si court que ça (mais j'avoue que ça se lit vite) !
Alors je ne sais pas par où commencer... Déjà, rien que le titre et l'image m'ont vraiment intriguée et je les trouve super ! Je trouve l'image très jolie, sombre et triste, à l'image du récit. (Et je trouve ça très bien hein ! Justement on est directement immergé dans l'histoire et c'est bien. Bon allez je me tais. :lol: )
En tout cas je suis ravie de retrouver la plume de ma Riri !! J'aime beaucoup ton style d'écriture, mêlé de sarcasmes parfois (oh ouiiii *-*), et c'est fluide.
Bon, Jonathan est le genre de personne avec lequel on a du mal au début, mais d'un autre côté je m'y attache déjà parce qu'on comprend (ou peu comprendre) pourquoi il a changé comme ça. J'ai eu les larmes aux yeux quand j'ai compris ce qui est arrivé à Judith et à sa mère. J'ai bien envie de savoir ce qui s'est passé, et également pour Jonathan. J'ai hâte de lire aussi l'histoire des autres !
Par contre il a juste quelques phrases (rien de grave hein !) ou on peut se perdre un peu et il manque peut-être quelques virgules par-ci par-là, mais rien de bien méchant. ^^
Sinon j'aime beaucoup et j'ai vraiment hâte de lire la suite ! :)
Bisous ! ;)
Coucou Chloé! (Faut que je réponde à ton MP aussi O.O Je l'ai vu mais j'avais pas le temps la dernière fois)
Le prochain est un peu plus long ! Et plus léger aussi^^
Moi aussi, j'étais un peu fière d'avoir réussi à trouver une image qui m'allait, parce que je suis chiante avec ça.
Merci pour le style *-* Les sarcasmes, ce sera surtout la marque de fabrique de Joe, les autres sont moins dans ce trip-là x)
C'est le but^^ Il est pas hyper sympathique comme personnage, et je risque d'avoir moi-même envie de le baffer mais bon, il s'est infiltré dans mon crâne, je peux plus le faire partir maintenant ^-^
Je relirai, je t'avoue que sur mes dernières relectures j'avais pas laissé passé énormément de temps, donc j'avais pas beaucoup de recul sur mon texte et j'ai du mal à me corriger dans ces cas-là.
leaGugu

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par leaGugu »

Hola !
Bon, je t'ai déjà prévenue, je suis totalement nulle pour faire des critiques, parce que je ne sais jamais vraiment quoi dire, particulièrement quand j'aime, c'est le cas ici, ce qui n'est pas vraiment une surprise pour moi, j'aime généralement ce que tu écrit, vraiment, beaucoup, la façon dont tu développes tes personnages qui sont toujours nuancés, et compréhensibles, enfin t'arrive à les comprendre, à te mettre à leurs place, la façon dont tu les mets en place, d'ailleurs la façon dont tu commence est super. Surtout, j'adore ton style d'écriture, tu as une petite touche personnelle que j'apprécie vraiment. En fait, j'ai vraiment aimé, et j'aimerais beaucoup être prévenue pour la suite, surtout que j'ai hâte de rencontrer les autres personnages.
Voili, voilou, hasta luego ! ;)
DanielPagés

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par DanielPagés »

Juste passé jeter un coup d'oeil... pas eu le temps de tout lire, mais on dirait bien que tu as du talent, Salomé !! :D
Je reviendrai ! ;)
Rid-kaat

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par Rid-kaat »

leaGugu a écrit :
Hola !
Bon, je t'ai déjà prévenue, je suis totalement nulle pour faire des critiques, parce que je ne sais jamais vraiment quoi dire, particulièrement quand j'aime, c'est le cas ici, ce qui n'est pas vraiment une surprise pour moi, j'aime généralement ce que tu écrit, vraiment, beaucoup, la façon dont tu développes tes personnages qui sont toujours nuancés, et compréhensibles, enfin t'arrive à les comprendre, à te mettre à leurs place, la façon dont tu les mets en place, d'ailleurs la façon dont tu commence est super. Surtout, j'adore ton style d'écriture, tu as une petite touche personnelle que j'apprécie vraiment. En fait, j'ai vraiment aimé, et j'aimerais beaucoup être prévenue pour la suite, surtout que j'ai hâte de rencontrer les autres personnages.
Voili, voilou, hasta luego ! ;)
Mais non, c'est pas nul !
Merci beaucoup d'être passée lire, c'est déjà énorme pour moi ^-^ Et merci beaucoup pour les compliments sur les personnages, ça fait super plaisir ! :D
Je te préviendrai ;)
DanielPagés a écrit :Juste passé jeter un coup d'oeil... pas eu le temps de tout lire, mais on dirait bien que tu as du talent, Salomé !! :D
Je reviendrai ! ;)
Merci beaucoup d'être passé !
Et merci pour le compliment (sachant que tous les autres commentaires sont peu objectifs parce que je les ai plus ou moins forcés à venir lire, c'est encore mieux venant de quelqu'un d'extérieur xD)
Mary-P

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par Mary-P »

J'étais folle quand j'ai vu que t'avais écrit un truc. Je n'ai pas le temps de suivre des histoires généralement mais je vais suivre la tienne !
Bon je suis en train de lire ton chapitre (alors que je suis en bio) mais pour l'instant j'adore ^^
Mary-P

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par Mary-P »

Voilà j'ai lu ton chapitre alors que j'étais en bio (je me sens rebelle 8-) ) et vraiment c'est super. Tu sais que j'adore ta manière d'écrire et que je suis toujours contente de lire tes fiches. C'est super *_* franchement j'adore j'ai tellement envie de lire la suite *_*
J'adore ta manière de développer tes personnages qui sont toujours fantastiques ^^

J-'doré aussi ta couverture et le titre que tu as choisi ^^
Rid-kaat

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Trois fois plus forts - Chapitre 2

Message par Rid-kaat »

Encore un chapitre de présentation ^-^ Plus long cette fois :D

Chapitre 2
Europe – Double Vie


En ouvrant les yeux, la première chose que je vois, c'est toujours un planisphère. Il y a un énorme planisphère collé au plafond de ma chambre, avec quelques noms de villes et de continents entourés au feutre rouge ou vert. Je suis incollable sur toutes les capitales du monde ou presque. Je connais des pays dont la plupart des gens ignorent l'existence. Je sais sur le bout des doigts le nom des plus grands fleuves d'Asie. La hauteur maximale d'une bonne partie des chaînes de montagnes. Le nom de tous les volcans les plus importants. L'endroit sur lequel je suis le plus informée, c'est bien évidemment l'Europe. Chez moi, il est de toute façon impossible de passer à côté de la géographie.
Je balance mes pieds hors du lit, mes orteils vernis de bleu entrent en contact avec la moquette qui mériterait sérieusement d'être remise au goût du jour, mes yeux se lèvent vers le lit voisin où Oslo a enfoui la tête dans son oreiller.
- Eurooooope ! Eteins ce réveil, bordel de merde!
- Sois pas vulgaire, c'est pas joli les gros mots dans la bouche des charmants garçons.
- Va te faire foutre !
Je lève les yeux au ciel et me penche pour éteindre le réveil sous les grognements bestiaux de mon frère. Je partage ma chambre avec Oslo depuis presque toujours, nos seulement onze mois d’écarts nous ayant placés d’office ensemble dans l’esprit de nos parents, qui ont dû établir des plans stratégiques pour faire rentrer leurs six enfants dans une habitation de superficie bien trop faible pour huit personnes. L’appartement possède trois chambres, et les parents dorment dans le salon depuis la naissance de Minsk. J’ai passé toute mon enfance à me disputer le territoire de cette pièce avec Oslo, tandis que de l’autre côté du couloir, la même guerre civile se déroulait dans la « Chambre des Aînées », America et Océanie. Je me suis retrouvée à vivre avec mon petit frère qui a longtemps été un petit bout d'homme adorable avec les adultes, et un cadet agaçant et capricieux dans leur dos. En attendant, le petit bout d'homme a bien grandi. Je ne peux que le remarquer, alors qu'il se redresse avec forces grognements et ronchonnements. Larges épaules, cheveux sombres, il doit faire un mètre quatre-vingt-dix et il n'a peut-être même pas fini de grandir. Les géants étant monnaie courante dans la famille, je dépasse moi-même le mètre soixante-quinze, à mon grand regret. Je dépasse toutes les filles que je connais, et c’est rarement une bonne chose.
- Allez mon vieux, bouge ton joli cul, on a cours !
- Est-ce que t’es obligée d’avoir l’air joyeuse en parlant de ça, Europe ? râle-t-il.
Je lui sers mon plus beau sourire sur un plateau d’argent, me retenant de lui dire « C’est l’air joyeux, pas l’air joyeuse, adorable débile » et fonce à la salle de bains après avoir attrapé mes vêtements. A six enfants et deux parents, on a rarement de l’eau chaude, surtout quand la politique de la famille là-dessus est « Vous n’aviez qu’à vous lever plus tôt, les mioches ». D’où le réveil mis beaucoup trop tôt et les renâclements d’Oslo.
La salle de bains est étroite, laissant à peine la place à deux personnes de se tenir debout entre la douche, les toilettes et le lavabo. Les néons sont agressifs et vous donnent le teint maladif quoi qu’il arrive. Et par-dessus tout, il y a des planisphères plastifiés sur la moitié des murs. Le plus utile étant celui sur la vitre extérieure de la douche, juste en face des toilettes, qui permet, d’après mon père « d’apprendre en s’amusant ». Je n’ai toujours pas compris le principe, et je ne suis pas sûre de vouloir comprendre en quoi mon père trouve les toilettes amusants, mais c’est vrai que ça fait toujours quelque chose à regarder.
Je n’ai jamais compris pourquoi notre maison était tapissée de cartes. Je n’ai jamais compris comment mes parents pouvaient être passionnés de géographie. Mais le fait est que c’est le cas. Ils se sont même rencontrés à un festival de géographie, parce que oui, en effet, ça existe. Je n’en reviens toujours pas, et ça fait dix-huit ans et demi que je vis avec eux. Ils ont appelé toutes leurs filles par des noms de continents. America, Océanie, Europe. La prochaine, c’était Asia, puis Africa, Antarctique et Arctique. Heureusement, ils se sont arrêtés avant ça pour donner naissance aux trois monstres qui me servent de frère. Oslo et ses onze mois de moins que moi, Minsk de trois ans mon cadet, et Helsinki, le plus jeune, qui a treize ans. Les filles sont des continents et les garçons des capitales de pays européens. Je suis bien heureuse que mes parents n’aient eu que six enfants, pour que leur délire s’arrête un jour quelque part. Ce qui, bien sûr, ne les a pas empêchés de décorer le reste de notre appartement sur deux étages, planté au-dessus de notre restaurant Le Planisphère (évidemment), au goût de leur passion. Des cartes, partout des cartes, ma tasse attitrée est recouverte d’une carte de l’Europe, je vous laisse deviner celles des autres. Les sets de table sont des cartes. Ma mère collectionne tous les magnets de frigo qui forment des cartes. Même notre fond d’écran de l’unique ordinateur de la maison est une putain de carte du monde.
Comprenez-bien que quand j’ai choisi le cursus d’Histoire à la fac, j’ai été perçue comme une traîtresse à la race. C’était presque pire que de devoir faire son coming-out dans une famille religieuse conservatrice. Mon père a failli recracher sa gorgée de café et ma mère m’a lancé un regard désapprobateur. Oslo et Océanie, dans mon dos, gloussaient comme des dindes. Je n’osais pas me retourner pour les foudroyer du regard, au vu du couteau de cuisine que tenait ma mère pour découper les courgettes. J’aurais eu peur qu’il se retrouve entre mes deux omoplates.
Mes parents m’ont finalement laissé faire ce que je voulais. Surtout parce que je suis la seule de la famille à pouvoir prétendre à de grandes études. A part en géographie, tous les Verneau sont pathologiquement médiocres à l’école. Mes parents se sont arrêtés au bac pour repartir vers des études de cuisine. America les a suivis dans cette voie. Océanie travaille déjà, du haut de ses vingt ans, comme esthéticienne et conseillère beauté. Oslo est dans sa dernière année de bac pro. Minsk revient avec au moins une heure de colle toutes les semaines. Helsinki est hyperactif et il lui est physiquement impossible de se concentrer en cours.
Là-dedans, je détonne. J’ai sauté une classe, presque deux mais mes parents, effrayés à cette idée, n’ont pas voulu. J’ai passé mon bac sans efforts particuliers, avec dix-neuf et demi de moyenne. J’ai commencé un cursus d’Histoire à la fac, et me prépare à en entamer un deuxième, en Lettres, en parallèle. Quelque part, je leur fais peur. Je suis différente. Je l’ai toujours été, d’abord avec ça à mes quatorze ans, puis mes facilités scolaires. J’ai reçu une bourse pour la fac, je suis partie pour m’élever loin au-dessus d’eux, et ils aimeraient me retenir dans ce petit nid de cinglés.
Au lycée, j’ai commencé à cacher le milieu modeste dont venait ma famille. J’ai acheté de meilleurs vêtements, j’ai menti sur le travail de mes parents, n’ait pas avoué les prénoms de mes frères et soeurs, ni leur nombre. J’avais honte. Inexplicablement honte d’eux. Je ne les ai jamais trouvés débiles, loin de là, mais j’avais peur, si peur que ce soit le cas des autres élèves. Quand vous passez un bac général dans un lycée pour bourges, dire que votre petit frère est tellement heureux dans son bac pro, ça ne passe pas.
Il a un problème mental ton frère ou quoi ? Il est débile ?
Non. Bien sûr que non.
Oslo est tout ce qu’il y a de plus normal. Il n’a jamais été doué avec les chiffres, et pas tellement plus fort en orthographe. Mais il a appris à jouer de trois instruments de musique en autodidacte, il écrit ses propres chansons et il compte essayer de percer dans la musique quand il aura un diplôme, une sécurité en poche.
America et mes parents cuisinent comme des dieux. Ils ont un don, une intuition, quelque chose que je ne comprends pas mais qui fait que je suis toujours tellement ravie de mettre les pieds sous la table le soir. En bon amateurs de géographie, leur restaurant sert des cuisines du monde, et à chaque repas, j’ai la sensation de m’évader, de voyager.
Si je parlais d’Océanie en l’évoquant uniquement comme esthéticienne, les gens se figureraient une fille idiote et superficielle, bonne à passer dans une téléréalité idiote et superficielle. Océanie ne ressemble pas à ça, même s’il m’arrive moi-même de penser par ces clichés stupides. Ma sœur aînée est douée pour comprendre les gens, ce qui leur plaira, ce dont ils ont besoin. Elle est pétrie d’humanité, et même si elle ne sait pas tenir sa langue, quand j’ai besoin d’être consolée, que quelque chose me pèse lourd sur le cœur, je sais qu’elle trouvera les mots.
Minsk rêve de mécanique. Il travaille tous les soirs, volontairement et sans contrepartie financière, dans le garage du père d’un de ses amis. Il rentre couvert de saleté et fier comme un paon. Obstiné, entêté, persévérant. Agaçant. Merveilleux petit frère.
Helsinki se cherche encore, mais fantasme sur les Jeux Olympiques de natation et passe un temps fou à la piscine. Il est agité, nerveux, incapable de rester en place. Mais quel plaisir de le voir rayonner, les cheveux encore mouillés et la peau sentant le chlore chaque fois qu’on le croise dans le couloir.
Mes parents, quant à eux, ont certes arrêté tôt leurs études, mais ont ce fameux don pour la cuisine, et cette culture cosmopolite. Ma mère est greco-espagnole, mon père franco-finlandais. Bien que nous n’ayons pratiquement jamais voyagé, j’ai l’impression de connaître le goût et les couleurs de tous les pays du monde. Grâce à eux. Toujours grâce à eux.
Je ne devrais pas avoir honte. Je ne devrais vraiment pas. Ma famille est brillante, chacun à sa façon, ils n’ont simplement pas l’intelligence que la société valorise, celle de la mémoire, des chiffres, du langage. Celles des grandes études et des beaux diplômes. Pourtant, j’ai beau me le répéter milles fois, me rappeler la liste de leurs qualités, et à quel point je les aime, quand on me demande ce que font mes parents, je réponds qu’ils sont ingénieurs. Et si on me demande si j’ai des frères et sœurs, je me plains de me sentir seule, parce que je suis fille unique. Oslo et Océanie, ceux dont je suis le plus proche, savent que je fais ça. Oslo ne m’en a jamais tenu rigueur, même s’il ne se gêne pas pour me taquiner avec ça. Océanie m’a criée dessus une fois, et depuis, on fait comme si ma double-vie n’existait pas. Tout simplement.

Je me mords la lèvre inférieure en regardant mon reflet dans le miroir. Collants opaques, bottines à petits talons, robe cintrée bleu nuit, ceinture noire tressée de légers fils argentés, bracelets qui tintent au poignet. J’estime le tout à peu près satisfaisant, même si j’ai toujours eu du mal à me dire « Tu es jolie » d’un ton franc en me regardant dans le miroir. Je trouve mes traits un peu trop androgynes, mes pommettes trop hautes, mon nez trop droit, mes yeux gris trop ternes. Je soupire, et me penche sur la trousse de maquillage professionnel d’Océ pour me maquiller légèrement, exactement comme elle a passé des heures à me l’apprendre. Oslo entre à ce moment-là.
- On toque avant de rentrer, quand une dame est à l’intérieur, Oslo ! Putain, Papa devrait vraiment songer à mettre un verrou à cette porte.
Oslo lève les yeux au ciel. Dans le miroir, je vois ses cheveux qui défient les lois de la gravité, ébouriffés de ses continuelles gesticulations nocturnes, et ses épaules larges qui cherchent de la place sans me bousculer.
- Ecoute ‘Rope, on a pris des bains ensemble jusqu’à environ nos huit ans pour économiser l’eau chaude. T’vas pas me la faire, à moi. Je connais ton corps par cœur, frangine.
- Ca, c’est flippant, grimacé-je.
- Oh ça va, Europudeur. Sois pas si coincée, l’inceste, c’est pas dramatique.
Sur ces charmantes paroles prononcées d’un ton d’ours mal réveillé, Oslo commence à se déshabiller pour entrer dans la douche. Je pousse un soupir courroucé, les lèvres pincées.
- Désape-toi devant moi, j’te dirais rien, grommelé-je.
- Fais pas ta diva, ‘Rope, ‘n’est pas dans ton bahut du bourges ici.
Je lève les yeux au ciel et entreprends de dessiner un fin trait d’eyeliner sur mes paupières, de mettre du mascara et un peu de rouge à lèvres aux teintes violettes. Je me regarde dans le miroir un long moment, dubitative. Oslo sort de la douche et se rhabille, oubliant la notion de complexe. S’il l’a jamais eu dans sa base de données.
- Assez jolie ? osé-je finalement.
Oslo relève les yeux, vers mon reflet après avoir fini d’enfiler son haut. Il me sourit, entièrement réveillé par sa douche, et viens glisser ses mains sur mes épaules et son menton sur le haut de mon crâne.
- Parfaite, ma belle. Comme toujours. Arrête de t’en faire. Tu te souviens de ce qu’a dit ta psy à ce sujet, non ?
Je grommelle quelque chose d’incompréhensible, et Oslo se recule pour passer les doigts dans mes cheveux lâchés, les organisant pour les tresser.
- Ma chérie, est-ce que tu acceptes ton corps tel qu’il est ? dit-il en contrefaisant la voix bien connue de ladite psy, minaudant et prenant un accent du Sud.
Je laisse échapper un léger rire, et le regarde coiffer soigneusement mes cheveux aile de corbeau en une tresse qui part d’un côté de la tête pour arriver sur mon épaule.
- Tu envisages une reconversion en CAP coiffure ?
- La ferme, sourit-il. Je te signale qu’Océanie avait dans l’idée de m’embaucher de force comme assistant dans son institut. Je dois te rappeler les cours forcés de coiffure et manucure qu’elle nous a donné à tous les deux ou ça te revient ?
- J’ai un souvenir de quelque chose comme ça, oui, souris-je. Sauf que moi j’étais la poupée, et toi l’esclave.
Il finit la tresse en grommelant, et arbore un air satisfait en voyant le résultat. Il me masse les épaules pendant une minute, nos regards se soutenant mutuellement dans le miroir. Oslo, c’est mon ancre, mon confident, mon meilleur ami. Le sourire que nous échangeons à ce moment-là sera mon armure pour toute la journée.
- Année zéro du calendrier Europe, pas vrai ? Deuxième année de fac, première année de double cursus – c’est super pompeux, ‘Rope – et le reste.
- C’est ça, souris-je. Surtout le reste.
Dans le miroir, fugacement, une lueur complice étincelle dans nos regards.
- Viens, on va déjeuner, sinon on va être en retard. Oh, et pique des boucles d’oreilles à Océanie avant de descendre.

