Chapitre 5
Europe – Petits Frères
Il doit être aux alentours de minuit quand la voix de Minsk retentit dans notre chambre.
- On peut réunir un conseil ? demande-t-il.
Il a la voix hésitante comme elle l’est rarement. Minsk est un garçon effronté, revêche et entêté, qui n’apprécie pas la faiblesse chez les autres et qui l’exècre encore plus chez lui-même. Sa voix ne tremble pas habituellement, elle claque. Pourtant, cette nuit, il a des trémolos dans le ton qui disent « Je suis encore un enfant ». Oslo marmonne quelque chose qui s’étouffe dans l’oreiller, mais je suis déjà hors du lit, sur mes pieds maladroits au sortir du sommeil. Je pose avec douceur mes mains sur les épaules de mon petit frère. Malgré le peu de luminosité qui filtre au travers les volets, je devine le sillon des larmes sur ses joues, et je dépose un baiser léger sur son front.
- Secoue Oslo, je vais chercher les autres. Hel aussi ?
- S’il veut, murmure-t-il.
- Ok, pas de souci.
Je me glisse en silence dans les Chambres des Aînées et les réveille toutes les deux, même si l’idée de discuter avec America me hérisse. Je secoue Helsinki en dernier lieu, qui râle un peu, et maudit Minsk trop bas pour que j’entende les termes exacts, avant de s’extirper de son lit.
Quelques minutes plus tard, toute la fratrie Verneau est assise en cercle au milieu de notre chambre, la lampe de chevet d’Oslo posée au centre pour nous éclairer. Des ombres inquiétantes dansent sur nos visages dans la semi pénombre, et tout le monde a remarqué la soudaine fragilité de notre jeune frère, blotti contre l’épaule d’Oslo.
- Alors ? demande Océanie avec douceur.
Je me demande si, à quatorze ans, quand j’ai enfin eu de vrais mots à placer sur mes sensations et mes émotions, j’aurais dû convoquer un conseil aussi. Je n’en ai parlé qu’à Oslo, puis Océanie s’est rajoutée au débat parce que nous n’avions pas été discrets et qu’elle nous avait pris en flagrant délit de confession sans elle, ce qu’elle a tendance à détester. Peut-être que je ne serais pas en si grand froid avec Ame si je lui en avais parlé à elle aussi. Peut-être que leur exposer à tous mes sentiments, mes doutes, au lieu de les mettre devant le fait accompli les aurait moins dérangés. Mais j’étais si gênée ! Et Minsk avait dix ans, Helsinki huit, auraient-ils vraiment pu comprendre ?
Seulement, nous ne sommes plus à mes quatorze ans, et ce n’est plus de moi qu’il s’agit. Minsk, refusant de s’abaisser à la protection des bras de son grand-frère, s’écarte vivement d’Oslo, ramenant ses jambes contre lui et les entourant de ses bras. Il reste longtemps silencieux, et si Helsinki se tord furieusement les mains pour endiguer son envie de bouger, personne ne le presse de parler pour autant.
- J’ai fais une connerie au collège aujourd’hui, murmure-t-il.
- Où est la nouveauté ? demande innocemment Helsinki, habitué tout autant que le reste de la fratrie Verneau aux heures de colle et aux punitions répétées.
Minsk le foudroie du regard, réfrénant un sanglot, et Océanie donne un coup de coude dans les côtes de notre plus jeune frère pour qu’il cesse de l’ouvrir inutilement. D’un léger hochement de tête, Océ incite Minsk à continuer.
- D’habitude, je fais juste pas mes devoirs, ou j’écoute pas en cours ou je fais pas attention à mon ton pour répondre, enfin comme dit Papa, je fais mon ado, quoi. Mais là, j’ai déconné sévère. Je l’ai pas dit aux parents, j’ai pas osé, je veux dire, je veux pas qu’ils pensent que je suis une mauvaise personne ! J’avais… Il avait… Je vais être renvoyé. Merde, jure-t-il en essuyant de nouvelles larmes.
Oslo glisse un bras autour des épaules de Minsk, puis passe une main affectueuse dans ses cheveux. Je croise le regard d’Ame, d’Océ, d’Oslo, cherchant un appui. Comme d’habitude, c’est Océanie qui trouve les mots à notre place.
- Minsk… C’est pas si grave d’être renvoyé. Oslo l’a déjà été, en cinquième.
- Est-ce qu’on peut oublier cette période de ma vie ? râle le principal intéressé. Mais elle a raison, ce n’est pas aussi dramatique que ça en a l’air.
- Oui mais toi, ce n’était pas de ta faute, Oslo, proteste Minsk. C’est cet imbécile de Paul Jenier qui avait mis son couteau dans ton sac pour te faire accuser. Mais moi, j’ai tout fait foiré. J’ai… J’ai…
- Vas-y, l’incite America. Ce n’est pas nous qui allons te disputer pour ça, c’est promis.
Minsk prend une grande inspiration tremblotante. Il a quelque chose de terriblement fragile que je ne lui reconnais pas. Une culpabilité acide me noue les entrailles en songeant que je ne prends pas assez soin de lui, pas assez soin d’eux tous. Dans l’histoire des Verneau, je ne pense souvent qu’à moi, à Oslo et Océanie parfois, mais pas assez aux autres.
- J’ai… tabassé… un gars. Il est à l’hôpital.
Silence. On ne s’attendait pas à ça. Minsk a la parole tranchante et l’attitude effrontée, mais il n’avait jamais levé la main sur personne jusque là, du moins à notre connaissance.
- Qu’est-ce qu’il avait fait ? grondé-je, sachant parfaitement qu’il a dû le chercher pour que Minsk en arrive là. S’il faut qu’on l’attende à la sortie de l’hôpital pour en remettre une couche, tu n’as qu’à demander.
