Longue division

Vendredi, dernière maison. Jodie aspirait au week-end de tout son corps. Dans la salle de bains principale, elle gratta avec des lingettes la mousse de savon séchée, le dentifrice et les cheveux collés dans le lavabo. La règle, c'était «pas d'eau», que des produits chimiques. Pas le droit d'utiliser les toilettes des clients non plus. Même si elle avait besoin de pisser, c'était interdit par Kwik Kleen. La vie n'avait jamais fait de cadeau à Jodie et elle devait respecter les règles.

Dans le miroir, elle entrevit son visage congestionné, ses taches de rousseur fusionnées en une couche monochrome. L'uniforme consistait en une chemise avec un faux tablier de soubrette imprimé sur le devant. Ses mains, elle les imbibait de lotion parfumée au lilas pour qu'elles ne sèchent pas dans les gants en caoutchouc. Cheveux poil-de-carotte ramenés en arrière par une barrette en plastique, avec une mèche échappée de la frange qui lui chatouillait le visage.

Dans le couloir, l'aspirateur bâillait par bouffées, Inez aux manettes. Cinq femmes, dont Jodie, étaient réparties dans les différentes pièces de la maison. Trois étages, sept chambres avec autant de salles de bains. Trois heures à gratter et à faire briller. Elle en passait, des heures solitaires dans ces salles de bains, Jodie, c'en était presque un réconfort. Dans celle-ci, il y avait une télé à écran plat et un jacuzzi avec dix buses dorées qu'elle devait frotter pour les garder à l'abri de la saleté et de la rouille.

Les propriétaires n'étaient jamais là quand la camionnette de Kwik Kleen s'arrêtait devant chez eux. D'après les photos, il s'agissait d'une famille de quatre personnes à la belle peau brune. Leur goût en matière de décoration les portait vers les teintes brun orangé et jaunes, avec d'étranges girafes aux jambes sculptées et des bushmen à grosse tête. Et des disques en osier accrochés au mur, dont Jodie n'avait aucune idée de l'utilité.

Mais réfléchir fait perdre du temps, pas une bonne chose quand on est payée au temps estimé, pas au temps réel. Elle fantasmerait sur les salles de bains des gens une autre fois, après le boulot, en buvant un verre de vin avec des glaçons, dans le murmure de la télé et le cliquètement du radiateur. N'empêche. Elle se demanda s'ils pensaient à elle, eux, quand ils revenaient et qu'ils trouvaient la pièce propre.

Quand le carrelage fut assez brillant, Jodie jeta le chiffon sale dans son seau. Elle tourna la poignée et resta en arrêt, les épaules voûtées, examinant la salle de bains à la recherche de ce qu'elle aurait pu avoir oublié. Elle avait suivi le planning, du haut en bas, dans le sens des aiguilles d'une montre, sans eau. Elle soupira, épilogue d'une semaine de travail de cinquante heures, comme si ça avait un sens.

Elle retraversa la chambre de maîtres avec ses palmiers en pot et son lit à baldaquin avec des rayons de soleil sculptés sur les montants, armoire et tables de chevet assorties. Ses baskets s'enfonçaient dans le tapis. Par la fenêtre, février humide soufflait une bruine emmêlée de feuilles mortes. Machinalement, elle jeta un coup d'oeil circulaire en quête d'un éventuel oubli. Elle n'avait pas envie de vérifier, mais elle en avait pris l'habitude au bout de deux mois de boulot. Sur une table de nuit, un petit pot en argile pas plus large qu'un cendrier, le couvercle posé de travers. Elle tendit sa main libre encore recouverte du gant en caoutchouc pour le redresser