Une nouvelle fois il fait glisser son pinceau sur la feuille de papier. Les branches de l'arbre qu'il tentait de peindre n'apparaissent pas. A la place, c'est le début d'un visage qui s'est dessiné.
Il reste là à observer son ébauche, puis reporte son attention sur la nature environnante. Il essaie de peindre de nouveau cette branche, au lieu de ça, il affine le visage qu'il avait commencé et y rajoute des yeux regorgeant d'enthousiasme et de sincérité. Il reste bouche bée en voyant toutes les émotions qu'il est parvenu à mettre dans un simple regard.
Alors au final, il avait vraiment changé ?
Il replonge son pinceau dans le pot d'encre, poursuit son œuvre, laisse glisser son pinceau sur la toile dans un mouvement fluide et précis.
Une bouche aux lèvres belles et légères vient d'apparaître, recourbées en un mince sourire empreint de sympathie. L'artiste s'étonne lui-même. Lui qui jusque là se croyait vierge de tout sentiment... Se serait-il trompé depuis tout ce temps ?
Il hésite, il n'ose pas trancher et poursuit son œuvre, concentré. Lorsqu'il peint plus rien ne compte, il est dans sa bulle, personne ne peut l'interrompre. Et le pinceau poursuit son travail, et bientôt la personne dessinée se retrouve affublée d'une longue robe de velours bleue volant légèrement au vent alors qu'elle semble essayer tant bien que mal de remettre une mèche de cheveux rebelle derrière son oreille. Le tracé est précis, fluide et les mouvements parfaitement retranscrits. On y croirait presque.
Le peintre jette de nouveau un œil sur le paysage qu'il essayait vainement jusque-là de dessiner et un léger sourire se forme sur ses lèvres. Pas un sourire de façade, pas un de ces sourires qu'il servait habituellement à ses camarades, mais un sourire venant du plus profond de son être. Et sur la toile autrefois vierge, une jeune femme au sourire éclatant danse dans le vent, insouciante. L'artiste hésite à peindre un paysage derrière elle et se dit finalement que même s'il ajoute quelque chose, dessine un paysage de désolation en guise de fond, rien ne pourrait gâcher la toile car le regard se focaliserait aussitôt sur elle. Il abandonne donc l'idée, mais replonge tout de même la pointe de son outil de travail dans l'encre et se remet à peindre.
Il exécute comme à l'habitude des gestes fluides et précis alors que doucement une nouvelle silhouette se dessine derrière cette jeune femme souriante.
Au bout d'une heure, l'artiste semble avoir fini son œuvre. Il semble satisfait. En arrière plan, celui qu'il considérait comme son frère vient d'être représenté. Rieur, il serre la main du peintre qui vient de se dessiner lui-même.
L'artiste sait son travail terminé. Il pose la toile et l'observe d'un peu plus loin, la contemple, étudie la perspective, cherche les défauts. Il n'en trouve aucun. Il sait simplement qu'il a changé. Un petit peu, peut-être. Il commence à comprendre ce que sont véritablement les sentiments. Il s'apprête donc à s'éloigner et se précipite soudainement vers la toile, pinceau en main. Il trace alors des lettres fines au dessus du tableau.
Le sourire.
Il sent qu'il vient de trouver la porte de ses sentiments oubliés. Non, il le sait. Et le titre qu'il vient d'écrire en témoigne.
Il n'est plus cette enveloppe corporelle vide.
Il n'est plus cet être cynique.
Il est l'artiste.
Il est le peintre.
Il est avant tout l'humain.
Sentiments... Larmes, sourire, joie, désespoir...
Tout lui revient, il est de nouveau entier.
Quelque part il le regrette.
De l'autre, il s'en réjouit.
Une nouvelle vie vient de s'ouvrir à lui.