Minsk écarquille les yeux en me regardant, profondément sidéré de ma véhémence. Oslo étouffe un rire léger, me fixant avec un mélange d’amusement et d’étonnement.
- J’oublie presque ton côté violent, je suis surpris à chaque fois qu’il ressort, ‘Rope. Et on ne va pas faire ça, tu le sais très bien.
Je soupire, tente de chasser la colère bouillonnante et grondante à l’idée que mon petit frère subisse ne serait-ce qu’un dixième de ce que j’ai vécu au collège. J’ai la haine rien d’imaginer un fils à papa faisant tomber ses livres ou le traitant d’idiot. Je serre les poings jusqu’à ce que mes ongles s’enfoncent dans mes paumes, et relève le regard vers Minsk.
- J’ai cassé le nez d’un garçon au collège. J’ai échappé au renvoi parce que je me suis aussi cassée un doigt dans la bagarre, et j’ai dis que c’était à cause de lui. On est passés en conseil de discipline tous les deux et comme ses parents ont décidé de le placer en collège privé, tu sais, pour l’éloigner des sauvages des bas quartiers, j’ai eu le droit de rester si je ne causais plus d’éclat.
- Tu as cassé un nez, répète Minsk, hébété. Europe a cassé un nez. Je me souviens pas de ça. T’avais quel âge ?
- Elle avait douze ans, sourit Oslo.
- Et demi, ajouté-je.
- T’étais pas encore… ? hésite Minsk.
- Non, en effet. Bon, il t’avait fait quoi, ce type, pour mériter son lit d’hôpital ?
- Il nous a insultés, murmure-t-il. Enfin, ça fait un moment. C’est que des trucs comme « Vous êtes une famille de tafioles » ou « Allez en Enfer, dégénérés » et puis… Ben, il t’a traitée de monstre, Europe. Ça a vraiment fait déborder le vase, tu vois, j’ai pas pu.
Je serre les dents. J’ai perdu l’habitude de l’insulte. Dans le quartier, il arrive encore qu’on me regarde d’un air dégoûté, et je me contente de relever le menton et d’ignorer. A la fac, je n’ai plus ce problème, puisque personne ne m’a connue Avant. Je n’aime pas l’idée que Minsk ait à endurer les injures à ma place. C’est à moi de faire face à ça, pas aux autres.
- Tu l’as frappé parce qu’il m’avait traitée de monstre ?
- Ouais. Et Océ de putain, Oslo de tarlouze, Hel d’attardé. J’ai pas tout retenu, ça m’est vite monté à la tête et j’ai juste plus pensé. Je me suis même pas rendu compte que je le tapais tout de suite, tellement j’étais en colère, j’ai… Enfin, il a dit que t’étais un monstre, merde.
Je ne devrais pas, mais je suis heureuse qu’il ait pris ma défense à ce sujet. Je n’arrive pas toujours à savoir ce que ma famille pense de tout ça. Je sais que Papa, Oslo et Océanie me soutiennent, mais j’évite le sujet avec les autres, en particulier Maman et America.
- Et vous ? demandé-je avant de me rendre compte de ce que je dis. Vous ne pensez pas que je suis un monstre, alors ?
- Quoi ? s’exclame Minsk. Non !
Oslo est obligé de presser sa main sur la bouche de mon jeune frère pour éviter d’être entendu des parents qui dorment juste en-dessous. Minsk me dévisage comme si j’avais perdu la tête de dire une chose pareille. Ses grands yeux gris sont presque vexés que j’ai osé mettre sa loyauté en doute. Je suis touchée par cette dévotion absolue, et l’amour puissant que je ne soupçonnais pas, bien caché sous la carapace revêche de l’adolescent renfermé. Je promène mes yeux sur le reste de la petite assemblée, questionnant du regard. C’est la première fois que j’aborde le sujet de cette façon, en les laissant parler avant de tenter de convaincre.
- Tu es ma sœur et ma meilleure amie, dit Oslo. Rien à ajouter à ça.
- Je suis fan de toi, confirme Océanie, en haussant une épaule, comme si tout était normal.
Mon regard se pose sur Helsinki qui rougit et se tord les mains, visiblement mal à l’aise avec le sujet.
- Je… je sais pas, bafouille-t-il. C’est bizarre. Mais moi je me souviens moins d’avant, donc j’y réfléchis pas trop, tu vois. C’est toi, et puis c’est tout, ça me gêne pas je crois. Mais, enfin, voilà, c’est bizarre quand on y pense. Mais je t’aime quand même, hein ! Mais voilà. Je… J’évite d’y penser, c’est tout.
Je souris, amusée devant les bégayements d’Helsinki. Je suis purement incapable d’en vouloir au bout d’homme de douze ans qui ne sait pas trop où se mettre dans mes histoires. Je tends la main pour lui ébouriffer les cheveux, et vient alors le moment fatidique de poser mes yeux sur l’aînée, America et son regard froid.
- Alors ? lâché-je, hésitante.
- Je sais que dans tes yeux je suis la méchante de l’histoire. Mais si tu regardais un peu mieux, tu verrais que tu nous a volé beaucoup, à nous tous.
- Je n’ai rien volé, America. J’avais besoin de cet argent !