J’écoute les conseils d’Oslo, bien que question astuces modes, je ne lui fasse que moyennement confiance, avec ses jeans troués et ses t-shirts trouvés dans des friperies. Je dévale ensuite les escaliers pour me retrouver dans la cuisine et engloutir un petit déjeuner délicieux, comme toujours. J’ai été tellement habituée à être nourrie de plats divins que devoir manger au restaurant universitaire tous les midis me fait terriblement mal au cœur.
Minsk et Helsinki sont déjà en train de se goinfrer, toujours en pyjama. Helsinki mange ses céréales en marchant dans la cuisine, incapable de tenir en place, Minsk est à moitié affalé sur la table, le nez sur son portable. Oslo arrive par derrière et le lui confisque.
- On est à table, espèce de capitale de la Biélorussie ! P’tain, même avec des parents restaurateurs, t’es pas foutu de savoir que les repas c’est des moments de partages !
- Partage de quoi ? râle-t-il. D’Europe en train de s’empiffrer de façon tout sauf féminine, d’Helsinki le marteau piqueur ou de toi et tes leçons de morales débiles alors que tu fumes en cachette et qu’on fait tous semblant de pas le savoir pour que tu te fasses pas allumer par les parents ?
- Allumer, cigarette, le jeu de mot…, tente Helsinki, et tout le monde soupire de désespoir.
Sauf Oslo, qui angoisse visiblement à l’idée que les parents aient entendus au travers des murs peu insonorisés.
- Ils sont déjà en bas avec Ame, t’inquiète, lâche Minsk. Tu me rends mon téléphone ?
- C’est chiant un ado, remarqué-je.
- C’est chiant les frangins moralisateurs.
- Je te le rends quand on a fini de manger, soupire Oslo en se laissant tomber à table pour tartiner une tranche de pain de confiture maison. Capitale du Rwanda ?
Il n’y a qu’à nous que ça ne paraît pas déplacé de réciter des capitales et autres informations géographiques à table, le matin, pour se réveiller.
- Kigali, lançons-nous en chœur.
- Ouzbékistan?
- Tachkent.
- Fleuves principaux d’Inde ?
- Indus, Gange, Narmada.
- On est vraiment tarés, soupiré-je.
- C’est sûr que face aux gens de la fac, on fait pas le poids, grommelle Minsk. T’es beaucoup trop bien pour nous maintenant.
Je me lève brusquement, la chaise raclant le sol bruyamment en reculant, pour aller l’enserrer de mes bras en réponse, et il se débat pour la forme alors que j’embrasse un millier de fois son front. C’est bien connu, les collégiens sont réfractaires aux marques d’affection de leurs grandes sœurs envahissantes.
- Jamais. Pas possible. C’est vous qui êtes trop bien pour moi.
Je ne peux pas m’empêcher de m’en vouloir, parce que quelque part, c’est un énorme mensonge.

J’ai le permis depuis cet été, donc c’est moi qui conduis les deux monstres au collège, puis Oslo au lycée. On chante beaucoup trop fort une chanson vraiment nulle tout le long du voyage, fiers et invincibles sans les parents, maîtres incontestés d’un des deux vieux tacots familiaux. Pendant un quart d’heure, on est les rois du monde.
Quand Oslo descend de voiture, le dernier, il me claque une bise bruyante sur la joue, et lève un pouce en l’air à mon adresse. Au lycée, je n’aurais jamais osé embrasser ma grande sœur juste devant les portes alors que la moitié des jeunes nous regardent, dans notre vieux tacot rouge, la musique à fond.
- Oublie pas, année zéro du calendrier Europe, fais les choses bien !
- Et toi arrête de fumer, espèce de sale capitale de la Norvège !
- Je fais ce que je veux, espèce de Vieux Continent composé de 49 pays !
Je laisse échapper un rire, et redémarre, laissant mon géant de frère se frayer un chemin parmi la cohue à l’entrée du bâtiment.

Cette année, je suis deux cursus en parallèle. Ma deuxième année de licence d’Histoire, ainsi qu’une première année en Lettres Modernes. Les cours de cette dernière me sont envoyés par correspondance, comme si je suivais la formation à distance, et c’est à moi de les travailler sérieusement. A la maison, tout le monde m’embête avec ça. Je suis La Grosse Tête, celle qui s’enferme dans sa chambre pendant des heures pour travailler sur des choses totalement abstraite, celle qui entasse des livres, des fiches et des notes sur son bureau dans une organisation qu’ils ne comprennent pas. Je leur semble bien loin de leurs préoccupations concrètes et terre à terre. Je m’efforce de ne pas remarquer les différences, les blagues auxquelles je ne ris plus et les regards intrigués, comme si j’étais un oiseau rare, inconnu.
Pour toutes ces raisons, je passe un temps infini à la bibliothèque universitaire plutôt que dans ma chambre. Je pourrais rentrer tôt, l’emploi du temps étant plus que raisonnable, mais je reste des journées entières sur le campus. Studieuse. Appliquée. Impeccable. C’est comme ça que mes amis d’ici me connaissent. Les rares que j’ai consenti à laisser approcher tout en les tenant suffisamment à distance de ma famille, de mon passé, de tout ce que je ne veux pas qu’ils sachent. Ici, personne n’est au courant de rien. Je peux être normale, normale des pieds à la tête, et ça fait un bien fou.
Je passe la première journée de cours avec Davan, ses longs cheveux blonds et épais que je lui envie et son adorable accent irlandais, et avec Samuel, son sourire contagieux, ses vêtements hors de prix et sa manie de parler beaucoup trop fort. Ils me racontent leurs vacances en une sorte de bataille acharnée pour savoir qui a le plus de chance, entre celle qui est retournée en Irlande et qui a fait un road-trip là-bas avec ses cousins, et celui qui est parti au Mexique, sur une simple demande à ses parents. Je les regarde faire, envieuse et amusée, et je songe à mon drôle d’été à moi. A mon cadeau d’anniversaire un peu spécial, à ma famille géniale et encombrante, à l’appartement trop petit et à la chaleur écrasante. Quand mes amis me posent des questions, je réponds vaguement et les relance sur leur sujet de prédilection. Ils n’ont pas réellement envie de m’écouter. Il y a longtemps qu’ils ont compris que je n’aimais pas parler de moi, et Samuel m’appelle Miss Mystère quand mes cachotteries commencent à l’agacer. Ils n’ont jamais vraiment creusé le sujet, et je ne les ai jamais vraiment laissé le faire. Ma maison, c’est à la fois mon jardin secret, mon havre de paix et de sincérité, ainsi que mon enfer personnel. C’est quelque chose que je ne peux que garder pour moi, mon jardin d’Eden au goût de culpabilité et d’interdit.
A midi, je les suis quand ils déclarent préférer manger dans un coin de soleil plutôt que de devoir subir le restaurant universitaire. Je les comprends totalement, et me réjouis d’avoir pensé à prendre quelque chose à grignoter qui vienne de la cuisine de mes parents, toujours infiniment meilleure que ce qu’on peut manger ici. En réalité, je n’ai jamais goûté quoi que ce soit qui passe au-dessus de la cuisine des Verneau dans mon estime culinaire.
Assise dans l’herbe, je déballe les biscuits espagnols, spécialité du pays de ma mère, et finis par les distribuer à Samuel et Davan qui en réclament à grands cris, en échange de morceaux de leurs sandwichs dont je critique intérieurement la saveur fade. Une fois notre repas englouti, j’admire la finesse des traits de Davan alors que, paupières baissées, elle expose ses taches de rousseur au soleil. J’aimerais avoir un visage aussi beau que le sien, le regarder me faisant prendre conscience d’à quel point mes traits sont moins délicats, plus abruptes, tout en lignes, en angles et en bords coupants.
- Alors, Europe, lance Samuel. Les deux cursus en parallèles, ça ne va pas faire trop ?
- Tu rigoles ? grommelle Davan. Elle se balade avec un seul diplôme à préparer ! Je veux bien que tu sois une tête, Sam, mais elle est milles fois pires que toi. On aura enfin l’impression qu’elle bosse quelque chose, c’est tout.
Je laisse échapper un rire, suivi d’un sourire malicieux. Eux deux sont loin de me tenir rigueur de ces encombrantes facilités, et s’ils me charrient, ça reste toujours bon enfant. Je ne me suis jamais sentie marginale avec eux comme je peux l’être à la maison.
- Je vais m’en sortir. Et puis, comme ça, mes parents arrêteront de se plaindre.
- C’est vrai qu’ils sont durs avec toi. Ils ne mesurent pas leur chance ! Mais tu devrais sortir le nez de tes études de temps en temps, ils verront bien que tu t’en sors même si tu ne fais pas exactement ce qu’ils veulent.
Je lui dirais bien qu’à la maison, je ne pense pas beaucoup à mes études, que je préfère même ne pas en parler du tout, parce que ça implique toujours des regards en biais de la part de Minsk qui s’en agace, que Maman fait comme si elle n’entendait pas et qu’America soupire bruyamment l’air de dire « Arrête de nous montrer à quel point tu es supérieure, Mademoiselle La Snob de Service ». Pour Davan et Samuel, mes parents me mettent trop de pression pour que je réussisse, eux qui auraient préférés me voir suivre leurs traces dans des études scientifiques. En un an, je me suis engluée dans une telle couche de mensonges que je ne saurais plus comment en sortir. Mais ce sont des mensonges salutaires, des mensonges qui me permettent de m’immerger dans cette seconde vie où je ne suis pas une bête de foire, où les gens ne connaissent pas mes tares. Davan et Samuel sont pour moi une bulle de liberté et de légèreté, ils sont tout ce que je ne peux pas obtenir, à la maison, de cette famille qui sait tout de moi.
- Passe-moi ma veste, Europe, on gèle ici, râle Sam.
Je ne peux pas empêcher un léger rire de franchir mes lèvres, et c’est Davan qui lui jette sa veste à la figure. Il fait chaud, trop chaud pour un mois de Septembre, même si Samuel et sa peau bronzée par le soleil mexicain n’y semblent pas sensibles.
- Ecoute-le, Dav, ris-je. Monsieur reviens du Mexique, donc Monsieur a tellement froid ici, dans ce pays glacial, si proche du pôle Nord !
Je me retiens de donner la distance qui nous sépare réellement dudit Pôle, de peur de passer pour une folle furieuse. Les insultes et autres détails géographiques, je les garde jalousement pour mes frères et sœurs.
- Il m’énerve, marmonne Davan. Regarde-le qui se pavane. Sale gosse de riches pourri gâté !
- Parce que vous n’y êtes pas, vous, peut-être ! s’étonne Samuel, sourcils haussés. Vos parents ne sont pas beaucoup moins friqués que les miens, vous ne savez juste pas leur graisser la patte correctement pour aller aux bons endroits. Je n’y peux rien, moi, si vous n’avez pas mon talent, mon intelligence et ma beauté stupéfiante.
Je lève les yeux au ciel, et le sang chaud de Davan ne fait qu’un tour. Ses pommettes rougissent, comme elles le font à la moindre émotion, et un sourire fend le visage de Sam, qui sait très bien qu’il l’a énervée et s’en réjouit.
- Ferme-la voir, mon joli ! C’est qu’il se vante, Europe, mais combien de jolies mexicaines lui ont mis un râteau cet été, tu penses ? On prend les paris ?
- Une bonne dizaine, confirmé-je.
- Je monte à vingt. Sans hésiter. Tu te prends trop au sérieux, Sam De la Haute.
Samuel ricane, pas vexé pour un sou. Sam ne s’offusque jamais de rien, ce qui agace continuellement Davan, et me laisse foncièrement impressionnée. Il se lève, emmitouflé dans sa veste, et me tends la main pour m’aider à faire de même, ignorant superbement les invectives de Davan qui tente désespérément de le faire réagir, en vain.
- Détends-toi, Dav, sourit-il. T’as une tête à faire peur quand tu t’énerves.
- Je crois que tu ne m’avais pas manqué, Sam.
- Menteuse, souris-je. On t’as tous les deux manqués. Il a raison, t’énerves pas trop, tu chauffes et les Irlandais ne sont pas habitués à la chaleur, tu vas imploser.
- Et elle s’y met aussi ! Par tous les dieux que je connais, je vous jure, vous faites tout pour me rendre folle !
- De nous, ajouté-je. Folle de nous.
L’agacement de Davan, ses réactions au quart de tour, et la voix bruyante de Sam et son orgueil surjoué : oui, ça, il faut admettre que ça m’avait manqué tout l’été.

*****


Le soir, je traîne toujours bien longtemps après que Davan et Samuel soient partis. Je suis continuellement tiraillée entre la tristesse que la journée soit finie, et l’envie d’aller retrouver mes frères. Depuis pratiquement toujours, j’ai du mal à savoir où j’en suis, où vont mes sentiments, et le combat intérieur entre deux pensées fondamentalement différentes est devenu habituel. J’aime l’université, les cours, Davan et Samuel, et parfois je voudrais que ces journées durent bien plus longtemps pour ne pas devoir rentrer. A d’autres moments, une pensée, une phrase me fait penser à quelque chose que je voudrais glisser à Oslo ou qui arracherait un sourire à Minsk, et je désirerais me téléporter pour pouvoir être avec eux, oublieuse de mon autre vie.
Exactement comme l’année dernière, je prends le temps d’étudier sur le campus, en profitant pour visionner les cours de Lettres Modernes qu’on m’a envoyés sur un ordinateur, prendre des notes, et me retrouver seule avec moi-même. J’ai développé un amour insensé de mes petits instants de solitude. Vivre dans un appartement avec sept autres personnes m’a appris à chérir chaque petit instant d’intimité, de pensées ininterrompues par une dispute, un éclat de rire ou une attaque brutale d’oreiller volant. J’ai toujours eu besoin de ces instants où le monde s’arrête et où il ne reste que moi, accompagnée souvent d’un stylo et d’un carnet, ou alors juchée sur mes rollers sur les quais de la Seine, les écouteurs dans les oreilles. Ces moments qui n’appartiennent qu’à moi, où je fais taire tout le reste et où je m’accorde une pause. Un répit, un laps de temps pour oublier que ma mère ne m’aime plus, que ma sœur aînée me méprise, que mon père est un homme trop bon et que je ne l’en remercie pas assez, que je devrais être plus là pour mes deux petits frères, qu’Oslo et Océanie méritent mieux comme sœur, après toutes les couleurs que je leur ai fait voir, que je devrais me débarrasser de mes mensonges envers Davan et Samuel, que je devrais pouvoir assumer qui je suis, d’où je viens et ce que je veux être sans crainte. J’oublie ces choses-là, je fais taire mes doutes, qui tourbillonnent continuellement dans ma tête, et je ne pense qu’aux détails du présent, une rayure sur le bureau, le soleil sur ma peau, les taches d’encres sur mes doigts.
La solitude est un cocon de bonheur et de douceur, tant qu’elle reste rare. C’est pour ça que je ne m’offusque pas de recevoir un message d’Oslo qui m’annonce qu’il sort de cours. Un sourire léger étire mes lèvres, et comme l’année dernière, je le rejoins à notre éternel point de rendez-vous, sauf que cette fois-ci, je suis maîtresse toute puissante de la divine voiture, et je n’ai pas besoin de prendre le bus ni de marcher.
Le skatepark de Rouen est situé sur la rive gauche, à mi-chemin entre l’université et le lycée d’Oslo, qui est lui-même juste à côté du collège de Minsk et Helsinki. Un emplacement parfait, qui nous a toujours permis de nous retrouver après les cours et de finir de rentrer ensemble. Je ne me souviens même pas de la première fois où je suis entrée dans l’entrepôt. J’ai l’impression de l’avoir connu toute ma vie, ce grand espace destiné aux sports de glisse, où les bruits résonnent, où tout le monde s’interpelle sans distinction, et où règne la sensation de liberté et d’une certaine puissance privilégiée : celle de ceux qui ne se contentent pas de marcher, mais qui glissent et vibrent.
Dès qu’on pénètre dans le bâtiment, on sent une certaine effervescence, et on est gagnés par le brouhaha général et joyeux des rires, des paroles, et des bruits des roues et des chutes inévitables.
- T’as ramené mon skate, ‘Rope ? m’agresse Helsinki dès qu’il me voit.
Je brandis fièrement ledit objet, et il court vers moi pour me l’arracher des mains. Je soupire, n’espérant plus avoir le droit à une salutation de sa part alors qu’il est si pressé de bouger en tous sens. Oslo est déjà en train de rouler sur son propre skate, Minsk discute dans un coin avec des connaissances, une trottinette empruntée gisant à ses pieds. Je prends le temps d’enfiler mes rollers, savourant le bruit, l’agitation et la résonnance du lieu. Je n’ai pas pu venir pendant presque tout l’été, et l’ambiance m’avait beaucoup manquée. Mes rollers ne sont plus neufs depuis longtemps, troqués avec des gens du coin plutôt qu’achetés. De même que les skates d’Oslo ou Helsinki. Nous les avons achetés avec l’argent que nous nous faisons en servant au restaurant pendant l’été, mais nos parents refusent ce genre de dépenses inutiles. Minsk et Helsinki râlent beaucoup à ce sujet, mais les plus âgés ont vite compris que l’argent était un problème avec lequel il fallait composer dans la famille. En partie à cause de moi, ce qui ne me rend pas plus populaire auprès de ma mère et ma sœur.
Oslo vient s’asseoir à côté de moi, après avoir sérieusement frimé dans le bowl pour se faire remarquer.
- Crâneur, souris-je en finissant d’enfiler le premier roller.
Oslo sourit, ne prenant même pas la peine de se défendre.
- J’avais un bon public, dit-il en désignant du menton un groupe de jeunes qui traine dans le coin, riant fort et essayant des figures de freestyle qui s’avèrent rarement concluantes.
Dans le groupe, je ne connais qu’une fille en roller, la peau mate et les cheveux courts, pour avoir été au collège avec elle. Léa. Une des rares personnes, sans doute, à faire comme si rien n’avait changé à mon propos.
- Crâneur, répété-je en secouant la tête d’un air faussement désespéré.
- Je sais. Comment s’est passée ta journée avec tes amis bourges, et ton rôle d’adorable fille unique de parents ingénieurs ?
- Parfaitement bien, grimacé-je, pas ravie de son sourire moqueur. Et toi, beau gosse, la terminale s’annonce bien ?
- Yep. Tout roule. Comme d’hab, ma belle, ma vie est parfaite, et je suis merveilleux.
Je roule des yeux et il sourit un peu plus. Il a la peau claire et les yeux gris de notre père, ainsi que les cheveux sombres, épais de Maman, comme toute la fratrie. Ceux qui connaissent un gosse Verneau sont immédiatement capables d’identifier les autres, on se ressemble tous. Mêmes traits anguleux, silhouettes géantes, sourires trop grands et cheveux de jais.
- Tu viens rouler, Princesse ? Pour relâcher la pression que te mettes tes horribles parents ambitieux ?
- Arrête de te foutre de moi, le Norvégien, grommelé-je.
- Comment veux-tu que je ne me marre pas avec les conneries remarquables que tu racontes ? ricane-t-il.
Je secoue la tête, me lève, et pars rouler loin de lui, l’évitant consciencieusement, surtout par jeu. Il me lance des coups d’œil amusés, et je réprime mes sourires, tâchant de me concentrer pour reprendre la main après ces deux mois sans rouler. Je me contente de glisser, montant et descendant quelques plans inclinés sans efforts, mais ne tente rien d’exceptionnel. Déjà parce que je suis en robe, et que même si j’ai des collants ainsi qu’un short tout juste enfilé en dessous, ce n’est pas exactement la tenue la plus adaptée pour jouer les frimeuses en allant dans le bowl ou en faisant des frontflip, ensuite parce que je ne suis pas concentrée, trop dans la lune par rapport à cette première journée et à mes habituelles interrogations.
Un des garçons du groupe de Léa finit par me siffler, visiblement amusé de voir une fille en robe et collant fragiles se pointer ici. Je sens presque immédiatement les regards menaçants de Minsk et Oslo se poser sur lui, ce qui me fait lever les yeux au ciel intérieurement. Avoir des frères n’est pas toujours un avantage, loin de là. Par pur jeu de provocation, je vais m’arrêter devant le fameux garçon, saluant Léa au passage. Je peux presque sentir son regard qui note les changements, comme chaque personne qui a connu mon Avant et qui se retrouve face à mon Après.
- On peut savoir pourquoi tu me siffles comme une marchandise ? demandé-je au garçon en haussant un sourcil, la bouche pincée.
Il fronce les sourcils, le coude de Léa lui rentre dans les côtes et il lui lance un regard courroucé en réponse. Mon sérieux, le reproche dans ma voix le gêne visiblement.
- Rien. Et je te siffle pas « comme une marchandise ». On ne croise pas beaucoup de vraies filles en robes dans le coin, c’est même carrément bizarre, je pensais pas à mal, grommelle-t-il.
- Laisse tomber, sourit Léa. Il ne sait pas se comporter de manière civilisée.
J’esquisse un sourire.
- C’est pas grave, en fait. Je voulais juste énerver mes frères. Ils sont dans le genre loups protecteurs, surtout en ce moment. Je m’en fiche un peu, concrètement.
Je n’ai pas l’envie de me battre pour un sifflement comme le ferait Davan, je préfère m’en amuser, et en jouer comme je viens de le faire. En règle générale, je suis plutôt difficile à énerver, de toute manière.
- Europe ! crie Minsk, quelques mètres plus loin. Maman a appelé, faut qu’on rentre, bouge toi !
- Pas sûre que ce soit vrai, avoué-je en souriant avant de me détourner pour partir.

