Les Idées noires

Donc ce jour-là de juillet 42, les enfants se chamaillent gentiment sur le trottoir quand leur groupe est fendu par un jeune homme qui passe à vive allure et les bouscule ; l’un le prend de plein fouet dans l’épaule, tous le suivent des yeux, certains brandissent un peu le poing et commencent à trouver les mots pour manifester leur désaccord quand un autre type les percute à son tour ; cette fois ils protestent, pensent un court instant que le second est aux trousses du premier avant de comprendre qu’ils portent tous deux la même chemise bleu foncé, que leur présence doit être en lien avec celle – qu’ils viennent de remarquer – des policiers montant la garde autour de deux fourgonnettes garées devant l’impasse dans laquelle les deux coureurs viennent de s’engouffrer. Sans un mot les enfants s’élancent alors à leur poursuite, laissant derrière eux le plus petit, bien incapable encore de se mettre en mouvement – comme s’il avait eu là un pressentiment il tente de lutter, de retrouver pour s’y accrocher l’agitation familière de la rue mais il ne reconnaît rien, inévitablement happé par les seuls bruits lui provenant de l’impasse : la rumeur indéchiffrable, la course précipitée des bottines sur le pavé, les cris graves et mats d’une femme, et alors il finit par se mettre en marche, doucement d’abord, puis il accélère et rejoint le fond de l’impasse où un groupe a formé, au pied d’un immeuble étroit, un cercle d’une largeur d’une petite dizaine de mètres ; en se faufilant entre les badauds indifférents à ses jeux de coudes, il rejoint ses camarades qui, comme les autres, ont tendu leur visage vers une étroite bande de ciel sans couleur mais aux contours nets, et parmi eux l’un doit chuchoter à l’oreille du nouveau venu, pointant son index pour lui faire comprendre : là-haut ; alors seulement il découvre au sixième étage la jeune fille qui se tient, bras dans le dos, au garde-corps de la fenêtre qu’elle a déjà enjambé, et à présent il voudrait comprendre ce que crie la jeune fille – qui doit être un peu plus âgée que lui – parce qu’elle a l’air d’expliquer quelque chose d’important qu’il prend en cours ; il voudrait lui faire reprendre ses explications et croyez-moi je vous en prie quand je vous assure que de toutes ses forces il cherche à dire pardon ? Que dis-tu ? Pourquoi est-ce que tu ne descendrais pas pour t’expliquer calmement ?