- Je sais. Et en attendant, ça nous a empêchées, à l’époque, Océanie et moi, d’aller dans des écoles plus cotées. Je n’ai rien contre tout ça, Europe. Maman a plus de mal que moi à accepter. Mais je ne suis pas le mauvais côté. Tu m’as volé mes études de cuisine à Paris. Tu m’as volé mon appartement personnel. Tu m’as volé une partie de mon avenir. Je ne peux pas pardonner ça. Et encore aujourd’hui, regardez qui a tous les honneurs ! Madame va à l’université, Madame n’a jamais eu à sacrifier son bonheur sur l’autel de son amour filial. Je l’ai fais, de mon plein gré, dès que Papa me l’a demandé. Et tu me remercies en me haïssant. Tout ce que j’ai à dire, Europe, c’est que tu n’es pas la gentille de l’histoire. Parce que tout ce qu’on fait pour toi, tu ne le vois pas. Tu ne vois que ton propre nombril, tu ne tournes qu’autour de lui et tes petits problèmes. Tu allais mal, j’ai tout donné pour te voir en paix avec toi-même. Et regardes ce que j’y gagne. J’ai vingt-trois ans, je n’ai toujours pas ma propre chambre, et pas une miette de reconnaissance de ta part.
Mes doigts tremblent, et tout le monde se tait devant la colère rentrée dans la voix d’America. Ma sœur aînée se lève, et se dirige vers sa propre chambre. Elle s’arrête sur le seuil et se tourne vers Minsk.
- Ne te fais pas de souci, d’accord ? On te défendra tous, et si les parents te crient dessus, ce sera surtout pour la forme. Ne t’inquiète pas.
America disparait, et je crispe mes mains sur mes genoux pour leur éviter de trembler. Les mâchoires serrées, j’essaye de retenir mes larmes. Ça fait quatre ans maintenant que j’ai annoncé
ça à toute ma famille, et jusque là, je n’avais jamais laissé America s’exprimer sur le sujet sans argumenter au préalable. Je regrette de l’avoir fait aujourd’hui, parce que je dois maintenant me rendre à l’évidence : elle a raison. Je n’ai pensé qu’à moi dans cette épreuve. Je n’avais même pas envisagé qu’un autre que moi en souffre sous ce toit.
Je me mords la lèvre jusqu’à sentir poindre le goût du sang, me faisant violence pour rejeter ces pensées qui risquent pourtant de me ronger à l’avenir, je le devine déjà. Ce soir, nous étions réunis pour Minsk, mais la discussion a encore dévié de son chemin pour tourner autour de mon petit monde étroit. Je relève le regard vers mon jeune frère. Les larmes ont cessé de couler sur ses joues, mais ont laissé deux sillons mouillés qui brillent étrangement à la lueur de la lampe de chevet. Ses yeux quittent la porte, et il me dévisage sans rien dire un moment. Je peux sentir la gêne palpable qui s’accumule dans la pièce, plus puissante à chaque seconde. J’ai besoin de briser ce silence douloureux, et j’ai la terrible envie de me tourner vers Océanie, de lui demander si j’ai gâché son avenir, à elle aussi. Mais ce serait encore parler de moi, et nous avons bien mieux à faire. Je prends une grande inspiration, presque douloureuse, comme si j’avais du verre pilé dans la gorge.
- Minsk. Ce gars le méritait. Je suis fière de toi.
- Europe ! s’exclame Oslo. Je veux bien qu’on le rassure, mais merde, on envoie pas les gens à l’hôpital comme ça !
Je lui jette un regard noir qui l’interrompt net dans sa critique, et reviens poser mes iris couleur d’acier sur mon petit frère, qui me dévisage comme s’il me voyait pour la première fois. J’ai visiblement cassé le mythe de la sage première de classe surdouée qu’il s’était construit à mon sujet. Il est vrai qu’avec mon année d’avance, les heures supplémentaires que je passe à l’université et toutes ces phrases annonçant que je vais m’enfermer dans ma chambre pour travailler, il avait rarement vu le côté bouillonnant et féroce de ma personnalité. Celui qui surgit uniquement quand je sens que ma famille ou moi sommes sincèrement menacés ou diffamés. Celui qui surprend tout le monde, loin du calme apparent et de la tranquillité avec laquelle je prends désormais taquineries et piques légères. J’ai connu bien pire, des choses si psychologiquement violentes qu’il en faut beaucoup aujourd’hui pour m’atteindre. Mon armure est là. Le volcan est bien caché dessous.
- Je suis sincère, Minsk. Je suis contente que tu l’ais fait. Sauf qu’on ne va pas dire ça à qui que ce soit. Ni aux parents, ni au principal du collège. Ce ne serait pas « approprié ». Et pour que tu t’en sortes bien, on va dire les choses appropriées. On exposera les faits ainsi : tu subissais du harcèlement moral à l’école. Tu le supportais en serrant les dents depuis longtemps, mais il a dit quelque chose concernant ta famille qui a fait déborder le vase, tu as atteint tes limites et sur un coup de sang irréfléchi, dont tu t’admettras entièrement responsable, tu as passé ce garçon à tabac. Tu vas dire et répéter en courbant le dos et en étant docile et conciliant que tu es désolé, infiniment désolé, que tu te sens affreusement mal et que tu te dégoûtes. Joue de ta culpabilité, Minsk. Et même, si tu peux, de tes larmes. On va essayer d’éviter le renvoi en arguant qu’il ne te reste qu’un an à faire, que tu avais des circonstances atténuantes, et que tu te tiendras tellement à carreaux que personne ne va en revenir. J’irais avec les parents à ce rendez-vous s’il faut, ou je leur donnerais des notes, mais on va arranger ça, Minsk, d’accord ? Ne te détruis pas le moral. On l’annonce aux parents, on les laisse crier ce qu’il faut pour qu’ils pensent avoir fait leur devoir de tuteurs légaux, on les arrête s’ils partent trop loin, et on met en place notre stratégie.
Un rire nerveux s’échappe de la gorge de mon jeune frère, comme s’il n’en revenait pas. Oslo le regarde avec amusement. Il est vrai qu’Helsinki et lui ont toujours été préservés de mes coups d’éclats. Ils étaient jeunes, et je n’étais pas un exemple stable, alors on leur a souvent tus mes coups de sang, cachés mes écarts, ainsi que ceux d’Oslo ou de mes sœurs aînées. Ce dont ils se rappellent clairement de moi, c’est ma crise d’adolescence mouvementée dans laquelle on a étouffé mes coups d’éclats,
ça, et puis mes résultats fulgurants dans les études. Se retrouver face à une sœur au tempérament revanchard, ce n’étaient pas dans les plans de Minsk, ni ceux d’Helsinki.