Sur le chemin, nos voix se montent les unes sur les autres pour savoir qui aura l’honneur de raconter sa journée en premier. Les passants se retournent sur le passage de ce groupe de jeunes qui parle si fort, certains amusés, d’autres exaspérés. Je peux lire dans leur yeux le « mais où va la jeunesse de nos jours » qui me donne toujours envie de frapper dans quelque chose. Je participe au jeu comme à un rituel, même si je n’ai pas vraiment envie de parler de l’université avec eux. Je préfère regarder Helsinki parodier ses professeurs, Minsk maudire tous ses camarades de classe qui continuent de le prendre pour un imbécile fini, et Oslo assurer que la vie est belle, même si ce gars-là ou ce prof-là sont quand même particulièrement agaçant et gâchent son parfait tableau du monde idéal en toutes circonstances. Les trois finissent par revenir sur le garçon qui a osé me siffler, grommelant des insultes à son encontre, et brandissant leur féminisme-militant-quand-ça-les-arrange pour mieux nier leur jalousie protectrice et exclusive. J’ai toujours eu l’impression que notre famille était un écosystème à la fois extrêmement ouvert et très privé. Comme si nous n’appartenions que les uns aux autres, et que nos contacts extérieurs n’avaient pas le droit de prendre le temps que nous devions réserver aux Verneau. C’est à la fois sécurisant et très déplaisant. Pourtant, je ne fais pas exception à la règle. Savoir qu’Oslo à d’autres meilleurs amis que moi m’exaspère, et quand un « étranger » sait quelque chose sur l’un de nous avant la fratrie, c’est susceptible de déclencher une guerre intestine.
C’est une drôle de famille que la nôtre. Une sorte de meute avec ses tensions et ses liens, qui peut sympathiser avec le monde extérieur, mais qui doit loyauté et fidélité à ses membres, sans concession aucune. J’aime mes frères et sœurs loups, mes parents Alpha et cette drôle d’organisation possessive. Pour autant, nous nous avouons tous, sans hésiter, que nous sommes tout de même sacrément gratinés.

*****


Papa se racle la gorge et je sens qu’il va me poser une question sur ma journée. Comme tout le monde a allégrement raconté la sienne à grands renforts de bruits et de prises de paroles la bouche pleine pour les moins scrupuleux, je devine que c’est à mon tour de passer à la casserole. America est restée en bas pour se charger de la fin du service du soir. Le dîner se fait rarement au complet, et toujours à une heure indue. Il faut que le plus gros des clients soit passé pour qu’un ou deux des adultes responsables de la famille puisse remonter manger avec nous. Nous sommes habitués à cet étrange ballet minuté, et peu importe l’heure, nous attendons toujours d’être le plus nombreux possible pour nous mettre à table. Mes parents ont érigés les repas en véritable religion, car même si officiellement, nous sommes censés être catholiques et pratiquants comme Maman, nous sommes bien peu à vénérer autre chose que la cuisine et la géographie, au grand dam de notre mère, et pour le plaisir insensé de Papa.
- Et toi Europe, ta journée s’est bien passée ? demande-t-il finalement.
Je fixe mon repas finlandais du regard, ou du moins ce qu’il en reste. Comme j’ai peu parlé, j’ai au moins eu le temps de savourer ce qu’il y avait dans mon assiette, directement remonté des fonds de casserole de la cuisine du Planishpère. Je déteste parler de ma deuxième vie à table. Je ne fais que m’engouffrer dans toujours plus de mensonges, et si avec le « monde extérieur » je l’ose sans hésiter, ici, j’ai toujours des scrupules à mentir, ou à essayer de faire passer mes cours pour moins importants qu’ils le sont à mes yeux.
En sentant tous les regards sur moi, un début d’angoisse me paralyse, comme il y a si longtemps, quand j’étais toute petite et qu’on allait à la piscine avec l’école, et que j’avais cette furieuse impression qu’on me fixait, qu’on lisait dans mon âme, qu’on voyait que quelque chose n’allait pas chez moi. Heureusement pour moi, il y a Océanie. Il y a toujours Océanie.
- Alors, frangine, est-ce que tu as déjà repéré des beaux gosses ? Ou des belles filles, tu sais, on n’est plus à ça près, et j’aime aussi beaucoup les jolies filles alors…
Je souris en levant les yeux au ciel. Océ sait toujours exactement quand il faudrait détendre l’atmosphère, ce qu’il faut dire pour que ça marche et sur quel ton. C’est là que ma sœur est un pur génie.
- Je ne me suis pas attardée là-dessus, Océ. Mais si tu y tiens, il y avait un garçon vraiment pas mal, pas loin de moi en Histoire Médiévale. J’essaierai de t’avoir une photo.
Son sourire lui mange le visage, et je ne peux pas m’empêcher de faire de même. Océanie a la joie communicative, et c’est sans doute la plus jolie fille de la famille. Elle a les mêmes cheveux sombres et épais que nous tous, mais coupés à la garçonne et toujours ingénieusement coiffés, souvent méchés de couleurs vives. Son visage est plus doux et moins anguleux que les autres, envahi par de grands yeux gris terriblement expressifs, et elle a la silhouette d’une mannequin, très grande et longiligne, quoique trop maigre.
La conversation repart du côté d’Océanie, qui se plaint de sa chef et du peu de liberté artistique que lui offre son travail, et je souris sans discontinuer au son de sa voix enjouée.

Assise à mon bureau, ayant pris l’ordinateur unique de la maison en otage, je finis de prendre des notes sur les cours de Lettres Modernes de la journée, préférant ne pas prendre de retard tout de suite, même si ce n’est que le premier jour. Derrière moi, Oslo joue de la guitare en fredonnant la chanson qu’il vient de finir d’écrire, s’arrêtant à certains passages pour perfectionner les détails des paroles ou des accords. De l’autre côté du couloir, on entend Océanie qui se dispute avec America, et dans la pièce d’à côté, Minsk et Helsinki qui rient comme des baleines, alors qu’ils devraient être couchés depuis longtemps.
Je ferme les yeux après avoir éteint l’ordinateur, et écoute la musique dissonante et insensée de la maison. J’ai brusquement cette envie irrépressible de tous les prendre dans mes bras et de leur crier dans l’oreille que je les aime. Mais au lieu de ça je souris simplement, et me prépare à aller me coucher, faisant peu cas de la pudeur en me changeant devant mon frère. Il a raison, il connaît ce corps par cœur et il s’en soucie peu, je devrais arrêter de râler à ce sujet. Je me glisse sous mes draps, et malgré le brouhaha incessant je n’ai aucun mal à m’endormir, parce qu’Oslo, en me voyant me coucher, a entamé les accords de Europe is a beautiful place, qu’il a créée de toute pièce à mon intention, et qui à mes oreilles est la plus belle musique du monde. Le sommeil m’envahit tandis que mes tympans sont envahis de musique et de chant, de beauté et d’un amour inébranlable.

Europe is a beautiful place
Oh, sister, I hope you can see it as I see it
‘Cause Europe is a beautiful place
This place is as pretty as you, if you don’t believe me, ask the skies
They will tell you it’s true, if you don’t wanna admit.
Don’t be afraid, don’t be blind, open your eyes,
And see, Europe is a beautiful place...


Chapitre 3
Dernière modification par Rid-kaat le ven. 24 juin, 2016 8:47 pm, modifié 3 fois.
sous-le-signe-de-la-lune

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par sous-le-signe-de-la-lune »

ok alors déjà je peux te dire que j'ADORE tellement ce chapitre mais tu peux même pas savoir à quel point ! Rien que le fait que ton écriture soit hyper visuelle ça aide beaucoup à rentrer dans ce "nouveau monde" et puis sans parler de ta plume en général. Voilà pour les compliments x)
Sinon pour les personnages, j'adopte définitivement la famille Verneau ! *___* C'est dingue comment en un chapitre tu livres une vie de famille de façon si juste. Et leur côté barré est adorable et génial. Et puis juste Europe déjà rien qu'avec elle tu m'as conquise ;) Mais avec ses échanges avec sa famille c'était encore plus intéressant, rien que les blagues ou quand ils parlent des capitales et des continents, la complicité rendait bien.
En fait à part ça je ne vois pas vraiment quoi dire mais j'ai vraiment hâte de voir comment ils vont tous se rencontrer et ce que ça peut donner.
Vivement la suite ! :mrgreen:
Chlawee

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Re: Trois fois plus forts [Drame (?)]

Message par Chlawee »

J'adore !! :o
Sérieusement rien qu'avec leur prénoms je les ai déjà trouvé très attachants (ne me demande pas pourquoi :lol: ), et ça m'a fait rire. :D J'aime déjà beaucoup cette famille déjantée - même si je trouve America et la mère injustes :| - et je trouve quand même un peu triste qu'Europe cache leur existence... Même si je comprends un peu pourquoi. =)
Sinon parler de nourriture venue de tous les pays ça m'a donné faim ! :lol: Par contre j'ai repéré une faute avec
Planishpère, quand le père demande à Europe comment s'est passée sa journée et qu'elle explique que la nourriture vient des restes du restaurant. ^^

Franchement j'ai vraiment adoré ce chapitre et ils m'ont bien fait rire ! Par contre Oslo et ses allusions à l'inceste... :lol: Pourquoi pas ? xD
J'ai trouvé ce chapitre très vivant, très haut en couleurs et je n'ai pas vu les lignes défiler tellement j'étais dedans ! Hâte de lire la suite ! :D
Rid-kaat

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Trois fois plus forts - Chapitre 3

Message par Rid-kaat »

Pas tout à fait satisfaite de ce chapitre, il sonne un peu cliché pour moi, mais ça ira mieux par la suite ^-^

Chapitre 3
Eliot – Etre à la hauteur


Chaque matin, quand l’heure est venue de me lever, je ferme les yeux avec force, contractant tous les muscles de mon visage, et les rouvre. Je répète l’opération plusieurs fois, pour être sûr et certain que ma volonté n’a pas été assez puissante pour m’envoyer dans un autre monde, ou au moins pour me rendormir pour toujours, histoire que je n’ai pas à affronter une journée de plus. J’échoue lamentablement. Tous les jours.
C’est toujours la même rengaine. J’ai beau espérer de toute la force de mon âme, rien ne se passe. Je reste bloqué dans ma chambre, dans mon corps, dans ma vie. Pourtant, rien, dans la journée, ne laisserait présager à qui que ce soit que je me bats contre la réalité tous les matins. La bataille est certes brève, mais toujours rude. Je nie l’arrivée d’un nouveau jour, et s’il y a une chose pour laquelle je suis doué, c’est bien le déni. Mais comme chaque fois, une force invisible, une volonté inconsciente, me fait plier, me soumet, et balaye toute résistance. Je suis alors obligé d’ouvrir les yeux et d’affronter aussi vaillamment que possible les prochaines heures. Peu importe les doutes. Tant que personne ne les voit, tant que personne ne devine l’ouragan derrière la brise d’été, alors je peux vivre en paix et continuer d’avancer, laborieusement, jour après jour.
Bien obligé d’accepter la réalité du soleil qui perce par les rideaux et du réveil qui continue de s’égosiller, je balance mes jambes hors du lit dans un mouvement fluide. Elles sont encore bronzées de cet été, et ça me fait assez drôle de les voir ainsi, sachant que je rentre à la fac aujourd’hui, et que les cours et le bronzage sont deux choses incompatibles dans mon esprit. Je tape un peu violemment sur mon réveil pour qu’il se taise, et soupire en voyant l’heure matinale.
Il y a longtemps déjà, j’ai pris l’habitude de me réveiller une heure en avance sur toute la maisonnée pour aller courir. Au début, j’espérais surtout que ça attire l’attention de mon père, que ça lui montre que je peux être bon à quelque chose. Mais ça n’a pas marché, et j’ai continué. Pour moi. Uniquement pour moi, parce que les choses que je fais par et pour moi-même sont devenues rares, et qu’il faut bien que je préserve quelque chose qui n’appartienne qu’à moi et pas au bon vouloir de mes parents.
Je les aime. Je les aime de toute la force de mon cœur, de toute l’ardeur de mon âme. Pour eux, je ferais des choses folles sans hésiter. Pour autant, je ne peux pas le nier. Ma vie est entre leurs mains et je ne la leur reprendrai pas avant longtemps. Je n’ai pas la volonté de le faire, de toute manière, plus depuis un bon moment. Ce sont mes parents, alors ils choisissent pour moi. Quand ils sentent que j’ai envie de protester, ils me rappellent que c’était comme ça pour eux avec leurs propres parents, alors je ne vais pas changer les règles maintenant. C’est la mentalité de la famille, le conservatisme. Est-ce bon, ou mauvais, qui suis-je pour le juger ? Je m’y plie, voilà tout, comme les arbres se plient aux vents, les marées à la Lune. D’autres sont passés par là avant moi et ça ne les as pas tués, je pense pouvoir supporter le traitement. Et puis, ils n’ont jamais fait de choix qui aillent à l’opposé de ce que je désirais. Ils savent mieux que moi où je m’épanouirai le plus, ils devinent les choses à l’avance. Bien des fois déjà, ils m’ont évité de foncer dans un mur. Je prie pour qu’ils réussissent à ce qu’aucun désastre ne se produise.
Avec la dextérité de l’habitude, j’attrape des vêtements de sport dans un de mes tiroirs, m’habille et quitte la chambre en évitant toutes les planches qui grincent pour ne pas réveiller mes parents qui dorment à l’autre bout du couloir. J’enfile mes baskets sur le perron de la maison, profitant de l’air encore chaud de Septembre. Les températures douces annoncent un bel été indien en perspective. Je suis amoureux du soleil, de la chaleur et si je le pouvais, je ferais disparaître les hivers pour toujours. Quand j’étais petit, Maman m’appelait « mon petit lézard », à cause des heures infinies que je pouvais gaspiller à ne rien faire d’autre que de m’allonger dans le jardin, offrant mon corps au soleil.
- Hé, Toi, murmuré-je, m’adressant à mon Dieu comme à un vieil ami sur l’épaule duquel on s’est déjà épanché milles fois. S’il pouvait faire un temps pareil encore longtemps, je ne serais pas contre l’idée. Thanks.
Ma mère n’aime pas quand je fais ça, que je Lui parle avec nonchalance, elle dit que je Lui manque de respect, que je devrais lui parler avec la distance qu’on réserve aux professeurs et aux supérieurs hiérarchiques. Je préfère cette façon de faire. Je me fais moins l’effet d’un stupide dévot fanatique en faisant comme s’Il était assis à côté de moi et qu’Il m’écoutait comme n’importe qui le ferait. C’est comme ça que j’ai envie de voir Dieu, comme quelqu’un qui sera toujours là, une éternelle présence même si le monde entier venait à se détourner de moi.
Pour moi, il est idiot que la Foi doive prendre cette apparence cérémoniale, codée. Croire, c’est une conviction qu’on doit pouvoir exprimer comme on le souhaite, en tutoyant le Ciel ou en allant à l’église, peu importe. Evidemment, je n’irais pas raconter ça à ma mère ou à mon père. Ils aiment leurs codes et leurs étiquettes, et quelque part, je dois admettre que ce genre de chose me rassure aussi. Et puis, il a toujours été hors de question pour moi de les décevoir consciemment. Quoi qu’il puisse m’en coûter.

Au départ, la course me permettait de réfléchir. Je songeais à ce que j’attendais de la journée à venir, mes espoirs et mes doutes. Dorénavant, ce sont toujours les mêmes pensées qui me hantent, qui m’empêchent presque de respirer. Alors, je préfère les refouler dans un coin de mon cerveau, leur enfiler des camisoles de force et les enfermer entre quatre murs blancs, nus et sans fenêtres. Je ne me concentre que sur mes pieds qui frappent l’asphalte, dans une cadence violente ou mesurée, sur mon souffle que je tente de garder régulier. Les jours de colère rentrée, j’oublie que je dois m’économiser et je cours en carburant à la lave qui boue dans mes veines. Il m’est déjà arrivé de courir jusqu’à m’en faire vomir. Me plier en deux et me sentir purgé de tous les sentiments négatifs qui peuvent rester collés à mes artères.
Aujourd’hui, je suis plus tranquille. Je trouve une musique dans ma cadence, une rythmique qui me plait, et je la garde pendant tout mon parcours, avec obstination et perfectionnisme. Si je dévie de la cadence que je me suis imposée, je m’oblige à accélérer légèrement. Dans les premiers temps, j’avais l’impression de m’infliger une torture, et j’arrivais à la maison au bord du malaise. Je n’ai plus ce problème. Courir quarante minutes à bon rythme tous les matins me permet de ne plus en souffrir et m’a même rendu accro à cet effort quotidien. Certains ont besoin d’un café pour être bien réveillé le matin. J’ai besoin d’avaler quelques kilomètres d’asphalte sous ma foulée, sinon je deviens un ours mal léché jusqu’à ce que j’aie obtenu ma dose pour chasser le manque.
L’œil sur ma montre, j’accélère jusqu’à ce que mes jambes hurlent et que mes poumons gémissent. J’oublie le reste du monde et me force à continuer peu importe la douleur. L’obstination, c’est quelque chose que je maîtrise plutôt bien. Je force sur les limites de mon corps jusqu’à arriver en vue de la grande maison bourgeoise à colombages dans laquelle je vis. Sans mentir, c’est une propriété sublime, qui appartenait à ma grand-mère avant sa mort et que mes parents n’ont pas pu se résoudre à vendre et ont préféré habiter. Il faut dire qu’une maison de neuf pièces, avec piscine, construite en 1850, ce n’est pas le genre de possession dont on est peu fier. Ça change de notre ancienne villa moderne dans laquelle j’ai grandi, en mieux. J’ai un faible pour les vieilles constructions et la belle architecture. Honnêtement, je serais prêt à me mettre à genoux devant mes parents pour hériter de cette merveille, si je n’étais pas fils unique.
Le souffle court, je fais une rapide série d’étirements avant de pénétrer dans la bâtisse. Je croise ma mère dans la cuisine, qui prépare distraitement des œufs brouillés. Ma mère a sans aucun doute été belle, mais sa superbe s’est fanée. Elle a la prestance d’une femme dont on distingue encore la jeunesse et la splendeur après que le temps, la tristesse et les épreuves en ont érodé la perfection. Elle a le sourire doux, des cheveux d’or terni, les yeux souvent un peu vides, des gestes et un visage tendres. Quelque chose s’illumine dans ses yeux tristes en me voyant, et je m’empresse d’aller l’embrasser sur la joue, malgré le besoin évident que j’ai de prendre une douche.
- Bonjour, Maman. Bien dormi ?
- Bonjour, mon grand, dit-elle en hochant la tête pour répondre à ma question. Va t’habiller mon bonhomme, sinon tu vas être en retard pour ton premier jour !
J’embrasse sa joue une seconde fois avant de filer à l’étage, sans avoir peur de faire grincer les marches de bois, sachant que mon père est réveillé lui aussi à cette heure. Je me glisse dans la salle de bains contigüe à ma chambre, et me prépare rapidement. Dans la vie, je suis un rapide. Je ne traine jamais sous la douche, avale mes repas en moins de vingt minutes, enfile des vêtements pris au hasard dans l’armoire, et suis toujours prêt en moins d’une heure. Ce qui ne m’empêche pas d’aimer m’étendre quelque part et lézarder sans but.
Une fois prêt, je redescends, mes jambes bronzées engoncées dans un jean sans aucun pli et mes bras laissés nus par un polo vert attrapé sans regarder dans mon armoire. Ma mère me jette un petit regard fier de son fils unique, et mon père garde le nez dans son journal, attablé devant son café et son assiette. Le matin, il est bien pire que moi avant ma course quotidienne.
Je me prépare un chocolat chaud pendant que ma mère me sert des œufs et des toasts beurrés, et finis par m’asseoir près de mon père.
- Maman, assieds-toi deux minutes pour manger avec nous !
Je sais que c’est peine perdue. Ma mère n’est pas véritablement hyperactive, mais elle a ce que j’ai appelé le « syndrome de l’hôte parfait », c’est-à-dire qu’à chaque fois qu’on a un invité, ou même à chaque repas, elle est incapable de s’arrêter de faire en sorte que tout soit parfait. C’est adorable, et extrêmement fatiguant à la longue, mais c’est le genre de chose qui donne continuellement envie à tout le monde de la serrer fort contre soi, y compris à mon père et moi.
- Non, c’est bon, je mangerai quand vous serez partis, je ne travaille pas ce matin.
- Estelle, tu peux te poser deux minutes, non ? soupire mon père, aussi résigné que moi.
- Je t’assure que ça va !
Mon père me jette un vague regard désespéré et je souris légèrement. Si mes relations avec lui sont parfois tendues, nous sommes toujours d’accord sur le cas de ma mère. Cette mère que j’aime tellement, aux airs de parent parfait et dévoué à la cause de l’humanité. Sérieusement, ma mère vous fait toujours sentir comme un égoïste lâche et misérable. Elle travaille à mi-temps comme secrétaire médicale et fais régulièrement des heures supplémentaires non payées, par pur bénévolat. Elle consacre son temps libre à des associations de charité chrétienne, à entretenir le jardin de la propriété qui ressemble à un parc botanique, et elle ramène régulièrement des sans abris à la maison le temps d’un repas, voire d’une nuit entière, avant de les renvoyer vers des associations. Ma mère ramasse aussi les animaux blessés sur le bord de la route, ce qui explique nos trois chats et deux chiens, qui ressemblent tous à des rescapés de guerre avec des bouts d’oreille ou de queue arrachés. Maman est une sainte. Elle cache sans doute une part sombre, et peut-être qu’elle effectue des rituels satanistes à la cave, mais en tout cas, elle le cache bien. Et même si elle avait ce genre de défauts, toutes ses belles actions compensent sans doute largement ses vices. Estelle Réhat, ma mère, est sans doute la femme la plus merveilleuse et, par conséquent, la plus agaçante du monde. Et même si Dieu condamne ce genre de sentiment, je ne peux pas m’empêcher de toujours vouloir lui trouver des défauts, pour être sûr qu’elle est humaine. J’en ai la confirmation avec l’intolérance qui lui colle à la peau, bien qu’elle se batte tant bien que mal pour la refouler.
Avec mon père, je n’ai pas besoin de chercher si loin. Je sais quels sont ses vices. Je connais par cœur son élitisme et sa façon de toujours en demander trop à tout le monde. Comme s’il fallait tous qu’on soit à sa hauteur. Je l’aime malgré tout, mais je me méfie de ses ambitions pour moi, pour la famille. J’ai peur de son obsession pour l’ordre, de ses projets dont il n’aime pas que l’on dévie. J’ai peur aussi de cette envie presque maladive que j’ai de ne pas le décevoir. De briller, ne serait-ce qu’un peu, à ses yeux. D’être à la hauteur, oui, exactement ça.
Quand je relève les yeux pour le regarder déjeuner, je ne vois que son dos droit, son regard déterminé et son assurance. Même sa main sur la poignée de sa tasse semble me dire que je ne serais pas capable d’avoir, avec un rien, un tel charisme. Ses yeux dangereusement bleus, loin de l’indécision couleur bleu-gris-vert-on-ne-sait-pas-trop des miens, se fixent sur moi et je baisse les yeux, un peu honteux d’avoir été surpris en flagrant délit d’observation. J’essaye d’être moins avachi sur ma chaise, d’engloutir mes œufs avec moins d’impatience. Je tente, sans doute vainement, de me mettre à son niveau, ou au moins de lui arriver à la cheville. J’ai beau savoir que c’est peine perdue, je ne peux pas m’en empêcher.
- Eliot, dit doucement ma mère. Tu vas être en retard. Quelle voiture prends-tu pour le trajet, mon ange ?
La famille possède trois voitures. Un beau coupé cabriolet bleu sombre que je n’ai pas le droit de conduire seul, une Ford Mustang Shelby 1967 vert forêt métallisé, ayant appartenue à mon grand-père, et un vieux pick-up dévoré par la rouille que je devrais repeindre pour effacer cette horrible couleur jaune pissenlit qui se cache en dessous. Il a été acheté d’occasion pour moi, et je suis censé m’en occuper, mais je suis beaucoup trop amoureux de la Mustang pour ça.
- Mon Bébé Ford ? hasardé-je.
- Quand vas-tu repeindre ta propre voiture ? râle mon père.
- Papa… Juste pour le premier jour !
- Non.
- Chéri, tu peux bien lui laisser ça, non ? tente ma mère.
Maman lui fait les yeux doux pendant que j’adopte l’air le plus sage et prêt à travailler par la suite que j’ai en réserve, et je peux presque sentir les résistances de Papa s’effondrer.
- Juste aujourd’hui, grommelle-t-il. Si tu la rayes, si tu l’emboutis, s’il lui arrive quoi que ce soit, tu payeras les réparations avec ton argent de poche, d’accord ?
- Entendu ! m’exclamé-je en bondissant hors de ma chaise pour aller chercher mes affaires et les clés de la voiture. Je te revaudrai ça !
- Tu as plutôt intérêt. Et ne te comportes pas comme un enfant de six ans, Eliot. Bon sang, tu es majeur !
- Pardon, m’excusé-je en me reprenant, mais mon sourire continue de me dévorer le visage.