- D’accord. D’accord. Ok. Donc… Tu vas m’aider à gérer, Europe ? Vous allez m’aider, pas vrai ?
- Comme si une autre option était possible, grommelle Oslo.
- Tu sais, on a toujours fait ça, explique Océanie. Depuis nos premières galères, que ce soient les miennes ou celles d’Ame, on a toujours annoncé les trucs aux parents ensemble, de front. Enfin, pas les toutes premières, mais on a vite compris que si le bataillon de mioches qu’ils avaient créés se battaient ensemble, ce serait bien plus simple de les faire céder. Une fois qu’on a les parents dans notre poche, on est huit contre le monde entier, c’est plus cool que d’avancer seul. Profites, gamin, de notre expérience ancestrale dans les désastres scolaires.
Minsk sourit doucement, une lueur presque espiègle dans le regard. Oslo lui ébouriffe les cheveux avec un manque de douceur et une force qu’il ne maîtrise pas, faisant grimacer notre petit coupable. Ce dernier râle, mais réprime son sourire. Il a confiance en nous, et j’espère que nous en sommes dignes.
- Par contre, écoute-moi bien, Minsk, menace Oslo de ce ton grondant et grave de lion puissant. Si tu t’avises de lever à nouveau la main sur un de tes camarades, pour une raison quelconque, on te soutiendra pas deux fois. C’est une exception. On est peut-être fâchés avec l’école, mais on est ni des délinquants ni des gens violents. Tu m’entends bien ? Je ne cautionnerai pas ça deux fois.
Minsk reprend son sérieux et hoche la tête. Après quelques anecdotes sur nos désastres personnels passés, et voyant que les deux plus jeunes bâillent à s’en décrocher la mâchoire, Océanie décrète qu’il est l’heure de dormir, pour de bon cette fois. Demain matin, nous annoncerons une nouvelle catastrophe à nos parents, mais c’est encore loin. Minsk n’échappe pas à un câlin étouffant de la part d’Océanie, et s’il proteste, j’ai bien l’impression que c’est moins virulent que d’habitude. Oslo passe un bras autour de ses épaules et frotte son poing sur le haut de son crâne avec la douceur d’un culturiste ignorant les limites de sa force, et je me contente de sobrement l’embrasser sur le front en lui souhaitant une bonne nuit.
Une fois tout le monde dans son lit, j’écoute le silence relatif de la pièce, interrompu par les voitures dans la rue en contrebas.
- Europe ? appelle Oslo.
- Hum ?
- America peut dire ce qu’elle veut. L’argent, on s’en fout. On s’en est toujours foutus, dans la famille. Je veux pas que ça change. C’est une vieille fille frustrée. Je l’aime quand même, mais merde, elle est tellement matérialiste !
Je souris dans la nuit, tourne la tête vers le lit d’Oslo en face du mien. Les rais de lumière de la rue illuminée qui filtrent par les volets me permettent de voir la silhouette immense de mon frère, redressé sur un coude pour m’observer. Je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il fait ça pour me rassurer, ou s’il le pense sincèrement. Je m’en veux immédiatement de mettre en doute la parole de ce frère, la personne en qui j’ai le plus confiance sur Terre. Pourtant, je n’arrive pas à me défaire de cette idée, tenace, insidieuse.
- Merci, Os’. Mais elle a un peu raison quand même.
- Peut-être. Certainement, admet-il après une pause. Mais qu’est-ce que ça change ? On n’a jamais roulé sur l’or, pourtant on est soudés et heureux comme peu de familles le sont. Tu sais, au final, ça nous a plus rapprochés qu’éloignés, tes histoires, sœurette. Ça nous a réunis autour d’un seul et même combat, c’était cool. C’est toujours cool. Juste… Ne t’en fais pas pour ça, ok ? Personne t’en veux vraiment. Pas même America. Même Maman : elle est un peu coincée, mais elle t’aime toujours.
- Merci, répété-je, plus touchée que je n’ose l’admettre. Merci, frangin.
- De rien, sœurette. Bonne nuit, et te mines pas avec ça, vu ?
- Bonne nuit, Oslo.
La journée s’est déroulée comme prévue jusqu’ici. Minsk a parlé aux parents, ils ont été surpris, indignés, en colère et déçus. America et moi avons argumenté en sa faveur, expliquant le harcèlement moral qu’il subissait dans un ballet de paroles étrangement harmonieuses et soudées, pour deux filles qui passent leur temps à s’éviter du mieux qu’elles peuvent. Mon père a dévisagé Minsk de ce regard implacable qu’il nous a toujours réservé quand nous dépassions les bornes. Ce regard qui nous faisait nous ratatiner sur nos chaises, coupables, bien plus que toute parole. C’est ma mère qui a, la première, hoché la tête et affirmé qu’ils parleraient de harcèlement au principal, mais qu’ils refusaient néanmoins de nier la culpabilité de Minsk, qui a vivement opiné, exagérant son implication et laissant couler quelques larmes - je ne saurais dire si elles étaient factices, mais Minsk n’est pas du genre à se laisser aller aux pleurs sans raison. Les dégâts de la brève mais virulente dispute matinale ont affecté mon jeune frère, mais sont restés raisonnables. Oslo a affirmé, dans la voiture, que c’était bien qu’il se sente responsable et qu’il ait honte de lui-même. J’ai voulu lui opposer que ce n’était jamais bon d’avoir honte de soi, mais mon frère m’a rappelé que je ne pouvais pas tout simplement oublier que Minsk avait cloué un jeune garçon dans un lit d’hôpital. J’ai cette fâcheuse tendance à reporter la faute sur les autres quand ça m’arrange, et cette fois-ci ne déroge pas à la règle. Pour moi, Minsk n’est pas le responsable de cette histoire, aussi faux que cela puisse être.
J’ai donc ressassé cette nuit et le drôle de début de matinée qui a suivi pendant toute ma journée. J’ai été distraite pendant les habituels babillages de Samuel et Davan, et suis restée évasive lorsqu’ils m’ont interrogée sur les raisons de mon évidente absence psychique. J’ai encore menti, en me disant que je n’étais plus à un mensonge près, de toute façon. J’ai évoqué à demi-mot une dispute avec mes parents au sujet de mon avenir, laissé ostensiblement mes yeux traîner dans le vague pour qu’ils comprennent que je voulais réfléchir. J’aime Davan et Samuel, mais je leur mens si souvent, et je les tiens si éloignés de mon véritable monde que parfois, j’ai cette vertigineuse impression d’être détachée d’eux, qu’ils appartiennent à une dimension onirique qui me concerne à peine, puisque de toute façon, je me réveillerai bientôt au milieu de ma famille, de ma vraie vie loin de ces histoires toutes faites et de ces beaux mensonges plaqués d’or.
Je me souviens parfaitement d’Océanie m’avertissant que je ne pourrais pas conter mes belles histoires en papier mâché pendant très longtemps. Me rappelant que partout, les masques finissent par tomber. Et que s’ils ne tombent pas, si on les emporte dans notre tombe, alors c’est pire encore. Je me souviens de cette sœur me suppliant de dire la vérité, d’avouer, de confesser mes mensonges faciles avant d’en souffrir, me demandant de me raconter, de m’offrir, pour ne pas, plus tard, avoir à subir le rejet tranchant comme une lame de coutelas affuté.
Je me souviens d’avoir écouté, hoché la tête, sans rien prendre en compte. Je m’estime prête à endurer le choc, tout en priant toutes les forces supérieures de l’Univers, si elles existent, pour que ce jour n’arrive jamais.
- Europe ? Hého, Miss Lunaire ?
Le ton de Davan est franchement agacé, ce n’est pas la première fois qu’elle me rappelle à l’ordre. J’ai beau essayer de me concentrer, la conversation ne m’intéresse pas. J’ai simplement hâte de me trouver un coin solitaire à la bibliothèque universitaire, pour pouvoir travailler et laisser mon esprit vagabonder en paix. La fin de la journée vient de se matérialiser, et je n’ai pas vu le temps me filer entre les doigts. Samuel et Davan, eux, ont dû trouver les minutes bien longues, lorsque j’étais physiquement présente mais qu’il était impossible d’avoir mon attention.
Mes yeux gris viennent finalement se planter dans ceux, exaspérés, de Davan. Elle hausse les sourcils, ravie d’avoir allumé une lueur de concentration dans mon regard.
- Je te repose la question une troisième fois : est-ce que si on prend une voiture pour aller une journée à la plage ce weekend, tu viens avec nous ?
Il serait peut-être temps d’écouter ce qui se dit autour de moi. Mon cerveau a complètement laissé couler cette histoire de plage. Il y a longtemps que Samuel et Davan essayent de me convaincre d’aller à la piscine ou à la mer, mais jusque là, ils n’ont rencontré que des refus obstinés, et ont posé beaucoup de questions. L’année dernière, Samuel a usé de cajoleries et de défis pour me faire venir, tandis que Davan s’exaspérait, lançait des piques, posait des questions et essayait de deviner les causes de mon refus. Pour eux, c’est devenu évident : j’ai une peur panique de l’eau.
Bien contente qu’on en reste à une simple aquaphobie, je n’ai rien démenti. Et pour la première fois, j’hésite à dire oui. Tout a changé, avec cet été et mon incroyable cadeau d’anniversaire, le plus beau que j’aurais pu avoir pour ma majorité.
- Peut-être, dis-je d’une voix encore hésitante, et ma réponse nous surprend tous les trois. S’il fait beau. Et si mes parents sont d’accord. Mais bon, on est seulement Mardi, je vous redis pour Vendredi dernier délais, OK ?
Davan écarquille légèrement les yeux, mais sourit, ravie de n’avoir pas insisté pour rien. Samuel, lui, entame une danse de la joie des plus ridicules dans le couloir qui mène à l’extérieur.
- Oh mon Dieu ! Europe à la plage ! Europe au bord de l’eau ! On n’y croyait plus, on pensait tout espoir perdu, et en plus ce que je viens de dire rime, c’est-il pas merveilleux ?
Je ris, lève les yeux au ciel, promet encore une fois d’y réfléchir en les quittant, puis me dirige vers la bibliothèque d’un pas dansant. Une centaine de mètres après m’être séparée de mes deux amis, je songe à un léger problème : je n’ai même pas de bikini dans mon armoire. L’idée d’aller en acheter un me fait rire toute seule, de ce rire enfantin qui exprime une joie simple et délicieuse, une joie innocente et douce comme une brise caressante en plein été.
Les rencontres ne tiennent qu’à peu de choses. Je m’en rends compte cet après-midi là, déambulant dans les rayons de la bibliothèque au lieu de m’asseoir pour travailler, l’esprit toujours tourné vers une éventuelle journée à la plage, allongée sur le sable. Il y a des années que je n’ai pas vécu pareil moment, et je me sens comme une enfant qui va voir la mer pour la première fois. Tout dans mon attitude déclare cette insouciance heureuse, de mon pas plus sautillant que d’habitude au sourire futile qui me barre le visage. En temps normal, je me serais assise à une table et j’aurais travaillé mes cours à fond, sans pause et sans distraction, mais ne m’en sentant pas capable, j’ai préféré flâner au milieu des livres.