J’exulte une fois dans le garage. Elle est plus sexy que les trois-quarts des filles que j’ai rencontré dans toute ma vie, cette voiture. Je l’aime tellement que je suis à la limite de rompre le premier des dix commandements. Un seul Dieu tu aimeras et tu adoreras parfaitement. J’idolâtre cette bagnole au point que si je devais choisir entre elle et ma Foi lors de je ne sais quel jugement divin, j’hésiterai. Je préfère ne pas penser au choix que je devrais faire, ça me rend malade. Alors je me contente d’aimer cette voiture et de croire en même temps, parce que ce n’est pas censé avoir quoi que ce soit de contradictoire, même si ma mère essaye de me persuader du contraire pour m’empêcher de partir en promenade avec La Merveille à tout bout de champ. C’est du chantage basé sur la Foi, je ne suis pas sûr que ce soit très moral, catholiquement parlant, mais visiblement, ma mère n’a pas de problèmes éthiques à jouer avec ça. Pas si parfaite, finalement, et Dieu que ça fait du bien de s’en rendre compte.
Je conduis mon Bébé Ford les vitres ouvertes, une main au vent quand je peux me le permettre, et souris avec une certaine arrogance à mes voisins dans leurs automobiles quelconques, à chacun de mes arrêts. Rien n’est aussi bon que de conduire cette voiture sous un soleil chaud et agréable. Presque rien, admettons.
Une fois garé sur le parking, je rechigne un peu à sortir du cocon douillet de ma voiture pour rejoindre les salles de cours. Bien entendu, le cursus de Lettres Modernes me fait toujours plus envie que les bancs du lycée, mais j’aurais tout de même préféré un été éternel. C’est moins difficile pour moi d’être détendu pendant les vacances, sous un soleil de plomb. Depuis ce qui s’est passé il y a plus d’un an maintenant, les rares moments où je peux être entièrement libre se jouent en été. L’arrivée de l’automne me fait toujours sentir comme un arbre sur le point de mourir.
Je me fixe du regard dans le rétroviseur, me jaugeant.
Es-tu prêt ?
Mon regard qui ne s’est jamais décidé entre le bleu, le vert ou le gris depuis dix-huit ans me renvoie bien peu d’assurance. Mes mèches châtain clair ne sont pas coiffées correctement, j’ai totalement oublié de les mettre en ordre. J’ai trop chaud avec mon jean, et j’ai l’air de tout juste revenir d’une séance de surf en Californie, à la couleur de ma peau. Bien que ce ne soit malheureusement pas le cas, ça me rend déjà nostalgique de mes heures à jouer les lézards avides de lumière et de chaleur. Quelle idée a-t-on eu que de s’enfermer entre quatre murs alors que les beaux jours ne s’en sont pas encore allés !
Je soupire de dépit, ouvre la portière, et me prépare à affronter cette nouvelle épreuve.

Je ne reconnais personne dans mon premier cours. Je passe d’ailleurs plus de temps à observer les visages autour de moi qu’à écouter ce qu’on nous dit. Si mes parents savaient que je ne me concentre pas en cours, alors qu’ils se sont faits violence pour ne pas m’inscrire en droit de force, ils me tueraient. Songer à ça m’aide à faire un peu plus attention. Je m’efforce d’être à la hauteur, ou du moins, de faire semblant. Je prends distraitement des notes sur le programme de littérature comparée, mais mes yeux sont occupés à s’assurer que personne ne risque de me reconnaître et de venir me voir. C’est la pire de toutes mes angoisses.
Tout se passe plutôt bien, et je suis soulagé de n’avoir vu personne susceptible de m’aborder. A la sortie du cours, mes yeux s’attardent sur le jeune homme en fauteuil qui attend avec un air exaspéré que le flot de jeunes cesse de lui barrer la porte. J’ai brusquement envie d’aller l’aider, parce que je sais qu’idéalement, c’est ce qu’il faudrait que je fasse. Que j’aille dire aux autres de le laisser passer, de faire attention. Pourtant, le regard qu’il adresse à tous ceux qui s’approchent ou qui le fixent me dissuade vite. Ma mère serait passée outre, mais pas moi. Il a des yeux de tueur. Le genre de regard que vous n’avez pas envie de soutenir plus d’une demi-seconde. Il arbore cet air tranquille et ennuyé, un coude posé sur le bras de son fauteuil, la joue appuyée contre sa main, l’expression soigneusement imperturbable. Il aurait l’air inoffensif s’il n’y avait pas ces pupilles hargneuses qui font comprendre que si vous vous approchez, c’est à vos risques et périls. C’est un regard que j’aimerais avoir, je crois. Un regard qui respire une force que je n’ai pas, que je n’ai jamais eue.
Alors, au lieu de faire une bonne action comme je suis censé en accomplir tous les jours, je me contente de passer devant le jeune homme, comme tout le monde, avec mon sourire de comédien professionnel plaqué au visage, comme toujours.

Les heures défilent les unes derrière les autres, et je relâche mon attention, cessant d’observer tous les visages comme si je risquais d’y trouver celui de mon futur assassin. J’écris des mots dans la marge de mes feuilles au lieu d’écouter quoi que ce soit. Je sais que c’est mal, mais pour moi, la fac, les cours, c’est tellement secondaire. Il s’est passé des choses tellement énormes l’année dernière que je ne peux plus croire que mes études sont importantes. Pourtant, je sais qu’il est impératif que je m’y investisse. Il est impératif que j’ai de bons résultats. Il est impératif que je me fasse de nouveaux amis. Il est impératif que je brille, que je sois lumineux. Il est impératif que je ne perde pas la partie.
C’est pour ça qu’à midi, je me suis glissé à la table d’un groupe de personnes qui suit une grande partie de mes cours. Je joue à être Eliot, l’Eliot Idéal, celui qui réussit tout ce qu’il entreprend. Je ris avec eux, apprends qu’ils s’appellent Juliette, Marcus, Emilie, Paolo, Amaury, Roxane, on discute un peu de nos familles, de nos vies, on s’offre ce qu’on veut bien que les autres entendent. Ce serait presque agréable, si j’arrivais à occulter le fait que je ne suis pas totalement moi-même. Souvent, j’y arrive, mais aujourd’hui c’est difficile, dans cet environnement nouveau. Demain, sans doute, je parviendrai à me convaincre que l’Eliot solaire, c’est bel et bien moi. Aujourd’hui, tant pis. De toute façon, je dois être convaincant puisque Paolo me donne déjà de grands coups de coude dans les côtes pour me désigner « discrètement » Roxane qui me dévisage sans vergogne. Ses yeux qui me sondent m’aident à sourire avec plus d’assurance, à parler plus fort, à rire plus naturellement, d’un vrai rire qui n’est plus tout à fait joué. Roxane est belle, avec ses cheveux roux et bouclés, ses tâches de rousseur et ses yeux noisette. Chaque fois qu’elle rit, son petit nez en trompette se plisse, et l’effet est absolument adorable. Elle ne ressemble pas à Annabelle, mais elle est au moins aussi jolie. Alors, pendant tout le repas, je ne regarde qu’elle, et sans doute ne regarde-t-elle que moi.

A la fin de la journée, je rejoins mon Bébé Ford, avec les numéros de téléphone de la moitié du groupe de ce midi en poche, les épaules détendues, avec la sensation d’avoir accompli quelque chose de ma journée. Roxane est charmante, Paolo vraiment drôle, Marcus respire la sympathie. Demain, je sais que j’aurais des gens à retrouver, et c’est une sensation rassurante.
Seulement, plus je m’approche de la belle Mustang sur le parking, mieux je distingue la silhouette qui s’appuie sur le tacot rouge voisin. Il a le dos contre la carrosserie rouillée de la voiture voisine à ma Merveille, et il attend patiemment. En approchant, je distingue ses cheveux bruns coupés en brosse et ses vêtements amples. Mes épaules se tendent, et j’accélère le pas. Je suis obligé de passer devant lui pour prendre place dans la voiture, mais je prends grand soin de l’ignorer.
- Réhat ! appelle-t-il en m’attrapant par le bras pour m’empêcher de m’asseoir à la place du conducteur. Tu ne viens pas avec moi ?
- Fous-moi la paix. Je ne veux rien avoir à faire avec toi.
Il fronce ses sourcils trop épais au-dessus de ses yeux gris-bleu.
- Tu sais, je piges toujours pas ce qui t’arrives.
- Il n’y a rien à piger. Laisse-moi juste.
- Putain, je te propose pas d’aller baiser dans une église. Je veux que tu viennes danser avec nous, merde !
Je ferme les yeux en grimaçant au blasphème, puis les rouvre et braque mon regard dans le sien. Je respire un grand coup, et lâche ce que j’ai sur le cœur.
- Je ne danse plus, Nico. Je ne danserai plus. Qu’est-ce que tu ne comprends pas là-dedans ?
- Tu fais chier, tu sais, lâche-t-il en me fusillant du regard. T’as un putain de talent. Tu m’as dit toi-même que ça te faisait vivre !
- J’ai changé d’avis, ok ?! Laisse-moi juste. Je ne veux plus.
Il secoue la tête, l’air atterré.
- Je ne vais pas te forcer, tu le sais bien. Mais honnêtement, je ne te comprends pas.
- Ne reviens pas.
- T’inquiète. Je ne fréquente ni les lâches, ni les menteurs, et encore moins ceux qui vous font croire qu’ils sont vos amis avant de vous lâcher comme une chaussette trouée. Bye, Réhat.
Il s’en va sans un mot de plus, et je m’engouffre dans la voiture. Quand je suis sûr qu’il n’est plus en vue, je pose mon front contre le volant et j’étouffe un sanglot. Les hommes ne pleurent pas, Eliot. Et toi encore moins que les autres.
Les mains crispées sur le volant, je respire avec difficulté.
- Fais chier, murmuré-je.
J’attends de me sentir de nouveau en état pour relever la tête, démarrer, et rentrer à la maison.

Je monte les escaliers en courant, ignore les aboiements joyeux de Livvy, un de nos chiens, jette mon sac à l’entrée de ma chambre, repousse tout ce qui traîne au milieu de la pièce contre les murs. Mes parents ne sont pas rentrés, je suis seul pendant encore au moins une heure. Dans une sorte de frénésie, j’ouvre mon ordinateur, ouvre une playlist de morceaux instrumentaux, branche mes enceintes, enlève mes chaussures, mon t-shirt, mon jean qui risque d’entraver mes mouvements.
Et, à moitié nu dans ma chambre, seul au monde, je danse.
C’est quelque chose qui ne s’explique pas. Qui ne se réfléchit pas.
Je danse. Et c’est comme respirer de nouveau, c’est comme vivre, mais en mieux. Les gestes viennent d’eux-mêmes, répétés milles fois auparavant. Je ne pense plus, je ressens. Je fais si peu attention au monde qui m’entoure que je me cogne plusieurs fois aux meubles, mais l’ignore et repars de plus belle. J’en oublie presque de respirer, et pourtant, j’ai l’impression d’ingérer plus d’oxygène que je n’en ai reçu de toute la journée. Mouvements fluides, mélodie entêtante, sauts et pirouettes, élégance et force, danse, danse, danse, danse encore.
Quand la musique s’arrête, j’ai le souffle court et les muscles noués. Un sentiment de culpabilité intrinsèque m’envahit, comme chaque fois que je danse à nouveau. J’ai cette impression tenace d’enfreindre une règle, de dévier de ma route, de ne plus être l’Eliot que je dois devenir.
Je me dirige jusqu’à la salle de bains, appuie mes mains sur le plan de travail, de chaque côté du lavabo, et me regarde droit dans les yeux. La sueur couvre mon front, mon regard est voilé de larmes auxquelles j’ordonne de ne pas couler.
Sans prévenir, sans que je puisse l’en empêcher, une grimace déforme mes traits et un gémissement inhumain sort de ma gorge, un bruit d’animal agonisant, qui me brûle les tympans. J’ai mal au corps, j’ai mal au cœur, j’ai mal à l’âme. Que quelqu’un me poignarde, que ça s’arrête, ça fera forcément moins mal !
Le souffle court, haché et douloureux, des mèches de cheveux trop longs collées à mon front, je me dévisage, avec un mélange de colère, de tristesse et d’amertume dans le regard.
- Combien de temps encore joueras-tu ce putain de jeu qui te tue ? soufflé-je.
Incapable de me regarder en face, je détourne les yeux. Et je tends tous les muscles de mon corps pour empêcher d’éventuels sanglots de me secouer.
Combien de temps encore ?
Combien ?


Chapitre 4
Dernière modification par Rid-kaat le lun. 11 juil., 2016 10:50 am, modifié 4 fois.
sous-le-signe-de-la-lune

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 3

Message par sous-le-signe-de-la-lune »

Je pense que c'est l'ambiance de sa famille et de sa personnalité, bonne sous tous rapports qui devaient me donner ce côté étrange et différent. Il a l'air passionné mais pas autant que les autres, y a peut-être de ça aussi ;) Mais je pense voir pourquoi t'as une impression de cliché encore une fois pour l'ambiance. En fait je savais quoi penser pour les autres, j'avais pleins de ressentis mais là je suis perdue o.o
Elle cache sans doute une part sombre, et peut-être qu’elle effectue des rituels satanistes à la cave, mais en tout cas, elle le cache bien.
J'aime bien cette description :lol:
Mais côté famille j'ai l'impression que c'est ça qui va poser problème, le côté conservateur, riche et la réussite avant tout ?
Annabelle, la danse, nico tout ça je sens que c'est important non ? x) Allez il est malade ou tu refais un truc à la Zénith ? Je continue avec mes questions oui ^^ ça m'intrigue trop en fait !
Mais c'est positif ce que je dis (on dirait peut-être pas). Ta fin me paraît pas si bizarre que ça en fait si ça peut te rassurer ^^
Mary-P

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 3

Message par Mary-P »

Toujours aussi super *-* J'adore ^^
Voilà, je ne sais pas trop quoi dire de constructif :lol:
Sinon j'adore la famille de Europe ^^ Ils sont géniaux ^^ J'adore tous tes personnages, je suis impatiente de voir la suite *-*

Avec les révisions je n'avais pas eu le temps de lire ton deuxième chapitre, mais j'ai rattrapé ce matin et c'est super *-*
Chlawee

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 3

Message par Chlawee »

J'ai bien aimé ce chapitre et j'aime découvrir la vie de famille de tes personnages. :)
Et ça serait drôle que la mère fasse vraiment des rituels satanistes !! :twisted:
Plus sérieusement je pense savoir pourquoi tu dis que ça fait un peu cliché mais je trouve que ça rend bien et j'ai hâte d'en savoir plus sur Eliot, notamment ce qui s'est passé l'année d'avant !
Et aussi, j'ai hâte de voir ce que ça va donner quand Jonathan, Europe et Eliot vont vraiment se parler. Je pense que ça va être un trio de folie !
Bisous bisous ! :D
Rid-kaat

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Trois fois plus forts - Chapitre 4

Message par Rid-kaat »