C’est ainsi que je me retrouve dans un de ces coins inexplorés, celui des livres mal reliés, aux rayons toujours poussiéreux que personne ne fréquente. C’est un petit recoin tout au bout du bâtiment, le parfait endroit pour les personnes souhaitant ne pas êtres dérangées en plein désespoir.
Le garçon assis par terre, contre un mur, entre deux rayonnages vieillots, est sans doute de ceux-là. Il y a bien deux minutes que je suis entre ces étagères croulantes, mais je viens seulement de le remarquer. Il n’a pas bougé d’un iota à mon arrivée, c’est comme s’il était mort et que si je le touchais, il allait tomber en cendres. Il a l’air terriblement jeune, avec un visage somme toute assez banal, des cheveux brun sombre et raides, des traits ni particulièrement laids, ni remarquablement séduisants. La seule chose qui me pétrifie sur place, qui accroche mon regard, ce sont ses yeux, derrière ses lunettes aux verres épais. Il a des iris dépareillés, l’une noisette et l’autre bleu-gris. Un regard qui pourrait être saisissant, s’il n’était pas dirigé vers le plafond, totalement fixe, comme les yeux d’un poisson mort. Surprise, presque choquée par ce regard éteint, ces yeux cadavériques, je reste figée à quelques mètres de lui, debout, les bras ballants, le dominant de toute ma hauteur. Ses paupières ne cillent même pas, ou alors je suis trop éloignée pour les voir. Pourtant, ses doigts tressaillent, à peine, juste assez pour me confirmer qu’il est encore de ce monde. Ça, et les grosses larmes silencieuses qui tracent des sillons mouillés sur ses joues, sans que ses épaules ne soient secouées de sanglots, ou que le plus petit reniflement ne trouble le silence. On dirait un agonisant qui a abandonné la bataille contre la Mort, et qui dit adieu au monde en pensant à tous ses regrets, tout ce qu’il aurait pu faire en mieux, tout ce qu’il aurait pu accomplir si on lui avait laissé le temps. Ce regard, ces yeux vides dans ce visage juvénile m’effrayent, comme si je me retrouvais pour la première fois face aux ravages de la Mort.
Je mets longtemps à réagir, mais finis par me racler bruyamment la gorge. Aucune réaction du cadavre en sursis. Que faire ? Partir, le laisser tout à sa détresse, oublier cette vision fantomatique, ou rester, secouer le jeune homme jusqu’à ce que ses yeux brillent, ne serait-ce que d’une minuscule étincelle de vie ? L’envie de prendre mes jambes à mon coup est puissante, dérangeante et lâche, mais elle est vite contrebalancée par l’image de Minsk, en pleurs, du haut de ses quatorze ans, qui réclame de l’aide, puis par le souvenir de ma détresse silencieuse à l’adolescence, celle que j’aurais souhaité qu’on entende, qu’on m’explique, bien avant que je trouve moi-même les mots qui donnaient un sens à mon mal-être. Je ne peux pas partir. Je ne peux pas partir, tout simplement parce qu’on abandonne chaque jour des tas de jeunes à leur désespoir muet, qu’on passe à côtés de leurs appels à l’aide masqués, et qu’il faut bien que ceux qui sont passés par là reconnaissent la douleur lorsqu’elle fait écho à la leur.
Accroupie devant le jeune homme, je claque des doigts devant ses yeux, ma main libre serrant doucement son épaule. L’esprit absent du garçon finit par revenir habiter son corps, il cligne furieusement des yeux, semble enfin s’apercevoir de ma présence. Il ne pose aucune question, comme si la situation était habituelle, comme si revenir à lui après ce drôle d’état de transe lui était familier, ce qui est encore plus effrayant. En silence, il essuie ses larmes du revers de la main et fait mine de se relever, le corps secoué de tremblements imperceptibles, que je ressens pourtant contre ma main posée sur son épaule.
- Ça ferme, c’est ça ? demande-t-il, la voix pâteuse.
- Non, en fait, il est encore tôt. Mais je t’ai trouvé dans cet état et…
Ses sourcils se froncent, il semble enfin me regarder réellement, me voir. Il repère sans doute aussi que je ne suis pas celle qui le secoue habituellement à la fermeture. Est-ce que cette personne, qui qu’elle soit, se contente vraiment de le mettre dehors ? Alors qu’il patauge en pleine détresse, que c’est si évident ?
- Tout va bien, répète-t-il précipitamment. Ce n’est rien, c’est passager, je vais rentrer.
Ma prise sur son épaule se raffermit, l’empêchant de se relever. J’ai l’impression d’être face à Helsinki, essayant de faire le mur à l’âge vénérable de dix ans. Ce jour-là, j’avais usé et abusé de ma voix et de mon pouvoir de grande sœur pour qu’il se tienne tranquille.
- Non, tout ne va visiblement pas bien. Ne viens pas me dire le contraire, je t’en prie. J’ai trois petits frères à la maison, je sais reconnaître les mensonges de ce genre, ne m’insulte pas avec ta comédie médiocre. La détresse émotionnelle, ça me connait. On peut en discuter si tu veux.
Un éclair de panique passe dans les yeux vairons, derrière les lunettes, comme si être forcé d’admettre un mal-être le terrorisait.
- Je vais bien, insiste-t-il, buté, même s’il doit bien comprendre que je ne tombe pas le panneau. Laisse-moi partir.
- Tu repars comment ? demandé-je, de cette voix implacable volée à mon père.
Ses yeux cherchent une échappatoire, je me sens comme un agresseur de rue en train de racketter un téléphone. La position est assez désagréable, pourtant, je ne veux pas juste laisser filer le jeune homme aux yeux morts comme ça, sans garantie qu’il ne va pas retourner jouer les apprentis cadavres dans un autre coin du campus.
- Avec mon frère, murmure-t-il. Il finit bientôt. Je crois.
- A dix-sept heures ?
- Ouais.
- Il te reste vingt minutes. Il est en quoi, ton frangin ?
- L1 de Lettres Modernes. Mais ça va aller, je te dis, je l’attends juste.
- Ben on va l’attendre ensemble, tu veux ?
Ses yeux m’assassinent derrière les lunettes, et je dois admettre que leurs couleurs mal assorties donnent une profondeur dangereuse à son regard. Avec ses yeux allumés d’une lueur de vie, il a l’air encore plus jeune. Ses traits ont quelque chose qu’on a envie de qualifier de « mignon » mais pas de « beau » ou de « canon ». Un mignon premier de la classe au regard farouche et au physique banal, mais doté d’un charme un peu enfantin.
Je lâche enfin son épaule, l’aide à se relever. Il est plus petit que moi, d’une bonne dizaine de centimètres, ce qui renforce encore son côté adorable gamin. En ce moment, le gosse est renfrogné, le regard buté et agacé à la fois, comme un enfant qui vient d’être puni et trouve cela injuste.
- Tu t’appelles comment ? demandé-je d’une voix plus douce.
- Vincent, grommelle-t-il. Et je vais bien.
- C’est cela. On dirait un coupable qui répète à tout le monde qu’il est innocent, ça ne fait que te rendre plus suspect encore. Sinon, moi, c’est Europe.
Il hausse un sourcil au prénom, le trouvant sans doute trop bourgeois. L’idée me fait rire, quand je pense à notre appartement exigu qui sent toujours la nourriture du restaurant.
- Laisse-moi le temps de récupérer mes affaires, et on y va.
Du coin de l’œil, je remarque qu’il s’échappe presque déjà, donc je referme ma main sur son poignet et l’entraîne de force avec moi. Le jeune homme grommelle, répète avec obstination que je n’ai pas à me mêler de ses affaires, puis traîne des pieds une fois dehors, alors que je marche en tête, vers le bâtiment des Lettres. Je m’assois sur un banc non loin de la sortie, pendant que Vincent se tient debout à côté, raide comme un piquet, les bras croisés et l’air indompté. Je réprime un sourire légèrement moqueur. On dirait Oslo, à sept ans, quand je lui piquais ses jouets ou que je posais quelque chose du mauvais côté de notre chambre.
- Tu ne veux pas me dire pourquoi tu pleurais, j’imagine ?
- Je ne pleurais pas.
- Le déni, soupiré-je en levant les yeux au ciel.
J’ai vite compris que je n’obtiendrais rien de lui, mais l’idée qu’il ait un frère me rassure. Il suffit que j’explique à un membre de sa famille que quelque chose ne va pas pour qu’il soit entre de bonnes mains. Du moins, je l’espère. Je sais que certains frères et sœurs se haïssent, mais dans ma famille, on a tellement tendance à se protéger les uns les autres comme des loups affamés protègent leur bout de viande, qu’il me parait inconcevable qu’on ne soit pas protecteur avec un frère psychologiquement fragile. Tout ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est d’expliquer au frère de Vincent que quelque chose ne va pas, de ne pas laisser cet inconnu triste s’enfoncer dans la mélancolie. Je veux qu’il soit soutenu comme j’ai été soutenue, rien de plus.
Quand l’heure arrive et que les premiers étudiants commencent à sortir du bâtiment, je remarque les coups d’œil nerveux que Vincent me jette, comme s’il voulait s’enfuir en courant. Ou comme s’il s’attendait à ce que je m’enfuie en courant. Je hausse les sourcils en voyant que le jeune homme ne se précipite vers personne, ou qu’aucun des jeunes ne le remarque et ne se dirige vers nous. C’est seulement de longues minutes plus tard, quand un fauteuil roulant solitaire sort du bâtiment, que je comprends qu’il s’agit bien du frère de Vincent. Le jeune garçon se précipite vers le brun au fauteuil, aux traits plus matures et au corps, bien que comprimé dans la chaise roulante, bien plus grand que celui du petit Vincent. Celui-ci me désigne, en quelques gestes exaspérés et saccadés, à son frère. Je suis trop loin pour entendre ce qu’il dit, mais je doute qu’il ne me présente pas sous mon meilleur jour. Je me lève du banc pour les rejoindre alors que Vincent, visiblement exaspéré, part devant son frère en lui affirmant qu’il l’attend à l’arrêt de bus, me fusillant du regard au passage. Il s’éloigne d’un pas qui se veut digne, histoire de ne plus devoir me supporter une seconde de plus. Je remarque néanmoins qu’il ne va pas jusqu’au bus, loin de là, s’arrêtant une centaine de mètres plus loin, sans doute pour vérifier la façon dont je me comporte avec son frère.
Le fauteuil est plus impressionnant qu’il n’en a l’air. Absolument pas mécanisé, et pas très imposant, mais il a cette aura spéciale qu’on confère toujours à la différence. Je prends une grande inspiration pour passer outre, tenter d’être la plus normale et détendue possible. J’imagine très bien ce qu’on ressent quand on est différent du reste du monde, et je sais mieux que personne qu’on aime autant que les gens ne soient pas trop empotés, gênés, maladroits. On voudrait qu’ils soient parfaits, normaux, qu’ils disent exactement ce qu’il faut. Je sais aussi que c’est impossible, mais, concentrée là-dessus, je tâche de faire de mon mieux, tendant une main au frère de Vincent pour qu’il la serre.
- Trop fatiguant de se pencher pour faire la bise ? demande-t-il, cynique, en haussant les sourcils.