Chapitre 4
Jonathan – Sainte-Nitouche


Karim était mon meilleur ami. Il était là dans chaque mauvais coup dans lequel je me suis fourré. Je ne me souviens pas d’une seule punition, d’une seule heure de colle que je n’ai pas partagée avec lui. Et il y en a eu beaucoup, reconnaissons-le. Nous jouions les mauvais garçons parce que ça nous amusait, mais tout le monde reconnaissait notre bon fond. Quand on cherchait l’un d’entre nous, on trouvait forcément l’autre avec. Les deux géants rieurs, un sourire en travers du visage, l’œil malicieux et la répartie espiègle au bord des lèvres. Beaucoup ne nous aimaient pas, parce que nous étions enfermés dans notre monde à nous, et sans doute aussi parce que nous étions moqueurs, pas toujours matures. Peut-être même qu’il nous arrivait d’être méchants, mais nous ne nous en rendions pas compte. Nous étions hors du monde. Nous n’en avions pas besoin, nous avions le nôtre. Il était composé de rires, de blagues foireuses, de soirées affalés devant la télé en compagnie de Judith, de jeux vidéos et de notes moyennes. D’insouciance et d’adolescence dorée, en somme. Et nous ne nous rendions même pas compte de tout ce que nous avions. Nous nous plaignions des appartements trop petits, de nos frères et sœurs envahissants, des professeurs, des cours. Nous nous croyions invincibles. Immortels. Nous avions tort.
De toutes les personnes que j’ai jamais connues en dehors de ma famille, il était celui à qui je faisais le plus confiance. Je reste persuadé qu’il aurait été formidable avec moi malgré le fauteuil. Qu’il aurait ri de mes mauvaises humeurs, qu’il n’aurait pas hésité à m’insulter quand je devenais agaçant, et qu’on aurait eu beau se crier dessus, on serait toujours revenus l’un vers l’autre. S’il avait vécu. Si à sa place, aujourd’hui, ne se tenait pas un trou noir de douleur. Parfois, il m’arrive encore de me tourner vers lui ou de chercher son numéro dans mon téléphone, et quand je me rends brutalement compte qu’il ne répondra pas, qu’il ne répondra plus jamais, ça me donne l’impression d’être aspiré dans un tourbillon de violence, de larmes et de souffrance.
Je ne suis pas capable de faire tous mes deuils. Celui de mes jambes, de mon meilleur ami et de ma jumelle décédés, et de ma mère fuyarde. Alors, au lieu de n’en faire qu’un et de souffrir milles morts pour les autres, j’ai fais un deuil partiel pour chacun et je continue d’avoir mal pour tous. C’est comme des plaies, des égratignures qui cicatrisent doucement, laborieusement, dont on a pris l’habitude. Et de temps en temps, quelqu’un vient lancer du sel dessus, ou donner un coup dedans, alors on saigne à nouveau et on n’arrive plus à s’empêcher de grimacer de douleur et d’avoir les larmes aux yeux.
Comme maintenant. C’est le matin, je suis prêt à aller déjeuner avec mon père et mon frère, mais en cherchant un nouveau stylo dans les tiroirs de mon bureau, je suis tombé sur cette photo. C’est l’été, Karim a un bras passé autour de mes épaules. C’était une des rares personnes à me dépasser quand j’étais debout, nous étions de vrais géants. Il y a un reflet très laid sur la photo à cause du soleil, mais je me plaisais à dire que l’objectif était ébloui par nos sourires. Entre nous, dans le creux de nos épaules l’une contre l’autre, on aperçoit le haut de la tête de Judith qui a essayé de s’immiscer sur le cliché pour y faire une grimace, en vain. On ne voit que ses yeux malicieux, d’un bleu saisissant. Non pas un gris-bleu banal, un vrai beau bleu clair. Dans les derniers mois, Karim a commencé à ne plus jurer que par ces yeux-là, et je m’étais moqué en disant qu’il avait passé tant de temps chez nous que s’il sortait avec elle, ce serait comme avec sa propre sœur.
La douleur est intense, et j’ai les yeux voilés. Je revois ma sœur, qui était une véritable et charmante allumeuse, tourner autour de Karim et le prendre dans ses filets sans mal. A l’époque, ça me mettait en colère de les imaginer ensemble, mais maintenant, je donnerais tout pour les revoir avec cette lueur dans les yeux, ce jeu dangereux entre eux qui me faisait soupirer d’ennui et d’une rage contenue. Je voudrais déchirer la photo, effacer le souvenir et la souffrance qui en résulte. Mais je ne peux pas m’y résoudre. Je suis faible, si faible, et j’ai besoin de cette souffrance, de ce mal qui me ronge. Dans mon ancienne vie, je n’avais pas fait l’expérience de la douleur. Mes entorses, ce n’en étaient pas. Mon bras cassé quand j’étais enfant non plus. Perdre cette tante que je n’aimais pas vraiment et connaissais à peine, ça n’était rien. Aujourd’hui, je connais la douleur. Je la connais bien. Amie, amie exclusive et jalouse qui vous refuse toute autre sensation que la sienne. Elle est dans mes jambes, dans mes souvenirs, dans ma tête, dans chacun de mes gestes et chaque détail de la vie qui me ramène à un passé doré et heureux.
Pourtant, je l’aime. Je l’aime parce que si je souffre, si j’ai si mal, que ça me plie en deux, me jette à terre et me terrasse, alors ça veut dire que je me souviens.
Et c’est tout ce qui importe.

Le petit-déjeuner est le seul moment en dehors du dimanche où Vince et moi pouvons voir notre père. Il travaille le samedi, rentre tard et se couche aussitôt. Parfois, je me dis que je préférerais autant ne pas le voir du tout. Ce n’est pas que je ne l’aime pas, au contraire. J’ai beaucoup d’admiration pour cet homme qui continue de se battre et de se lever tous les matins pour ramener un salaire à la maison, et qui plus est, supporte un fils aigri avant l’heure. Seulement, apercevoir ses traits tirés, les cernes sous ses yeux, ses mains légèrement tremblantes autour de sa tasse, ses cheveux grisonnants et la vieillesse qui prend son visage d’assaut avant l’âge, ça me démoralise. Et me culpabilise aussi, un peu. Mon père prend tout cela avec une force tranquille que je lui envie. Bien entendu, il n’a pas perdu son meilleur ami ni ses jambes, mais Karim venait si souvent à la maison qu’il l’aimait suffisamment pour être affecté, et quand j’ai perdu ma motricité… il a perdu un fils aussi. Sa fille, sa femme, et son fils. Il ne reste de moi qu’un fantôme aux airs revêches et à la langue venimeuse. Avec lui, je suis parfois cruel, et quand je m’en rends compte, la culpabilité me noue le ventre et me donne la nausée. Pourtant, je suis incapable de m’excuser. Je l’ai toujours été. Admettre mes erreurs m’est quasiment impossible. Quelque chose que je tiens de ma mère. Elle qui a d’ailleurs eu si peur de ses éventuelles erreurs qu’elle a préféré fuir, laissant mon père seul, toujours amoureux fou, avec deux enfants endeuillés.
— Bonjour, Jon, dit mon père de cette voix grave pleine de velours qui me rappelle toujours les histoires racontées quand j’étais enfant et que les monstres sous le lit me faisaient peur.
You know nothing Jon Snow, commente Vincent, les yeux dans le vague, visiblement peu réveillé.
Je lève les yeux au ciel, pousse mon fauteuil jusqu’à la table où le petit déjeuner est déjà préparé pour moi. Je me fige en voyant que tout a été bien disposé pour que je n’ai plus rien à faire.
— Je vous ai déjà dit que je pouvais le faire tout seul, lancé-je d’un ton aigre.
Voilà. C’est exactement ça. Je ne peux pas m’en empêcher, surtout après avoir vu la photo.
— Jon, soupire mon père d’un ton ferme. Tais-toi et mange. Tu n’es pas le seul à avoir le droit d’être de mauvaise humeur.
— Papa, murmure Vincent.
— Non, Vince. Il n’a pas le monopole de la douleur, et il est encore mon fils. Donc il se tait et il mange ce qu’on lui a gentiment préparé parce qu’on pensait que ça lui ferait plaisir. Je ne suis pas d’humeur à la joute verbale ce matin, Jonathan.
Je grommelle quelque chose d’incompréhensible, et au lieu de faire ce que ma raison m’ordonne, à savoir manger et obéir sagement à mon père, je fais comme si j’étais revenu à ma crise d’adolescence et je fais pivoter mon fauteuil pour repartir.

Etre un abruti avec mon père, c’est fait. Me faire disputer par Vincent tout le trajet et m’enfermer dans le silence, c’est fait. Prendre des notes en cours et commencer enfin à m’y intéresser au bout d’une semaine, c’est fait. Et maintenant, avoir la rage contre des jeunes qui me prennent pour un infirme, c’est fait.
C’est l’heure de la pause déjeuner. Les couloirs sont bondés, et bien que j’ai terriblement faim, n’ayant rien mangé ce matin, j’ai décidé d’attendre sagement contre un mur que le flot passe, perdu dans mes pensées. J’ai hésité à sortir mon livre de mon sac, mais renoncé quand les trois jeunes gens m’ont abordé. La rousse a déplacé mon fauteuil sans me demander mon avis, et les deux garçons se sont mis à marcher chacun d’un côté en écartant les gens qui traînaient dans le passage, criant « Oyez, oyez, laissez passer le fauteuil » pour tout argument.
J’en suis à serrer les dents et à contenir ma colère bouillonnante, cherchant les mots exacts que je vais bien pouvoir dire pour leur faire comprendre à quel point je les hais. Je déteste qu’on pousse mon fauteuil sans me demander mon avis. Je déteste qu’on fasse remarquer aux gens que je ne suis pas normal. Je déteste qu’on me favorise pour ça. Et je déteste les inconnus qui se croient meilleurs que tout le monde, qui croient que leurs rires et leur bonne âme va me faire plaisir au lieu de m’humilier profondément.
A peine quelques mètres après que la rousse ait commencé à me pousser, je prends une grande inspiration et attrape mes roues à pleine mains pour les bloquer. La fille se cogne dans mon fauteuil avec un cri de surprise, et mes paumes me brûlent à cause des frottements. Les deux garçons se retournent. Je n’ai pas pris la peine de retenir leurs noms, mais l’un a la peau mate et l’autre des cheveux brun-roux ébouriffés. Ils me jettent un regard plein d’incompréhension, et la colère bout en moi avec une force redoublée. Et avec elle, même si je ne veux pas l’admettre, une humiliation cuisante. Quand les gens touchent à mon fauteuil sans mon avis, je me rends compte d’à quel point je suis vulnérable. Je ne peux pas me dégager, je ne peux pas fuir, je ne peux pas contrôler mes mouvements. S’ils voulaient vraiment m’emmener quelque part sans mon accord, ce serait tellement simple pour eux. Je ne suis plus le maître de mon corps. Je suis inerte, inepte, inutile, un corps à moitié détruit dans une chaise roulante maniable avec tant de facilité. Je les hais, à ce moment, mais je hais mes jambes vides et mortes tout autant qu’eux.
— Est-ce qu’il vous a seulement effleuré l’esprit que je pouvais ne pas vouloir de votre aide ? Que c’est un début d’enlèvement ce que vous faites-là ? Vous emparer de moi contre ma volonté ?
Ils ne s’attendaient pas à ça. Ils ne s’attendent jamais à ça. Aux inflexions dures de ma voix, à mon regard de glace, mes mains crispées et mon envie claire et nette de leur mettre mon poing dans la figure. Ils espèrent tous être traités en sauveurs. Que leurs attentions me touchent. Ils n’ont rien compris.
Soudainement, le regard du grand aux cheveux brun-roux s’assombrit, et il se rapproche de moi avec une certaine colère contenue dans sa démarche, même s’il essaye de se maîtriser. Depuis l’accident, je me suis découvert ce don incroyable de mettre les gens en colère rien qu’au ton de ma voix.
— On essayait juste d’être sympas, tu sais ? C’est pas la peine d’insinuer qu’on a fait un acte criminel. On essayait d’être sympas, répète-t-il.
C’est comme si le couloir s’était mis sur pause. Un bon quart des personnes qui le traversaient à toute vitesse une minute plus tôt ont ralenti ou se sont arrêtées pour entendre l’handicapé parler. Alors je redresse le menton, et je me donne en spectacle comme j’aimais déjà le faire avant. Malgré ma taille bien plus basse maintenant, je m’efforce, avec toute l’arrogance dont je suis capable, de regarder le gars de haut. Je suis fort à ce jeu-là.
— Amaury, laisse tomber, soupire la rousse.
— Oh, mes pauvres doudous, souris-je, mielleux au possible. J’ai détruit votre bonne action ! Je suis tellement désolé.
Je secoue la tête, reprends mon regard dur et pince les lèvres, abandonnant mon ton cynique. Les regards sur moi me mettent mal à l’aise. Je me fais violence pour les ignorer et me détendre, préférant me concentrer sur ma proie du moment.
— Traîner une grand-mère sur toute la longueur d’un passage piéton pour la faire traverser sans son avis, ce n’est pas être un héros ou un enfant de chœur, Amaury. C’est chercher à se donner bonne conscience, et non seulement c’est égoïste, mais c’est purement et simplement une mauvaise action. Alors ravale ta charité chrétienne avec moi. Je sais encore me déplacer tout seul, et ce n’est pas ton rire de pucelle quand tu pousses quelqu’un en dehors de ton chemin qui va m’aider à marcher à nouveau.
Le garçon serre les dents quand quelques rires fusent, légers. J’arbore maintenant un sourire tranquille. J’ai gagné la partie, et je le sais. Pourtant, si le jeu pouvait durer encore, ça me ferait tellement plaisir. Décaper l’humiliation sur ma peau à coups de crocs venimeux, c’est tout ce que je désire. Et pour une fois, ce n’est pas uniquement comme l’handicapé de service qu’on me regarde. Les spectateurs attendent juste le prochain round.
La rousse a déjà rejoint un petit groupe d’autres jeunes qui partagent bon nombre de mes cours. Ils sont toujours ensemble à midi, d’à ce que j’ai noté. Il ne reste que le garçon à la peau mate et le brun-roux nerveux, Amaury. Un beau nom d’abruti.
— Si tu n’étais pas en fauteuil, je te frapperais, grommelle-t-il.
Celle-là, c’est une de mes préférées. Ils la ressortent tout le temps, ma réponse est déjà prête. Je lève les mains en l’air en signe de reddition, et souris de toutes mes dents, l’air calme et assuré mais les yeux crachant des flammes gelées.
— Mais je t’en prie, vas-y ! Frappe-moi, Amaury. Prouve à tout le monde que tu ne fais pas de discrimination. Ce que tu viens de dire, c’est à peu près aussi idiot qu’un ‘’On ne frappe pas les femmes, voyons, ces pauvres petites créatures si frêles et douces.’’ Tu sais, cette phrase que les lâches sortent quand ils ont peur de se faire démolir par la fille qui les menace ? Mais, c’est vrai, tu as raison. Traitons les handicapés différemment pour qu’ils se sentent si bien intégrés à la société. Ne me frappe surtout pas, je me sentirais mieux et je me dirais peut-être que finalement, ne plus avoir de jambes, c’est pas si mal, hein ? Puisque plus personne ne me frappe et qu’en plus on me déplace contre mon gré, comme un vase de déco qu’on emmène de la cuisine au salon.
Deux-zéro pour l’infirme, les enfants. Qu’est-ce que vous pensez de ça ? Vincent me tuerait, mais c’est étrangement bon et plaisant de voir la colère et l’angoisse que ce garçon ressent face à moi. Il ne sait plus sur quel pied danser, et en attendant, je suis celui qui maîtrise la situation. Ce que j’aime plus que tout. Maîtriser. Mon corps et mon environnement. Il y a longtemps que je n’avais pas supporté autant de regards à la fois sans avoir envie de fondre en larmes ou de disparaître. Merci Saint Amaury.
Ses dents se serrent, ses poings se crispent. Je l’ai vexé. Pauvre enfant, je vais te plaindre.
— On est désolés, ok ? grommelle le garçon à la peau mate. On pensait pas à mal.
— C’est ce que pensait Hitler en orchestrant le génocide des Juifs, mon gars.
Sur ces bonnes paroles, et tout en sachant parfaitement que j’ai dépassé le point Godwin, je me félicite pour ce match amical et fais doucement rouler mon fauteuil jusqu’au prochain virage, remarquant avec satisfaction que la plupart des couloirs ont finalement été vidés pendant ma petite discussion. Cette journée s’annonçait déplaisante, mais j’ai pourtant su en tirer quelque chose. Je n’en suis pas peu fier.
Malgré tout, je me prends à vite rechercher la solitude à nouveau. Il n’y a eu qu’une petite douzaine de spectateurs à mon coup d’éclat, mais j’ai mal au ventre en pensant aux regards braqués sur moi et en imaginant les murmures et les pensées de ces gens. C’est toujours comme ça. Je ne supporte plus de songer à mon reflet dans les yeux des autres.

Je tressaille quand le plateau claque sur la table, en face de moi. En trois semaines, ceux qui me connaissent, ne serait-ce que de vue ou de réputation ont compris que non seulement je mangeais tout à la fin du service, mais qu’en plus, il ne fallait pas me parler pendant le repas. Ceux qui s’y sont risqués ont rencontré un mur de glace ou des répliques cinglantes. Peu importe qu’on s’assoie à côté de moi par manque de place, je veux juste qu’on me laisse en paix. J’attends donc sagement que les amis du premier plateau le rejoignent, qu’ils se mettent à discuter de sujets vides de sens sans se rendre compte de la chance qu’ils ont, du vernis doré recouvrant leurs vies bien rangées.
— Je peux ? demande une voix masculine mais douce au bout d’un long silence.
Il est donc inévitable que je relève les yeux vers mon agresseur. Avec une lenteur exagérée, je remonte mon regard, croisant d’abord son jean de marque, puis son haut Lacoste qui n’est sans doute pas une minable contrefaçon. Vient le moment fatidique du visage, qui me tape sur les nerfs au moment même où je le vois. Il a la peau bronzée, les cheveux blonds foncés, les yeux clairs, un sourire très calme et assuré. Il pourrait tourner dans une pub sans problème, et en plus, il tient sur ses deux jambes. Ce type n’a rien pour lui. Un fils à papa comme un autre, de ceux que j’ai toujours détestés, avec leur apparence lisse et amidonnée, qui ne dégage pas un iota de personnalité.
Ce n’est même pas ma principale raison de le détester. Non, ma vraie raison, c’est qu’il fait assurément partie du groupe Amaury & Cie et que par conséquent, je n’ai aucune envie de voir son visage de poupée Ken manger en face de moi.
— Non, rétorqué-je avec mon sourire le plus charmant.
Et comme les gars dans son genre se pensent toujours au-dessus du monde et n’écoutent pas les réponses à leurs questions, il s’assoit quand même. Ces gens-là sont à se taper la tête contre les murs.
— Ecoute, reprend-t-il. Je n’ai pas envie de manger avec Amaury, Roxanne et les autres. Je veux dire, ce qu’ils ont fait était débile, et ils sont… enfin, ils sont méchants avec toi maintenant.
Un ricanement m’échappe. On est de retour en primaire, ou quoi ?
— Oh lala, s’ils sont méchants avec moi, alors qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Les arroser de poussière magique d’amour et de solidarité ? Leur montrer le pouvoir des licornes roses à paillettes de joie ?
Le blond fronce les sourcils. Lui non plus ne s’attendait pas à ça. Comme je le disais, ils espèrent tous être traités en bons samaritains, mais je ne leur laisserai pas cette chance. Je ne suis pas une petite chose fragile qui risque de se briser à chaque mot de travers, et que ces imbéciles rient de moi dans mon dos pour oublier leur humiliation ne m’atteint pas.
— Peut-être que toi ça ne te gênes pas, mais moi oui, répond-t-il d’un ton sérieux. Je n’ai pas envie d’entendre des moqueries tout le long du repas.
— Ah oui, c’est vrai, tu as raison, il ne faut pas se moquer des handicapés.
— Ca n’a rien à voir ! s’emporte-t-il. Je déteste la violence gratuite.
Je hausse les sourcils très distinctement, sincèrement perplexe.
— Alors, il y a un truc que je n’ai pas bien compris… Qu’est-ce que tu fais en train de manger en face de moi ? Je suis un concentré de violence gratuite, mon ange.
Il tressaille, sans doute plus choqué par le « mon ange » que par le reste. A chaque fois que j’emploie un surnom comme celui-là, je mets tant de sarcasme et de tranchant dedans que ça sonne comme une insulte. Posés sur la table, de chaque côtés de son plateau, ses poings se crispent tandis qu’il me regarde dans les yeux. Je soutiens son regard sans ciller, ayant pour moi l’avantage des yeux vairons qui ont tendance à déstabiliser plus facilement. Il y a une certaine tension dans ses épaules, et j’ai la certitude qu’il va partir, m’insulter ou protester. Étonnamment, ce n’est pas ce qui se passe. Il se contente de relâcher la tension en une longue expiration, au prix d’un effort visible.
— En fait, j’étais juste venu pour te dire que je trouvais absolument géniale la façon dont tu as parlé à Amaury, et que tu avais raison sur toute la ligne. Et que c’était drôle. Vraiment. Tu vas sans doute encore me cracher à la figure comme tu sais si bien le faire, et comme je ne suis absolument pas habitué à ça, je vais probablement me faire tout petit sur cette chaise et me taire jusqu’à la fin du repas. Est-ce qu’on peut passer cette partie et se contenter de manger en silence pendant que j’admire silencieusement ta force de caractère et que tu me méprises de toute ton âme parce que je suis insipide et inutile ?
D’accord. Je ne m’attendais pas à ça non plus. Comme quoi les gens ne sont pas toujours prévisibles.
— C’est pourtant si drôle de te cracher mon venin à la figure, mon ange. Ça me manque déjà, de voir tes grands yeux de Sainte-Nitouche être choqués par mon affreux sarcasme.
Il soupire, et comme il l’avait prédit, rentre le plus possible la tête dans les épaules pour manger en silence. Je baisse les yeux sur mon plateau, un imperceptible sourire flottant au coin de mes lèvres.