D’accord. J’ai saisi. Le genre qui prend tout à l’humour noir. Un demi-sourire ourle mes lèvres.
- Non, je n’embrasse juste pas les inconnus. Dans le doute où ils seraient d’affreux cyniques pessimistes, c’est que c’est contagieux, cette maladie-là. Mais puisque tu le prends comme ça…
Je retire ma main, fouille dans ma poche de jean pour retrouver le petit papier sur lequel j’ai écris mon numéro de téléphone en attendant sur le banc, pendant que Vincent restait debout, roide comme la justice. Je tends le morceau de papier, le lui fourre dans la main plus que je ne le lui donne.
- Appelle-moi, d’acc ? J’ai pas le temps de m’éterniser, et tu vas louper ton bus, mais je crois que ton frère a besoin d’aide.
Quelque chose dans le regard du jeune homme vacille. Il a les mêmes yeux que son frère. Ils se ressemblent. Même cheveux sombres et raides, même regard perçant, même raideur. Seulement, lui a l’air plus vieux, les traits émaciés et durs. Un nez droit, un front haut, une mâchoire fine et acérée, sa bouche elle-même, aux lèvres minces, semble faite pour être pincée, ou pour arborer un sourire cynique. S’il est plutôt banal, il a tout de même le charme du prédateur, pour ceux qui aiment se frotter aux lames de couteau. Je suis certaine que s’il était debout, il me dépasserait. C’est un de ces hommes faits pour être grands, dépasser tout le monde, et le rappeler constamment. Pourtant, à ce moment-là, quand j’évoque son frère, quelque chose de touchant et de fragile passe dans ses yeux. Quelque chose qui me rassure, me confirme que Vincent est entre de bonnes mains.
- Mon frère ? demande-t-il d’une voix tranchante, presque menaçante.
Je me demande si le ton est voulu, ou s’il ne sait parler que de cette façon là.
- Oui. Tu m’appelles ? Je t’expliquerai. Juste… Vincent a besoin de toi en ce moment, je pense. On n’a pas le temps d’une longue discussion, ou il va se douter de ce que je te raconte, mais j’aimerais bien qu’on en parle.
- Ok. Ouais, d’accord. Je t’appelle dès que je peux, … ?
Il semble chercher mon nom, et avec un demi-sourire, je lui désigne le papier. Il le défroisse, lit le nom au-dessus du numéro.
- Europe, déchiffre-t-il. Qu’est-ce que t’écris mal. Et ça fait sacrément bourge.
J’en déduis qu’il ne fonctionne qu’aux attaques verbales, à défaut de pouvoir vous faire sentir minuscule, juché sur ses deux immenses jambes.
- J’imagine que ton prénom à toi, il doit faire sacrément connard, hein ?
Il me foudroie du regard.
- Jonathan.
- Qu’est-ce que je disais ? souris-je, moqueuse. Tu vas louper ton bus. Et t’inquiète pas, rien de super grave, je le connais depuis deux minutes, ton frangin. Mais voilà, fais gaffe, c’est tout.
Il n’était au courant de rien. Ça se voit tout de suite, quelque chose qui s’effondre sur son visage, qui s’affaisse, quelque chose qui dit « Comment cette fille a-t-elle pu voir un truc que moi je n’ai pas effleuré, ne serait-ce que du bout du doigt ? ». Et soudain, ça me fait peur. Ma fratrie aussi, pourrait pleurer en silence dans un coin poussiéreux, et affirmer aux yeux du monde entier que tout va bien. Même si c’était le cas, on pourrait n’en rien savoir, ignorer des choses que des inconnus savent. C’est effrayant. Vertigineux.
En regardant Jonathan partir, pousser laborieusement son fauteuil de ses bras fatigués, j’imagine Oslo dans un recoin de son lycée, plié en quatre dans les toilettes, peut-être, à pleurer silencieusement. J’imagine ses yeux morts comme ceux de Vincent et ça me donne envie de fondre en larmes.
Ce soir-là, dans la chambre, le nez dans mes cours, Oslo en arrière-fond musical, jouant du violon, les yeux apeurés de Jonathan me reviennent en mémoire aussi brutalement qu’un éclair me foudroyant. Je fais pivoter ma chaise de bureau pour regarder mon frère. Ses larges épaules baraquées, le violon qui a l’air minuscule sur son épaule à lui, ses cheveux en broussaille et ses airs paradoxaux d’ours délicat.
- Oslo ? l’interrompis-je, inquiète.
- Quoi ? râle-t-il, pas ravi d’être arrêté en pleine partition.
- Si un jour, quoi que ce soit ne va pas, à l’école, en dehors, peu importe, tu me le dirais pas vrai ? Tu ne me laisserais pas ignorante si tu allais mal, dis ?
Oslo soupire, un demi-sourire sur les lèvres, le regard très doux, habitué qu’il est de toutes mes réactions, de mes angoisses.
- Non, Europe. Tu serais la première à qui je dirais tout. T’as toujours été la première à tout savoir.
- T’es sûr ? Tout va bien, hein ?
- Europe, ma vie est géniale, d’accord ? Tout roule. Le seul point noir à l’horizon, c’est mon éventuel échec dans une carrière musicale, mais je ne vois pas aussi loin. Tout est OK. Détends-toi cinq minutes. Je ne suis pas au bord du suicide, même Minsk est rentré du collège en se marrant avec Hel. On est OK. Tout est OK. Laisse-moi travailler, et retourne à tes conneries universitaires, tu veux ?
J’ai un rire, qui dure à peine, mais un rire tout de même. Je passe des heures encore à travailler et à rêvasser, ce qui ralentit nettement ma progression. Ce n’est qu’au beau milieu de la nuit que je me rends compte, avec une certaine angoisse qui me tord le ventre, que Jonathan n’a pas appelé ce soir.
Chapitre 6