Mon camarade de repas silencieux a fini avant moi. Il a engouffré sa nourriture à une vitesse inhumaine, ce que j’ai préféré ne pas relever. J’ai cru qu’il partirait à la seconde où il aurait terminé, mais il n’en a rien fait et m’attends toujours, un coude sur la table et la joue appuyée sur sa main. Bien qu’il tente de se faire oublier, Sainte-Nitouche – son surnom attitré – dégage une aura solaire d’enfant-chéri, de quelqu’un qui a toujours su attirer les regards sans même s’en rendre compte. C’est quelque chose d’assez insupportable. Judith avait cette aura-là, cette façon d’être le centre du monde sans le vouloir. Judith, pourtant, c’était pire encore, parce que c’était ma sœur et un bout de mon monde.
Sans signaler que j’ai terminé, je pose le plateau sur mes genoux et me dirige à l’endroit où on les débarrasse. Sainte-Nitouche passe devant moi avec sa démarche qui ne doute pas que ses jambes vont le porter, qui n’envisage pas qu’elles cessent de le faire un jour. Si j’avais su que je finirais en fauteuil roulant, j’aurais profité de chaque pas comme personne ne les a jamais savourés, j’aurais aimé chaque courbature et chéri chaque entorse. Seulement, je ne savais pas, et je regretterai éternellement tous ces moments où je ne me suis pas rendu compte de ma chance. C’est le fléau des Hommes. Ils n’aiment pas ce qu’ils ont, ils le perdent sans prévenir et ils se rendent soudainement compte que s’ils avaient été au courant, ils auraient su se contenter de leurs bonheurs simples. Mais ils sont ignorants. Donc ils souffrent.
Je suis jaloux d’un rien. De tous ces pieds qui tapent le sol, de ses jambes à lui qui passent devant moi et qui ne vacillent pas. L’envie me monte à la tête, me donne presque la nausée. Quand Sainte-Nitouche tourne la tête vers moi, ses sourcils se froncent, ce qui doit être une manie chez lui, et il a l’air inquiet pour moi. Mon mal-être est-il si transparent ? Seigneur, qu’est-ce que je peux haïr ma faiblesse.
— Si tu m’aides, je te tue, signalé-je d’un ton menaçant.
Contre toute attente, le blond glousse. Un rire étouffé, ravalé, qui veut disparaître. Ses joues rougissent, il a un air d’enfant pris en faute, mais ses yeux continuent de rire aux éclats pendant que je le dévisage avec un semblant d’incompréhension et beaucoup de dureté.
— Qu’est-ce qui te fais rire ? On peut savoir ?
— Non, rien, hoquette-t-il. C’est juste… Tu sais… T’imaginer en train de me menacer alors que je n’aurais même pas à courir pour t’échapper.
Il désigne le fauteuil, puis se passe une main dans les cheveux, visiblement mal à l’aise.
— Désolé, c’était cruel. Je ne devrais pas.
— Oui, tu ne devrais pas, dis-je d’un ton dur.
Il a l’air de tellement se morfondre que j’ai l’impression qu’il va pleurer. Il semble tellement innocent et enfantin que je me demande comment il a fait pour survivre dans ce monde de brute pendant si longtemps.
— Je suis navré ! J’ai juste… J’ai juste pensé, comme ça, à toi me menaçant avec un couteau en essayant de me rouler après, mais ça ne collait juste pas, et c’était drôle, et je suis désolé, vraiment.
Je lève les yeux au ciel, un sourire moqueur au bord des lèvres.
— Je rigole. Pour une fois que ça fait marrer quelqu’un, tant mieux. Et tu serais étonné de la vitesse à laquelle je peux aller. Allez, bouge tes fesses au lieu de te morfondre, Sainte-Nitouche.
Il me foudroie du regard au surnom, seulement il s’avère que comparé au mien, son regard noir est médiocre. Je me contente de vider mon plateau comme tout le monde, en mettant un peu plus de temps, pendant que Sainte-Nitouche interdit au gars derrière moi de pousser mon fauteuil à ma place. Insipide et fade, il m’est néanmoins sympathique. Surtout parce qu’il s’est moqué de moi.
Une fois dehors, nous n’avons guère le temps de tergiverser, les cours reprennent dans peu de temps. Le blond marche tranquillement à côté de moi, les mains dans les poches de son jean, enfermé dans le silence.
— Eliot, déclare-t-il au bout d’un moment. Eliot, pas Sainte-Nitouche.
Je hoche la tête, laissant passer le silence pendant assez longtemps pour qu’il croie que je ne lui donnerais pas mon nom, pour le simple plaisir de sentir son angoisse dans l’air entre nous.
— Jonathan.
Du coin de l’œil, je peux le voir sourire comme un imbécile fini. On dirait que je le lui ai accordé une faveur. Ce qui, quelque part, est bel et bien le cas.
— N’espère pas qu’on soit amis ou je ne sais quoi, hein, grommelé-je.
— Parce que tu as perdu ton cœur en même temps que tes jambes ? demande-t-il d’un ton léger.
— Quoi ? m’exclamé-je d’un ton acide et froid, pas sûr d’avoir bien entendu.
Il baisse les yeux sur ses chaussures, et hausse une épaule.
— Je m’essayais juste au venin, répond-t-il très bas, comme s’il n’était pas sûr de vouloir être entendu.
Je hausse les sourcils, surpris, et essaye d’accélérer l’allure pour le semer, ce qui ne marche évidemment pas. Je serre les mâchoires, plus vexé que je ne voudrais l’admettre. J’ai un cœur. Il s’est juste entouré d’acier trempé et d’acide brûlant. Eliot a l’air franchement mal à l’aise pendant tout le chemin jusqu’au bâtiment des Lettres. Je me rends bien compte que c’est hypocrite de ma part de mal réagir à une telle réplique alors que des tirades similaires sortent continuellement de ma bouche, mais je ne peux pas m’en empêcher. Ce n’est que lorsqu’on doit se séparer que je daigne desserrer les dents.
— C’était très réussi, pour un premier jet, grommelé-je.
— A plus tard ?
— Ben voyons. Dans tes rêves, mon ange, grondé-je.
— A plus tard, confirme-t-il.
Et c’est un sourire au bord des lèvres qu’Eliot le fils à papa qui part sans doute en vacances à l’autre bout du monde, alias Sainte-Nitouche, me laisse là avant de rejoindre sa propre salle. Sans savoir exactement pourquoi, je suis très en colère contre moi-même. Comme si je m’étais autorisé quelque chose de profondément interdit et dangereux, avec cette poignée de minutes en compagnie d’un étranger viscéralement différent de moi, de ce garçon à l’innocence probablement encore inviolée par l’effroyable vérité de la vie.


Chapitre 5
Dernière modification par Rid-kaat le ven. 19 août, 2016 12:01 pm, modifié 2 fois.
sous-le-signe-de-la-lune

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 4

Message par sous-le-signe-de-la-lune »

J'aime bien ton titre, c'est pas si étrange que ça et puis ça laisse du suspense ^^
C'est sympa d'en apprendre plus sur son amitié avec Karim, c'était pas énorme mais c'est intéressant pour voir la différence entre avant et maintenant. Mais ma partie préférée reste quand même sa discussion avec Eliot, ah l'ambiance 8-) Et puis c'est bien qu'il aille le voir au lieu de l'observer de loin.
Sinon en fait je sais pas quoi dire donc je vais m'arrêter là °-°
blackshe-wolf

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 4

Message par blackshe-wolf »

Salut
Je débarque dans ton histoire vu qu'on me l'a proposé et j'ai vraiment apprécié ta manière d'écrire. Tes personnages sont très différents les uns des autres et vivent chacun avec un fardeau ce qui les rendent très intéressant à suivre. Tu as decris pour chacun comment ils vivent, son caractère et son état d'esprit ce qui les rendent très vivants et attachants.
Jonathan est le perso auquel je me suis le plus attaché. Il a sacrément morflé et son cynisme lui va bien et est parfaitement compréhensible.
Europe est très intéressante avec les mensonges qu'elle a donné pour s'inventer une autre vie. D'une manière ou d'une autre, c'est le genre de choses qui finit par se retourner contre soi. Je me demande bien évidemment comment ça va se passer pour elle.
Elliot je n'ai pas compris son histoire avec la danse. Je sais que son père attend énormément de lui et des gens en général. Elliot n'a pas l'air d'avoir beaucoup de caractère pourtant il va vers Jonathan et lui répond. C'est intriguant.

Voilà mon avis... j'ai bien envie de connaître la suite. Pourras tu me prévenir ?
Dernière modification par blackshe-wolf le lun. 18 juil., 2016 4:34 pm, modifié 1 fois.
MikoAsuna

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 4

Message par MikoAsuna »

Donc, les chapitres, j'ai beaucoup apprécié. J'attends la suite. J'ai beaucoup de choses à en dire je crois, huhu.
J'aime beaucoup Jon, surtout dans le chapitre 4 ou il est cynique comme j'aime. J'ai déjà vu des histoires similaires à la sienne, je suis en terrain connu mais j'approuve. Mais Europe, Dieu, je suis ultra fan. Elle mérite l'histoire entière. xD Et je sais pas son histoire m'a plus marqué que les autres. Bon Eliot, sympathique pour l'instant, c'était drôle de le voir interagir avec Jon, bizarre mais drôle. Mais Jon, punchlines de tarés. J'adore tout les moments ou il ouvre la bouche. Et puis, l'a p'tite référence à Got tranquille; ça touche mon petit cœur de fan. La plume fait un peu penser à le faire ou mourir comment c'est écrit, surtout avec Jon, mais c'est grave cool, veut la suite maintenant.
Indifference

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 4

Message par Indifference »

Whaou..
Si tu savais, c'est impressionnant à quel point tu écris bien ! C'est une amie m'a proposé de lire ce récit en me disant que tu avais un talent fou, mais honnêtement, je ne m'attendais pas à ça. Tu as un don, c'est certain, n'en doute jamais ! Aussi bien l'histoire, l'intrigue, les personnages et la plume, rien ne manques à l'appel, tu sembles t'approprier parfaitement chaque syllabe, chaque virgule apporter à ton texte pour lui donner un sens tout autre que l'attendu, et chacune d'elle peut mener le lecteur à ta guise d'un bout à l'autre de tes idées. Tu es maître absolu de tes phrases, de tes mots, et par conséquent, de l'esprit du lecteur.
Tu peux guider chacune de ses pensées vers une supposition ou vers une autre en seulement quelques mots, tout en gardant un maintien parfait sur l'intrigue. Tu sembles nous livrer beaucoup de tes personnages, pourtant nous n'en savons véritablement rien.
Tu es impressionnante.
Je pense que ces trois mots conviennent parfaitement à ton écriture. Tu as ce petit truc en plus qui plait, qui bouleverse, et qui désormais nous donne l'irrésistible envie de connaître la suite.
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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 4

Message par Rid-kaat »

blackshe-wolf a écrit :Salut
Je débarque dans ton histoire vu qu'on me l'a proposé et j'ai vraiment apprécié ta manière d'écrire. Tes personnages sont très différents les uns des autres et vivent chacun avec un fardeau ce qui les rendent très intéressant à suivre. Tu as decris pour chacun comment ils vivent, son caractère et son état d'esprit ce qui les rendent très vivants et attachants.
Jonathan est le perso auquel je me suis le plus attaché. Il a sacrément morflé et son cynisme lui va bien et est parfaitement compréhensible.
Europe est très intéressante avec les mensonges qu'elle a donné pour s'inventer une autre vie. D'une manière ou d'une autre, c'est le genre de choses qui finit par se retourner contre soi. Je me demande bien évidemment comment ça va se passer pour elle.
Elliot je n'ai pas compris son histoire avec la danse. Je sais que son père attend énormément de lui et des gens en général. Elliot n'a pas l'air d'avoir beaucoup de caractère pourtant il va vers Jonathan et lui répond. C'est intriguant.

Voilà mon avis... j'ai bien envie de connaître la suite. Pourras tu me prévenir ?
Ha, génial, merci d'être passée =D
Oui, mes trois premiers chapitres servent uniquement à présenter mes personnages aussi précisément qu'on peut le faire en si peu de temps et sans ennuyer un lecteur >.< Je suis contente si tu les as trouvés attachants !
Jonathan a une fâcheuse tendance à être apprécié pour son cynisme xD
Europe, en effet, va forcément finir par souffrir de ces mensonges ou ne plus pouvoir les cacher. Quant à Eliot, s'il reste assez incompréhensible au départ, c'est un peu normal. Il va sans doute le rester un moment d'ailleurs, parce que je ne peux pas trop en révéler très vite sur lui x)

Merci d'être passée, en tout cas, et tu seras prévenue =)
MikoAsuna a écrit :
Donc, les chapitres, j'ai beaucoup apprécié. J'attends la suite. J'ai beaucoup de choses à en dire je crois, huhu.
J'aime beaucoup Jon, surtout dans le chapitre 4 ou il est cynique comme j'aime. J'ai déjà vu des histoires similaires à la sienne, je suis en terrain connu mais j'approuve. Mais Europe, Dieu, je suis ultra fan. Elle mérite l'histoire entière. xD Et je sais pas son histoire m'a plus marqué que les autres. Bon Eliot, sympathique pour l'instant, c'était drôle de le voir interagir avec Jon, bizarre mais drôle. Mais Jon, punchlines de tarés. J'adore tout les moments ou il ouvre la bouche. Et puis, l'a p'tite référence à Got tranquille; ça touche mon petit cœur de fan. La plume fait un peu penser à le faire ou mourir comment c'est écrit, surtout avec Jon, mais c'est grave cool, veut la suite maintenant.
Je réponds quand même, tu lui montreras, Clem xD
Déjà, merci d'avoir lu ! (Même si t'as sans doute été sous la contrainte à cause de Clem, bref). Ensuite, Jon est en effet un perso qu'on a plus ou moins l'habitude de voir, mais j'ai un faible pour les cyniques brisés, donc je n'ai pas résisté.
Contente que tu sois si fan d'Europe xD Et Eliot, ben, sûr que le meilleur est à venir x)
Merci pour les punchlines xD (Quelque part c'est les miennes, donc ça me fait plaisir) Et j'ai pas résisté, je pouvais pas mettre "Jon" sans référence Game of Thronesque à côté '-'
La comparaison avec Le Faire ou Mourir me fait grave plaisir, en tout cas =D
Indifference a écrit :Whaou..
Si tu savais, c'est impressionnant à quel point tu écris bien ! C'est une amie m'a proposé de lire ce récit en me disant que tu avais un talent fou, mais honnêtement, je ne m'attendais pas à ça. Tu as un don, c'est certain, n'en doute jamais ! Aussi bien l'histoire, l'intrigue, les personnages et la plume, rien ne manques à l'appel, tu sembles t'approprier parfaitement chaque syllabe, chaque virgule apporter à ton texte pour lui donner un sens tout autre que l'attendu, et chacune d'elle peut mener le lecteur à ta guise d'un bout à l'autre de tes idées. Tu es maître absolu de tes phrases, de tes mots, et par conséquent, de l'esprit du lecteur.
Tu peux guider chacune de ses pensées vers une supposition ou vers une autre en seulement quelques mots, tout en gardant un maintien parfait sur l'intrigue. Tu sembles nous livrer beaucoup de tes personnages, pourtant nous n'en savons véritablement rien.
Tu es impressionnante.
Je pense que ces trois mots conviennent parfaitement à ton écriture. Tu as ce petit truc en plus qui plait, qui bouleverse, et qui désormais nous donne l'irrésistible envie de connaître la suite.
Là, par contre, je croule sous les compliments, et je sais pas quoi faire :oops:
Merci pour tout ce que tu dis, en tout cas, même si je ne sais pas trop quoi te dire après cette déferlante de compliments xD Ça me fait très très très plaisir que tu ais autant aimé, et que tu vois du talent dans ces quatre chapitres.
Je te préviendrai par la suite =P Merci encore !
DanielPagés

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 4

Message par DanielPagés »

Je m'associe aux compliments déjà exprimés sur l'écriture et le style... ;)
Maintenant, j'ai hâte de voir où tu nous mènes !
Continue !
Chlawee

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 4

Message par Chlawee »

Wahou ! J'ai vraiment adoré ce chapitre !
J'ai bien rigolé pour le "You know nothing Jon Snow" et le passage sur Hitler. :lol: (Hitler n'est pas drôle en soi hein, mais j'ai pas pu m'en empêcher là... :lol: )
J'aime beaucoup Eliot qui a l'air tellement innocent et gentil que j'avais mal pour lui avec les répliques de Jonathan. :( Mais je sens qu'ils se sont bien trouvé tous les deux, et que Jon va commencer à l'apprécier. Qui sait, c'est peut-être le début d'une belle amitié ! :P
Rid-kaat

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 4

Message par Rid-kaat »

DanielPagés a écrit :Je m'associe aux compliments déjà exprimés sur l'écriture et le style... ;)
Maintenant, j'ai hâte de voir où tu nous mènes !
Continue !
Merci =)
Les trucs que je considère comme "vraiment intéressant" arrivent aux alentours du chapitre 8, donc c'est un peu lent, mais ça va venir xD
Chloe38200 a écrit :Wahou ! J'ai vraiment adoré ce chapitre !
J'ai bien rigolé pour le "You know nothing Jon Snow" et le passage sur Hitler. :lol: (Hitler n'est pas drôle en soi hein, mais j'ai pas pu m'en empêcher là... :lol: )
J'aime beaucoup Eliot qui a l'air tellement innocent et gentil que j'avais mal pour lui avec les répliques de Jonathan. :( Mais je sens qu'ils se sont bien trouvé tous les deux, et que Jon va commencer à l'apprécier. Qui sait, c'est peut-être le début d'une belle amitié ! :P
Merci =D
Haha, tant mieux si ça t'as fait rire (Joe a un peu abusé du point Godwin mais bon, c'est <Joe x))
Eliot a encore plus l'air d'un gosse dans les yeux de Jonathan, donc c'est sûr qu'il se casse les dents sur les répliques de Joe x)
Rid-kaat

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Re: Trois fois plus forts [Tranches de vie, Drame] - Chapitre 5

Message par Rid-kaat »

Chapitre 5
Europe – Petits Frères


Il doit être aux alentours de minuit quand la voix de Minsk retentit dans notre chambre.
- On peut réunir un conseil ? demande-t-il.
Il a la voix hésitante comme elle l’est rarement. Minsk est un garçon effronté, revêche et entêté, qui n’apprécie pas la faiblesse chez les autres et qui l’exècre encore plus chez lui-même. Sa voix ne tremble pas habituellement, elle claque. Pourtant, cette nuit, il a des trémolos dans le ton qui disent « Je suis encore un enfant ». Oslo marmonne quelque chose qui s’étouffe dans l’oreiller, mais je suis déjà hors du lit, sur mes pieds maladroits au sortir du sommeil. Je pose avec douceur mes mains sur les épaules de mon petit frère. Malgré le peu de luminosité qui filtre au travers les volets, je devine le sillon des larmes sur ses joues, et je dépose un baiser léger sur son front.
- Secoue Oslo, je vais chercher les autres. Hel aussi ?
- S’il veut, murmure-t-il.
- Ok, pas de souci.
Je me glisse en silence dans les Chambres des Aînées et les réveille toutes les deux, même si l’idée de discuter avec America me hérisse. Je secoue Helsinki en dernier lieu, qui râle un peu, et maudit Minsk trop bas pour que j’entende les termes exacts, avant de s’extirper de son lit.
Quelques minutes plus tard, toute la fratrie Verneau est assise en cercle au milieu de notre chambre, la lampe de chevet d’Oslo posée au centre pour nous éclairer. Des ombres inquiétantes dansent sur nos visages dans la semi pénombre, et tout le monde a remarqué la soudaine fragilité de notre jeune frère, blotti contre l’épaule d’Oslo.
- Alors ? demande Océanie avec douceur.
Je me demande si, à quatorze ans, quand j’ai enfin eu de vrais mots à placer sur mes sensations et mes émotions, j’aurais dû convoquer un conseil aussi. Je n’en ai parlé qu’à Oslo, puis Océanie s’est rajoutée au débat parce que nous n’avions pas été discrets et qu’elle nous avait pris en flagrant délit de confession sans elle, ce qu’elle a tendance à détester. Peut-être que je ne serais pas en si grand froid avec Ame si je lui en avais parlé à elle aussi. Peut-être que leur exposer à tous mes sentiments, mes doutes, au lieu de les mettre devant le fait accompli les aurait moins dérangés. Mais j’étais si gênée ! Et Minsk avait dix ans, Helsinki huit, auraient-ils vraiment pu comprendre ?
Seulement, nous ne sommes plus à mes quatorze ans, et ce n’est plus de moi qu’il s’agit. Minsk, refusant de s’abaisser à la protection des bras de son grand-frère, s’écarte vivement d’Oslo, ramenant ses jambes contre lui et les entourant de ses bras. Il reste longtemps silencieux, et si Helsinki se tord furieusement les mains pour endiguer son envie de bouger, personne ne le presse de parler pour autant.
- J’ai fais une connerie au collège aujourd’hui, murmure-t-il.
- Où est la nouveauté ? demande innocemment Helsinki, habitué tout autant que le reste de la fratrie Verneau aux heures de colle et aux punitions répétées.
Minsk le foudroie du regard, réfrénant un sanglot, et Océanie donne un coup de coude dans les côtes de notre plus jeune frère pour qu’il cesse de l’ouvrir inutilement. D’un léger hochement de tête, Océ incite Minsk à continuer.
- D’habitude, je fais juste pas mes devoirs, ou j’écoute pas en cours ou je fais pas attention à mon ton pour répondre, enfin comme dit Papa, je fais mon ado, quoi. Mais là, j’ai déconné sévère. Je l’ai pas dit aux parents, j’ai pas osé, je veux dire, je veux pas qu’ils pensent que je suis une mauvaise personne ! J’avais… Il avait… Je vais être renvoyé. Merde, jure-t-il en essuyant de nouvelles larmes.
Oslo glisse un bras autour des épaules de Minsk, puis passe une main affectueuse dans ses cheveux. Je croise le regard d’Ame, d’Océ, d’Oslo, cherchant un appui. Comme d’habitude, c’est Océanie qui trouve les mots à notre place.
- Minsk… C’est pas si grave d’être renvoyé. Oslo l’a déjà été, en cinquième.
- Est-ce qu’on peut oublier cette période de ma vie ? râle le principal intéressé. Mais elle a raison, ce n’est pas aussi dramatique que ça en a l’air.
- Oui mais toi, ce n’était pas de ta faute, Oslo, proteste Minsk. C’est cet imbécile de Paul Jenier qui avait mis son couteau dans ton sac pour te faire accuser. Mais moi, j’ai tout fait foiré. J’ai… J’ai…
- Vas-y, l’incite America. Ce n’est pas nous qui allons te disputer pour ça, c’est promis.
Minsk prend une grande inspiration tremblotante. Il a quelque chose de terriblement fragile que je ne lui reconnais pas. Une culpabilité acide me noue les entrailles en songeant que je ne prends pas assez soin de lui, pas assez soin d’eux tous. Dans l’histoire des Verneau, je ne pense souvent qu’à moi, à Oslo et Océanie parfois, mais pas assez aux autres.
- J’ai… tabassé… un gars. Il est à l’hôpital.
Silence. On ne s’attendait pas à ça. Minsk a la parole tranchante et l’attitude effrontée, mais il n’avait jamais levé la main sur personne jusque là, du moins à notre connaissance.
- Qu’est-ce qu’il avait fait ? grondé-je, sachant parfaitement qu’il a dû le chercher pour que Minsk en arrive là. S’il faut qu’on l’attende à la sortie de l’hôpital pour en remettre une couche, tu n’as qu’à demander.
Minsk écarquille les yeux en me regardant, profondément sidéré de ma véhémence. Oslo étouffe un rire léger, me fixant avec un mélange d’amusement et d’étonnement.
- J’oublie presque ton côté violent, je suis surpris à chaque fois qu’il ressort, ‘Rope. Et on ne va pas faire ça, tu le sais très bien.
Je soupire, tente de chasser la colère bouillonnante et grondante à l’idée que mon petit frère subisse ne serait-ce qu’un dixième de ce que j’ai vécu au collège. J’ai la haine rien d’imaginer un fils à papa faisant tomber ses livres ou le traitant d’idiot. Je serre les poings jusqu’à ce que mes ongles s’enfoncent dans mes paumes, et relève le regard vers Minsk.
- J’ai cassé le nez d’un garçon au collège. J’ai échappé au renvoi parce que je me suis aussi cassée un doigt dans la bagarre, et j’ai dis que c’était à cause de lui. On est passés en conseil de discipline tous les deux et comme ses parents ont décidé de le placer en collège privé, tu sais, pour l’éloigner des sauvages des bas quartiers, j’ai eu le droit de rester si je ne causais plus d’éclat.
- Tu as cassé un nez, répète Minsk, hébété. Europe a cassé un nez. Je me souviens pas de ça. T’avais quel âge ?
- Elle avait douze ans, sourit Oslo.
- Et demi, ajouté-je.
- T’étais pas encore… ? hésite Minsk.
- Non, en effet. Bon, il t’avait fait quoi, ce type, pour mériter son lit d’hôpital ?
- Il nous a insultés, murmure-t-il. Enfin, ça fait un moment. C’est que des trucs comme « Vous êtes une famille de tafioles » ou « Allez en Enfer, dégénérés » et puis… Ben, il t’a traitée de monstre, Europe. Ça a vraiment fait déborder le vase, tu vois, j’ai pas pu.
Je serre les dents. J’ai perdu l’habitude de l’insulte. Dans le quartier, il arrive encore qu’on me regarde d’un air dégoûté, et je me contente de relever le menton et d’ignorer. A la fac, je n’ai plus ce problème, puisque personne ne m’a connue Avant. Je n’aime pas l’idée que Minsk ait à endurer les injures à ma place. C’est à moi de faire face à ça, pas aux autres.
- Tu l’as frappé parce qu’il m’avait traitée de monstre ?
- Ouais. Et Océ de putain, Oslo de tarlouze, Hel d’attardé. J’ai pas tout retenu, ça m’est vite monté à la tête et j’ai juste plus pensé. Je me suis même pas rendu compte que je le tapais tout de suite, tellement j’étais en colère, j’ai… Enfin, il a dit que t’étais un monstre, merde.
Je ne devrais pas, mais je suis heureuse qu’il ait pris ma défense à ce sujet. Je n’arrive pas toujours à savoir ce que ma famille pense de tout ça. Je sais que Papa, Oslo et Océanie me soutiennent, mais j’évite le sujet avec les autres, en particulier Maman et America.
- Et vous ? demandé-je avant de me rendre compte de ce que je dis. Vous ne pensez pas que je suis un monstre, alors ?
- Quoi ? s’exclame Minsk. Non !
Oslo est obligé de presser sa main sur la bouche de mon jeune frère pour éviter d’être entendu des parents qui dorment juste en-dessous. Minsk me dévisage comme si j’avais perdu la tête de dire une chose pareille. Ses grands yeux gris sont presque vexés que j’ai osé mettre sa loyauté en doute. Je suis touchée par cette dévotion absolue, et l’amour puissant que je ne soupçonnais pas, bien caché sous la carapace revêche de l’adolescent renfermé. Je promène mes yeux sur le reste de la petite assemblée, questionnant du regard. C’est la première fois que j’aborde le sujet de cette façon, en les laissant parler avant de tenter de convaincre.
- Tu es ma sœur et ma meilleure amie, dit Oslo. Rien à ajouter à ça.
- Je suis fan de toi, confirme Océanie, en haussant une épaule, comme si tout était normal.
Mon regard se pose sur Helsinki qui rougit et se tord les mains, visiblement mal à l’aise avec le sujet.
- Je… je sais pas, bafouille-t-il. C’est bizarre. Mais moi je me souviens moins d’avant, donc j’y réfléchis pas trop, tu vois. C’est toi, et puis c’est tout, ça me gêne pas je crois. Mais, enfin, voilà, c’est bizarre quand on y pense. Mais je t’aime quand même, hein ! Mais voilà. Je… J’évite d’y penser, c’est tout.
Je souris, amusée devant les bégayements d’Helsinki. Je suis purement incapable d’en vouloir au bout d’homme de douze ans qui ne sait pas trop où se mettre dans mes histoires. Je tends la main pour lui ébouriffer les cheveux, et vient alors le moment fatidique de poser mes yeux sur l’aînée, America et son regard froid.
- Alors ? lâché-je, hésitante.
- Je sais que dans tes yeux je suis la méchante de l’histoire. Mais si tu regardais un peu mieux, tu verrais que tu nous a volé beaucoup, à nous tous.
- Je n’ai rien volé, America. J’avais besoin de cet argent !
- Je sais. Et en attendant, ça nous a empêchées, à l’époque, Océanie et moi, d’aller dans des écoles plus cotées. Je n’ai rien contre tout ça, Europe. Maman a plus de mal que moi à accepter. Mais je ne suis pas le mauvais côté. Tu m’as volé mes études de cuisine à Paris. Tu m’as volé mon appartement personnel. Tu m’as volé une partie de mon avenir. Je ne peux pas pardonner ça. Et encore aujourd’hui, regardez qui a tous les honneurs ! Madame va à l’université, Madame n’a jamais eu à sacrifier son bonheur sur l’autel de son amour filial. Je l’ai fais, de mon plein gré, dès que Papa me l’a demandé. Et tu me remercies en me haïssant. Tout ce que j’ai à dire, Europe, c’est que tu n’es pas la gentille de l’histoire. Parce que tout ce qu’on fait pour toi, tu ne le vois pas. Tu ne vois que ton propre nombril, tu ne tournes qu’autour de lui et tes petits problèmes. Tu allais mal, j’ai tout donné pour te voir en paix avec toi-même. Et regardes ce que j’y gagne. J’ai vingt-trois ans, je n’ai toujours pas ma propre chambre, et pas une miette de reconnaissance de ta part.
Mes doigts tremblent, et tout le monde se tait devant la colère rentrée dans la voix d’America. Ma sœur aînée se lève, et se dirige vers sa propre chambre. Elle s’arrête sur le seuil et se tourne vers Minsk.
- Ne te fais pas de souci, d’accord ? On te défendra tous, et si les parents te crient dessus, ce sera surtout pour la forme. Ne t’inquiète pas.
America disparait, et je crispe mes mains sur mes genoux pour leur éviter de trembler. Les mâchoires serrées, j’essaye de retenir mes larmes. Ça fait quatre ans maintenant que j’ai annoncé ça à toute ma famille, et jusque là, je n’avais jamais laissé America s’exprimer sur le sujet sans argumenter au préalable. Je regrette de l’avoir fait aujourd’hui, parce que je dois maintenant me rendre à l’évidence : elle a raison. Je n’ai pensé qu’à moi dans cette épreuve. Je n’avais même pas envisagé qu’un autre que moi en souffre sous ce toit.
Je me mords la lèvre jusqu’à sentir poindre le goût du sang, me faisant violence pour rejeter ces pensées qui risquent pourtant de me ronger à l’avenir, je le devine déjà. Ce soir, nous étions réunis pour Minsk, mais la discussion a encore dévié de son chemin pour tourner autour de mon petit monde étroit. Je relève le regard vers mon jeune frère. Les larmes ont cessé de couler sur ses joues, mais ont laissé deux sillons mouillés qui brillent étrangement à la lueur de la lampe de chevet. Ses yeux quittent la porte, et il me dévisage sans rien dire un moment. Je peux sentir la gêne palpable qui s’accumule dans la pièce, plus puissante à chaque seconde. J’ai besoin de briser ce silence douloureux, et j’ai la terrible envie de me tourner vers Océanie, de lui demander si j’ai gâché son avenir, à elle aussi. Mais ce serait encore parler de moi, et nous avons bien mieux à faire. Je prends une grande inspiration, presque douloureuse, comme si j’avais du verre pilé dans la gorge.
- Minsk. Ce gars le méritait. Je suis fière de toi.
- Europe ! s’exclame Oslo. Je veux bien qu’on le rassure, mais merde, on envoie pas les gens à l’hôpital comme ça !
Je lui jette un regard noir qui l’interrompt net dans sa critique, et reviens poser mes iris couleur d’acier sur mon petit frère, qui me dévisage comme s’il me voyait pour la première fois. J’ai visiblement cassé le mythe de la sage première de classe surdouée qu’il s’était construit à mon sujet. Il est vrai qu’avec mon année d’avance, les heures supplémentaires que je passe à l’université et toutes ces phrases annonçant que je vais m’enfermer dans ma chambre pour travailler, il avait rarement vu le côté bouillonnant et féroce de ma personnalité. Celui qui surgit uniquement quand je sens que ma famille ou moi sommes sincèrement menacés ou diffamés. Celui qui surprend tout le monde, loin du calme apparent et de la tranquillité avec laquelle je prends désormais taquineries et piques légères. J’ai connu bien pire, des choses si psychologiquement violentes qu’il en faut beaucoup aujourd’hui pour m’atteindre. Mon armure est là. Le volcan est bien caché dessous.
- Je suis sincère, Minsk. Je suis contente que tu l’ais fait. Sauf qu’on ne va pas dire ça à qui que ce soit. Ni aux parents, ni au principal du collège. Ce ne serait pas « approprié ». Et pour que tu t’en sortes bien, on va dire les choses appropriées. On exposera les faits ainsi : tu subissais du harcèlement moral à l’école. Tu le supportais en serrant les dents depuis longtemps, mais il a dit quelque chose concernant ta famille qui a fait déborder le vase, tu as atteint tes limites et sur un coup de sang irréfléchi, dont tu t’admettras entièrement responsable, tu as passé ce garçon à tabac. Tu vas dire et répéter en courbant le dos et en étant docile et conciliant que tu es désolé, infiniment désolé, que tu te sens affreusement mal et que tu te dégoûtes. Joue de ta culpabilité, Minsk. Et même, si tu peux, de tes larmes. On va essayer d’éviter le renvoi en arguant qu’il ne te reste qu’un an à faire, que tu avais des circonstances atténuantes, et que tu te tiendras tellement à carreaux que personne ne va en revenir. J’irais avec les parents à ce rendez-vous s’il faut, ou je leur donnerais des notes, mais on va arranger ça, Minsk, d’accord ? Ne te détruis pas le moral. On l’annonce aux parents, on les laisse crier ce qu’il faut pour qu’ils pensent avoir fait leur devoir de tuteurs légaux, on les arrête s’ils partent trop loin, et on met en place notre stratégie.
Un rire nerveux s’échappe de la gorge de mon jeune frère, comme s’il n’en revenait pas. Oslo le regarde avec amusement. Il est vrai qu’Helsinki et lui ont toujours été préservés de mes coups d’éclats. Ils étaient jeunes, et je n’étais pas un exemple stable, alors on leur a souvent tus mes coups de sang, cachés mes écarts, ainsi que ceux d’Oslo ou de mes sœurs aînées. Ce dont ils se rappellent clairement de moi, c’est ma crise d’adolescence mouvementée dans laquelle on a étouffé mes coups d’éclats, ça, et puis mes résultats fulgurants dans les études. Se retrouver face à une sœur au tempérament revanchard, ce n’étaient pas dans les plans de Minsk, ni ceux d’Helsinki.
- D’accord. D’accord. Ok. Donc… Tu vas m’aider à gérer, Europe ? Vous allez m’aider, pas vrai ?
- Comme si une autre option était possible, grommelle Oslo.
- Tu sais, on a toujours fait ça, explique Océanie. Depuis nos premières galères, que ce soient les miennes ou celles d’Ame, on a toujours annoncé les trucs aux parents ensemble, de front. Enfin, pas les toutes premières, mais on a vite compris que si le bataillon de mioches qu’ils avaient créés se battaient ensemble, ce serait bien plus simple de les faire céder. Une fois qu’on a les parents dans notre poche, on est huit contre le monde entier, c’est plus cool que d’avancer seul. Profites, gamin, de notre expérience ancestrale dans les désastres scolaires.
Minsk sourit doucement, une lueur presque espiègle dans le regard. Oslo lui ébouriffe les cheveux avec un manque de douceur et une force qu’il ne maîtrise pas, faisant grimacer notre petit coupable. Ce dernier râle, mais réprime son sourire. Il a confiance en nous, et j’espère que nous en sommes dignes.
- Par contre, écoute-moi bien, Minsk, menace Oslo de ce ton grondant et grave de lion puissant. Si tu t’avises de lever à nouveau la main sur un de tes camarades, pour une raison quelconque, on te soutiendra pas deux fois. C’est une exception. On est peut-être fâchés avec l’école, mais on est ni des délinquants ni des gens violents. Tu m’entends bien ? Je ne cautionnerai pas ça deux fois.
Minsk reprend son sérieux et hoche la tête. Après quelques anecdotes sur nos désastres personnels passés, et voyant que les deux plus jeunes bâillent à s’en décrocher la mâchoire, Océanie décrète qu’il est l’heure de dormir, pour de bon cette fois. Demain matin, nous annoncerons une nouvelle catastrophe à nos parents, mais c’est encore loin. Minsk n’échappe pas à un câlin étouffant de la part d’Océanie, et s’il proteste, j’ai bien l’impression que c’est moins virulent que d’habitude. Oslo passe un bras autour de ses épaules et frotte son poing sur le haut de son crâne avec la douceur d’un culturiste ignorant les limites de sa force, et je me contente de sobrement l’embrasser sur le front en lui souhaitant une bonne nuit.
Une fois tout le monde dans son lit, j’écoute le silence relatif de la pièce, interrompu par les voitures dans la rue en contrebas.
- Europe ? appelle Oslo.
- Hum ?
- America peut dire ce qu’elle veut. L’argent, on s’en fout. On s’en est toujours foutus, dans la famille. Je veux pas que ça change. C’est une vieille fille frustrée. Je l’aime quand même, mais merde, elle est tellement matérialiste !
Je souris dans la nuit, tourne la tête vers le lit d’Oslo en face du mien. Les rais de lumière de la rue illuminée qui filtrent par les volets me permettent de voir la silhouette immense de mon frère, redressé sur un coude pour m’observer. Je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il fait ça pour me rassurer, ou s’il le pense sincèrement. Je m’en veux immédiatement de mettre en doute la parole de ce frère, la personne en qui j’ai le plus confiance sur Terre. Pourtant, je n’arrive pas à me défaire de cette idée, tenace, insidieuse.
- Merci, Os’. Mais elle a un peu raison quand même.
- Peut-être. Certainement, admet-il après une pause. Mais qu’est-ce que ça change ? On n’a jamais roulé sur l’or, pourtant on est soudés et heureux comme peu de familles le sont. Tu sais, au final, ça nous a plus rapprochés qu’éloignés, tes histoires, sœurette. Ça nous a réunis autour d’un seul et même combat, c’était cool. C’est toujours cool. Juste… Ne t’en fais pas pour ça, ok ? Personne t’en veux vraiment. Pas même America. Même Maman : elle est un peu coincée, mais elle t’aime toujours.
- Merci, répété-je, plus touchée que je n’ose l’admettre. Merci, frangin.
- De rien, sœurette. Bonne nuit, et te mines pas avec ça, vu ?
- Bonne nuit, Oslo.

La journée s’est déroulée comme prévue jusqu’ici. Minsk a parlé aux parents, ils ont été surpris, indignés, en colère et déçus. America et moi avons argumenté en sa faveur, expliquant le harcèlement moral qu’il subissait dans un ballet de paroles étrangement harmonieuses et soudées, pour deux filles qui passent leur temps à s’éviter du mieux qu’elles peuvent. Mon père a dévisagé Minsk de ce regard implacable qu’il nous a toujours réservé quand nous dépassions les bornes. Ce regard qui nous faisait nous ratatiner sur nos chaises, coupables, bien plus que toute parole. C’est ma mère qui a, la première, hoché la tête et affirmé qu’ils parleraient de harcèlement au principal, mais qu’ils refusaient néanmoins de nier la culpabilité de Minsk, qui a vivement opiné, exagérant son implication et laissant couler quelques larmes - je ne saurais dire si elles étaient factices, mais Minsk n’est pas du genre à se laisser aller aux pleurs sans raison. Les dégâts de la brève mais virulente dispute matinale ont affecté mon jeune frère, mais sont restés raisonnables. Oslo a affirmé, dans la voiture, que c’était bien qu’il se sente responsable et qu’il ait honte de lui-même. J’ai voulu lui opposer que ce n’était jamais bon d’avoir honte de soi, mais mon frère m’a rappelé que je ne pouvais pas tout simplement oublier que Minsk avait cloué un jeune garçon dans un lit d’hôpital. J’ai cette fâcheuse tendance à reporter la faute sur les autres quand ça m’arrange, et cette fois-ci ne déroge pas à la règle. Pour moi, Minsk n’est pas le responsable de cette histoire, aussi faux que cela puisse être.
J’ai donc ressassé cette nuit et le drôle de début de matinée qui a suivi pendant toute ma journée. J’ai été distraite pendant les habituels babillages de Samuel et Davan, et suis restée évasive lorsqu’ils m’ont interrogée sur les raisons de mon évidente absence psychique. J’ai encore menti, en me disant que je n’étais plus à un mensonge près, de toute façon. J’ai évoqué à demi-mot une dispute avec mes parents au sujet de mon avenir, laissé ostensiblement mes yeux traîner dans le vague pour qu’ils comprennent que je voulais réfléchir. J’aime Davan et Samuel, mais je leur mens si souvent, et je les tiens si éloignés de mon véritable monde que parfois, j’ai cette vertigineuse impression d’être détachée d’eux, qu’ils appartiennent à une dimension onirique qui me concerne à peine, puisque de toute façon, je me réveillerai bientôt au milieu de ma famille, de ma vraie vie loin de ces histoires toutes faites et de ces beaux mensonges plaqués d’or.
Je me souviens parfaitement d’Océanie m’avertissant que je ne pourrais pas conter mes belles histoires en papier mâché pendant très longtemps. Me rappelant que partout, les masques finissent par tomber. Et que s’ils ne tombent pas, si on les emporte dans notre tombe, alors c’est pire encore. Je me souviens de cette sœur me suppliant de dire la vérité, d’avouer, de confesser mes mensonges faciles avant d’en souffrir, me demandant de me raconter, de m’offrir, pour ne pas, plus tard, avoir à subir le rejet tranchant comme une lame de coutelas affuté.
Je me souviens d’avoir écouté, hoché la tête, sans rien prendre en compte. Je m’estime prête à endurer le choc, tout en priant toutes les forces supérieures de l’Univers, si elles existent, pour que ce jour n’arrive jamais.

- Europe ? Hého, Miss Lunaire ?
Le ton de Davan est franchement agacé, ce n’est pas la première fois qu’elle me rappelle à l’ordre. J’ai beau essayer de me concentrer, la conversation ne m’intéresse pas. J’ai simplement hâte de me trouver un coin solitaire à la bibliothèque universitaire, pour pouvoir travailler et laisser mon esprit vagabonder en paix. La fin de la journée vient de se matérialiser, et je n’ai pas vu le temps me filer entre les doigts. Samuel et Davan, eux, ont dû trouver les minutes bien longues, lorsque j’étais physiquement présente mais qu’il était impossible d’avoir mon attention.
Mes yeux gris viennent finalement se planter dans ceux, exaspérés, de Davan. Elle hausse les sourcils, ravie d’avoir allumé une lueur de concentration dans mon regard.
- Je te repose la question une troisième fois : est-ce que si on prend une voiture pour aller une journée à la plage ce weekend, tu viens avec nous ?
Il serait peut-être temps d’écouter ce qui se dit autour de moi. Mon cerveau a complètement laissé couler cette histoire de plage. Il y a longtemps que Samuel et Davan essayent de me convaincre d’aller à la piscine ou à la mer, mais jusque là, ils n’ont rencontré que des refus obstinés, et ont posé beaucoup de questions. L’année dernière, Samuel a usé de cajoleries et de défis pour me faire venir, tandis que Davan s’exaspérait, lançait des piques, posait des questions et essayait de deviner les causes de mon refus. Pour eux, c’est devenu évident : j’ai une peur panique de l’eau.
Bien contente qu’on en reste à une simple aquaphobie, je n’ai rien démenti. Et pour la première fois, j’hésite à dire oui. Tout a changé, avec cet été et mon incroyable cadeau d’anniversaire, le plus beau que j’aurais pu avoir pour ma majorité.
- Peut-être, dis-je d’une voix encore hésitante, et ma réponse nous surprend tous les trois. S’il fait beau. Et si mes parents sont d’accord. Mais bon, on est seulement Mardi, je vous redis pour Vendredi dernier délais, OK ?
Davan écarquille légèrement les yeux, mais sourit, ravie de n’avoir pas insisté pour rien. Samuel, lui, entame une danse de la joie des plus ridicules dans le couloir qui mène à l’extérieur.
- Oh mon Dieu ! Europe à la plage ! Europe au bord de l’eau ! On n’y croyait plus, on pensait tout espoir perdu, et en plus ce que je viens de dire rime, c’est-il pas merveilleux ?
Je ris, lève les yeux au ciel, promet encore une fois d’y réfléchir en les quittant, puis me dirige vers la bibliothèque d’un pas dansant. Une centaine de mètres après m’être séparée de mes deux amis, je songe à un léger problème : je n’ai même pas de bikini dans mon armoire. L’idée d’aller en acheter un me fait rire toute seule, de ce rire enfantin qui exprime une joie simple et délicieuse, une joie innocente et douce comme une brise caressante en plein été.

Les rencontres ne tiennent qu’à peu de choses. Je m’en rends compte cet après-midi là, déambulant dans les rayons de la bibliothèque au lieu de m’asseoir pour travailler, l’esprit toujours tourné vers une éventuelle journée à la plage, allongée sur le sable. Il y a des années que je n’ai pas vécu pareil moment, et je me sens comme une enfant qui va voir la mer pour la première fois. Tout dans mon attitude déclare cette insouciance heureuse, de mon pas plus sautillant que d’habitude au sourire futile qui me barre le visage. En temps normal, je me serais assise à une table et j’aurais travaillé mes cours à fond, sans pause et sans distraction, mais ne m’en sentant pas capable, j’ai préféré flâner au milieu des livres.
C’est ainsi que je me retrouve dans un de ces coins inexplorés, celui des livres mal reliés, aux rayons toujours poussiéreux que personne ne fréquente. C’est un petit recoin tout au bout du bâtiment, le parfait endroit pour les personnes souhaitant ne pas êtres dérangées en plein désespoir.
Le garçon assis par terre, contre un mur, entre deux rayonnages vieillots, est sans doute de ceux-là. Il y a bien deux minutes que je suis entre ces étagères croulantes, mais je viens seulement de le remarquer. Il n’a pas bougé d’un iota à mon arrivée, c’est comme s’il était mort et que si je le touchais, il allait tomber en cendres. Il a l’air terriblement jeune, avec un visage somme toute assez banal, des cheveux brun sombre et raides, des traits ni particulièrement laids, ni remarquablement séduisants. La seule chose qui me pétrifie sur place, qui accroche mon regard, ce sont ses yeux, derrière ses lunettes aux verres épais. Il a des iris dépareillés, l’une noisette et l’autre bleu-gris. Un regard qui pourrait être saisissant, s’il n’était pas dirigé vers le plafond, totalement fixe, comme les yeux d’un poisson mort. Surprise, presque choquée par ce regard éteint, ces yeux cadavériques, je reste figée à quelques mètres de lui, debout, les bras ballants, le dominant de toute ma hauteur. Ses paupières ne cillent même pas, ou alors je suis trop éloignée pour les voir. Pourtant, ses doigts tressaillent, à peine, juste assez pour me confirmer qu’il est encore de ce monde. Ça, et les grosses larmes silencieuses qui tracent des sillons mouillés sur ses joues, sans que ses épaules ne soient secouées de sanglots, ou que le plus petit reniflement ne trouble le silence. On dirait un agonisant qui a abandonné la bataille contre la Mort, et qui dit adieu au monde en pensant à tous ses regrets, tout ce qu’il aurait pu faire en mieux, tout ce qu’il aurait pu accomplir si on lui avait laissé le temps. Ce regard, ces yeux vides dans ce visage juvénile m’effrayent, comme si je me retrouvais pour la première fois face aux ravages de la Mort.
Je mets longtemps à réagir, mais finis par me racler bruyamment la gorge. Aucune réaction du cadavre en sursis. Que faire ? Partir, le laisser tout à sa détresse, oublier cette vision fantomatique, ou rester, secouer le jeune homme jusqu’à ce que ses yeux brillent, ne serait-ce que d’une minuscule étincelle de vie ? L’envie de prendre mes jambes à mon coup est puissante, dérangeante et lâche, mais elle est vite contrebalancée par l’image de Minsk, en pleurs, du haut de ses quatorze ans, qui réclame de l’aide, puis par le souvenir de ma détresse silencieuse à l’adolescence, celle que j’aurais souhaité qu’on entende, qu’on m’explique, bien avant que je trouve moi-même les mots qui donnaient un sens à mon mal-être. Je ne peux pas partir. Je ne peux pas partir, tout simplement parce qu’on abandonne chaque jour des tas de jeunes à leur désespoir muet, qu’on passe à côtés de leurs appels à l’aide masqués, et qu’il faut bien que ceux qui sont passés par là reconnaissent la douleur lorsqu’elle fait écho à la leur.
Accroupie devant le jeune homme, je claque des doigts devant ses yeux, ma main libre serrant doucement son épaule. L’esprit absent du garçon finit par revenir habiter son corps, il cligne furieusement des yeux, semble enfin s’apercevoir de ma présence. Il ne pose aucune question, comme si la situation était habituelle, comme si revenir à lui après ce drôle d’état de transe lui était familier, ce qui est encore plus effrayant. En silence, il essuie ses larmes du revers de la main et fait mine de se relever, le corps secoué de tremblements imperceptibles, que je ressens pourtant contre ma main posée sur son épaule.
- Ça ferme, c’est ça ? demande-t-il, la voix pâteuse.
- Non, en fait, il est encore tôt. Mais je t’ai trouvé dans cet état et…
Ses sourcils se froncent, il semble enfin me regarder réellement, me voir. Il repère sans doute aussi que je ne suis pas celle qui le secoue habituellement à la fermeture. Est-ce que cette personne, qui qu’elle soit, se contente vraiment de le mettre dehors ? Alors qu’il patauge en pleine détresse, que c’est si évident ?
- Tout va bien, répète-t-il précipitamment. Ce n’est rien, c’est passager, je vais rentrer.
Ma prise sur son épaule se raffermit, l’empêchant de se relever. J’ai l’impression d’être face à Helsinki, essayant de faire le mur à l’âge vénérable de dix ans. Ce jour-là, j’avais usé et abusé de ma voix et de mon pouvoir de grande sœur pour qu’il se tienne tranquille.
- Non, tout ne va visiblement pas bien. Ne viens pas me dire le contraire, je t’en prie. J’ai trois petits frères à la maison, je sais reconnaître les mensonges de ce genre, ne m’insulte pas avec ta comédie médiocre. La détresse émotionnelle, ça me connait. On peut en discuter si tu veux.
Un éclair de panique passe dans les yeux vairons, derrière les lunettes, comme si être forcé d’admettre un mal-être le terrorisait.
- Je vais bien, insiste-t-il, buté, même s’il doit bien comprendre que je ne tombe pas le panneau. Laisse-moi partir.
- Tu repars comment ? demandé-je, de cette voix implacable volée à mon père.
Ses yeux cherchent une échappatoire, je me sens comme un agresseur de rue en train de racketter un téléphone. La position est assez désagréable, pourtant, je ne veux pas juste laisser filer le jeune homme aux yeux morts comme ça, sans garantie qu’il ne va pas retourner jouer les apprentis cadavres dans un autre coin du campus.
- Avec mon frère, murmure-t-il. Il finit bientôt. Je crois.
- A dix-sept heures ?
- Ouais.
- Il te reste vingt minutes. Il est en quoi, ton frangin ?
- L1 de Lettres Modernes. Mais ça va aller, je te dis, je l’attends juste.
- Ben on va l’attendre ensemble, tu veux ?
Ses yeux m’assassinent derrière les lunettes, et je dois admettre que leurs couleurs mal assorties donnent une profondeur dangereuse à son regard. Avec ses yeux allumés d’une lueur de vie, il a l’air encore plus jeune. Ses traits ont quelque chose qu’on a envie de qualifier de « mignon » mais pas de « beau » ou de « canon ». Un mignon premier de la classe au regard farouche et au physique banal, mais doté d’un charme un peu enfantin.
Je lâche enfin son épaule, l’aide à se relever. Il est plus petit que moi, d’une bonne dizaine de centimètres, ce qui renforce encore son côté adorable gamin. En ce moment, le gosse est renfrogné, le regard buté et agacé à la fois, comme un enfant qui vient d’être puni et trouve cela injuste.
- Tu t’appelles comment ? demandé-je d’une voix plus douce.
- Vincent, grommelle-t-il. Et je vais bien.
- C’est cela. On dirait un coupable qui répète à tout le monde qu’il est innocent, ça ne fait que te rendre plus suspect encore. Sinon, moi, c’est Europe.
Il hausse un sourcil au prénom, le trouvant sans doute trop bourgeois. L’idée me fait rire, quand je pense à notre appartement exigu qui sent toujours la nourriture du restaurant.
- Laisse-moi le temps de récupérer mes affaires, et on y va.
Du coin de l’œil, je remarque qu’il s’échappe presque déjà, donc je referme ma main sur son poignet et l’entraîne de force avec moi. Le jeune homme grommelle, répète avec obstination que je n’ai pas à me mêler de ses affaires, puis traîne des pieds une fois dehors, alors que je marche en tête, vers le bâtiment des Lettres. Je m’assois sur un banc non loin de la sortie, pendant que Vincent se tient debout à côté, raide comme un piquet, les bras croisés et l’air indompté. Je réprime un sourire légèrement moqueur. On dirait Oslo, à sept ans, quand je lui piquais ses jouets ou que je posais quelque chose du mauvais côté de notre chambre.
- Tu ne veux pas me dire pourquoi tu pleurais, j’imagine ?
- Je ne pleurais pas.
- Le déni, soupiré-je en levant les yeux au ciel.
J’ai vite compris que je n’obtiendrais rien de lui, mais l’idée qu’il ait un frère me rassure. Il suffit que j’explique à un membre de sa famille que quelque chose ne va pas pour qu’il soit entre de bonnes mains. Du moins, je l’espère. Je sais que certains frères et sœurs se haïssent, mais dans ma famille, on a tellement tendance à se protéger les uns les autres comme des loups affamés protègent leur bout de viande, qu’il me parait inconcevable qu’on ne soit pas protecteur avec un frère psychologiquement fragile. Tout ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est d’expliquer au frère de Vincent que quelque chose ne va pas, de ne pas laisser cet inconnu triste s’enfoncer dans la mélancolie. Je veux qu’il soit soutenu comme j’ai été soutenue, rien de plus.
Quand l’heure arrive et que les premiers étudiants commencent à sortir du bâtiment, je remarque les coups d’œil nerveux que Vincent me jette, comme s’il voulait s’enfuir en courant. Ou comme s’il s’attendait à ce que je m’enfuie en courant. Je hausse les sourcils en voyant que le jeune homme ne se précipite vers personne, ou qu’aucun des jeunes ne le remarque et ne se dirige vers nous. C’est seulement de longues minutes plus tard, quand un fauteuil roulant solitaire sort du bâtiment, que je comprends qu’il s’agit bien du frère de Vincent. Le jeune garçon se précipite vers le brun au fauteuil, aux traits plus matures et au corps, bien que comprimé dans la chaise roulante, bien plus grand que celui du petit Vincent. Celui-ci me désigne, en quelques gestes exaspérés et saccadés, à son frère. Je suis trop loin pour entendre ce qu’il dit, mais je doute qu’il ne me présente pas sous mon meilleur jour. Je me lève du banc pour les rejoindre alors que Vincent, visiblement exaspéré, part devant son frère en lui affirmant qu’il l’attend à l’arrêt de bus, me fusillant du regard au passage. Il s’éloigne d’un pas qui se veut digne, histoire de ne plus devoir me supporter une seconde de plus. Je remarque néanmoins qu’il ne va pas jusqu’au bus, loin de là, s’arrêtant une centaine de mètres plus loin, sans doute pour vérifier la façon dont je me comporte avec son frère.
Le fauteuil est plus impressionnant qu’il n’en a l’air. Absolument pas mécanisé, et pas très imposant, mais il a cette aura spéciale qu’on confère toujours à la différence. Je prends une grande inspiration pour passer outre, tenter d’être la plus normale et détendue possible. J’imagine très bien ce qu’on ressent quand on est différent du reste du monde, et je sais mieux que personne qu’on aime autant que les gens ne soient pas trop empotés, gênés, maladroits. On voudrait qu’ils soient parfaits, normaux, qu’ils disent exactement ce qu’il faut. Je sais aussi que c’est impossible, mais, concentrée là-dessus, je tâche de faire de mon mieux, tendant une main au frère de Vincent pour qu’il la serre.
- Trop fatiguant de se pencher pour faire la bise ? demande-t-il, cynique, en haussant les sourcils.
D’accord. J’ai saisi. Le genre qui prend tout à l’humour noir. Un demi-sourire ourle mes lèvres.
- Non, je n’embrasse juste pas les inconnus. Dans le doute où ils seraient d’affreux cyniques pessimistes, c’est que c’est contagieux, cette maladie-là. Mais puisque tu le prends comme ça…
Je retire ma main, fouille dans ma poche de jean pour retrouver le petit papier sur lequel j’ai écris mon numéro de téléphone en attendant sur le banc, pendant que Vincent restait debout, roide comme la justice. Je tends le morceau de papier, le lui fourre dans la main plus que je ne le lui donne.
- Appelle-moi, d’acc ? J’ai pas le temps de m’éterniser, et tu vas louper ton bus, mais je crois que ton frère a besoin d’aide.
Quelque chose dans le regard du jeune homme vacille. Il a les mêmes yeux que son frère. Ils se ressemblent. Même cheveux sombres et raides, même regard perçant, même raideur. Seulement, lui a l’air plus vieux, les traits émaciés et durs. Un nez droit, un front haut, une mâchoire fine et acérée, sa bouche elle-même, aux lèvres minces, semble faite pour être pincée, ou pour arborer un sourire cynique. S’il est plutôt banal, il a tout de même le charme du prédateur, pour ceux qui aiment se frotter aux lames de couteau. Je suis certaine que s’il était debout, il me dépasserait. C’est un de ces hommes faits pour être grands, dépasser tout le monde, et le rappeler constamment. Pourtant, à ce moment-là, quand j’évoque son frère, quelque chose de touchant et de fragile passe dans ses yeux. Quelque chose qui me rassure, me confirme que Vincent est entre de bonnes mains.
- Mon frère ? demande-t-il d’une voix tranchante, presque menaçante.
Je me demande si le ton est voulu, ou s’il ne sait parler que de cette façon là.
- Oui. Tu m’appelles ? Je t’expliquerai. Juste… Vincent a besoin de toi en ce moment, je pense. On n’a pas le temps d’une longue discussion, ou il va se douter de ce que je te raconte, mais j’aimerais bien qu’on en parle.
- Ok. Ouais, d’accord. Je t’appelle dès que je peux, … ?
Il semble chercher mon nom, et avec un demi-sourire, je lui désigne le papier. Il le défroisse, lit le nom au-dessus du numéro.
- Europe, déchiffre-t-il. Qu’est-ce que t’écris mal. Et ça fait sacrément bourge.
J’en déduis qu’il ne fonctionne qu’aux attaques verbales, à défaut de pouvoir vous faire sentir minuscule, juché sur ses deux immenses jambes.
- J’imagine que ton prénom à toi, il doit faire sacrément connard, hein ?
Il me foudroie du regard.
- Jonathan.
- Qu’est-ce que je disais ? souris-je, moqueuse. Tu vas louper ton bus. Et t’inquiète pas, rien de super grave, je le connais depuis deux minutes, ton frangin. Mais voilà, fais gaffe, c’est tout.
Il n’était au courant de rien. Ça se voit tout de suite, quelque chose qui s’effondre sur son visage, qui s’affaisse, quelque chose qui dit « Comment cette fille a-t-elle pu voir un truc que moi je n’ai pas effleuré, ne serait-ce que du bout du doigt ? ». Et soudain, ça me fait peur. Ma fratrie aussi, pourrait pleurer en silence dans un coin poussiéreux, et affirmer aux yeux du monde entier que tout va bien. Même si c’était le cas, on pourrait n’en rien savoir, ignorer des choses que des inconnus savent. C’est effrayant. Vertigineux.
En regardant Jonathan partir, pousser laborieusement son fauteuil de ses bras fatigués, j’imagine Oslo dans un recoin de son lycée, plié en quatre dans les toilettes, peut-être, à pleurer silencieusement. J’imagine ses yeux morts comme ceux de Vincent et ça me donne envie de fondre en larmes.

Ce soir-là, dans la chambre, le nez dans mes cours, Oslo en arrière-fond musical, jouant du violon, les yeux apeurés de Jonathan me reviennent en mémoire aussi brutalement qu’un éclair me foudroyant. Je fais pivoter ma chaise de bureau pour regarder mon frère. Ses larges épaules baraquées, le violon qui a l’air minuscule sur son épaule à lui, ses cheveux en broussaille et ses airs paradoxaux d’ours délicat.
- Oslo ? l’interrompis-je, inquiète.
- Quoi ? râle-t-il, pas ravi d’être arrêté en pleine partition.
- Si un jour, quoi que ce soit ne va pas, à l’école, en dehors, peu importe, tu me le dirais pas vrai ? Tu ne me laisserais pas ignorante si tu allais mal, dis ?
Oslo soupire, un demi-sourire sur les lèvres, le regard très doux, habitué qu’il est de toutes mes réactions, de mes angoisses.
- Non, Europe. Tu serais la première à qui je dirais tout. T’as toujours été la première à tout savoir.
- T’es sûr ? Tout va bien, hein ?
- Europe, ma vie est géniale, d’accord ? Tout roule. Le seul point noir à l’horizon, c’est mon éventuel échec dans une carrière musicale, mais je ne vois pas aussi loin. Tout est OK. Détends-toi cinq minutes. Je ne suis pas au bord du suicide, même Minsk est rentré du collège en se marrant avec Hel. On est OK. Tout est OK. Laisse-moi travailler, et retourne à tes conneries universitaires, tu veux ?
J’ai un rire, qui dure à peine, mais un rire tout de même. Je passe des heures encore à travailler et à rêvasser, ce qui ralentit nettement ma progression. Ce n’est qu’au beau milieu de la nuit que je me rends compte, avec une certaine angoisse qui me tord le ventre, que Jonathan n’a pas appelé ce soir.

Chapitre 6
Dernière modification par Rid-kaat le ven. 19 août, 2016 12:04 pm, modifié 1 fois.
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