Peter

Lorsque Peter monta dans son appareil il se dit que, sans accroc, celui-ci devrait se poser à Orlando au nord de la Floride vers douze heures, puis repartir presque immédiatement vers un petit aérodrome de Géorgie, où il atterrirait en fin d’après-midi. Comme avant chaque décollage, les sbires du grand patron lui avaient donné la marche à suivre et il savait qu’il devait éviter tout retard qui serait mal vu par les clients.

Il avait repris possession de son appareil la veille au soir, la révision venait d’être terminée et son mécano lui avait assuré que tout était OK : son biplan Antonov 2 « Colt » était de nouveau paré pour le service. Peter vouait à cet avion ancien et massif une attention toute particulière. Il n’hésitait pas à entreprendre des réparations ou modifications qui auraient sans doute paru superflues à d’autres pilotes.

C’était son gagne-pain. Il avait acquis l’un des dix-huit mille exemplaires fabriqués à l’époque où il était arrivé à La Havane. C’était un appareil - réputé pour sa fiabilité - construit à partir de 1949 pour le développement de la Sibérie. Aucun accident mortel n’était à déplorer jusqu’à ce jour à son bord. Avec ses treize cents kilomètres d’autonomie, il pouvait effectuer ses voyages sans escale entre les Caraïbes et le continent américain.

À l’époque, Peter approchait de la quarantaine, et détenait un brevet de pilote professionnel délivré par l’administration américaine ainsi que quelques milliers d’heures de vol à son actif. Ces compétences additionnées à une bonne connaissance des affaires louches, lui avaient valu de se faire quelques amis redoutés dans le milieu mafieux local.

Bien que peu d’années se soient écoulées depuis qu’il avait décidé de s’installer à Pinar del Rio, ces trois dernières l’avaient endurci. Les individus qu’il côtoyait le long de la côte septentrionale de l'île de Cuba étaient exigeants et il savait qu’ils ne toléreraient aucune erreur, si minime soit- elle. Ils étaient les patrons et ne perdaient pas une occasion de le montrer. Même avec son physique imposant, il ne ferait pas le poids face aux hommes de main des commanditaires.

Cependant, ce qui lui importait pour le moment était que les objets transportés arrivent à destination, sans que la douane ou les flics ne viennent mettre un grain de sable dans une machine qu’il avait mis tant de temps à huiler et qui lui rapportait un joli pactole à chaque voyage.

Le plein était fait, la check-list était OK et le moteur faisait entendre le ronronnement qu’il avait plaisir à écouter. Sur cet aérodrome de fortune dont il disposait à chaque transfert, un appel radio à la tour de contrôle était inutile - celle-ci était désaffectée depuis de nombreuses années et où seuls les rats et les arachnides devaient s’en disputer les locaux. Comme avant chaque vol, il s’était enquis de la météo auprès de l’aéroport le plus proche et avait fait de même pour celui d’Orlando.

Pour cette première étape, on lui avait répondu qu’il risquait d’être confronté à une pluie fine à mi-chemin, puis plus soutenue à l’approche des côtes de Floride. Ce ne serait pas la première fois qu’il volait par mauvais temps et il se dit que ce n’était pas un léger crachin qui allait gâcher son voyage. Tout était prêt et il ne lui restait plus qu’à pousser les gaz et lâcher les freins. Il dut forcer légèrement sur l’une des pédales du palonnier pour contrer un vent latéral persistant. Ces manœuvres étaient innées pour lui, mais les rafales venant fouetter le côté de la carlingue aux dimensions conséquentes, auraient tôt fait de mettre un pilote néophyte en difficulté.

Il fit une dernière vérification des instruments et poussa la manette des gaz à fond. Le moteur hurlant ses mille chevaux prit ses tours immédiatement - ce qui lui procurait toujours autant de plaisir. La puissance exercée par l’hélice propulsa le zinc sur les trois cents mètres de piste en l’arrachant du sol dès la première sollicitation des commandes. Peter aimait cette sensation de liberté, il regardait le sol s’éloigner, car maintenant il entrait dans son monde, il était chez lui.

Il avait déjà fait sa route, noté ses repères et mis cap au nord.

« Un peu moins de quatre cents milles » pensa-t-il « ça devrait être assez rapide surtout après la jeunesse qu’on t’a refaite ».

Il attrapa son portable et composa un numéro. À la seconde sonnerie, une voix lui répondit :

ー Oui.

ー Otto, c’est moi, je viens de décoller, les colis sont à bord, je devrais être dans les temps.

ー On fait les dernières vérifications et on va préparer ton arrivée. Quel temps tu as là-bas ? demanda Otto.

ー Couvert, mais sans plus, il ne devrait pas y avoir de pépin.

ー Comme d’habitude. Tu comptes être là vers quelle heure ?

ー Avec une bonne vitesse de croisière, je devrais en avoir pour trois, trois heures et demie au plus, évalua Peter.

ー C’est OK, en cas de problème, tu sais ce que tu as à faire.

Ce voyage restait un jeu d’enfant pour un pilote de sa trempe, mais Peter redoutait toujours un possible contrôle. Il fallait l’éviter à tout prix. Si les flics tombaient sur sa cargaison, non seulement il devrait expliquer pourquoi il transportait quatre cents kilos de cocaïne pure à quatre-vingt- dix-sept pour cent, mais surtout, dévoiler le nom de son employeur et ça, il savait pertinemment que ça lui coûterait la vie.

Il volait à faible altitude pour éviter les radars et les voies aériennes trop encombrées, se disant qu’il lui serait plus facile de semer un hélicoptère rencontré par hasard, qu’un avion de chasse patrouillant bien plus haut et avec lequel ses chances de fuite seraient vouées à l’échec. Il devait donc rester le plus éloigné possible de tout trafic.

Une heure après le décollage, le temps s’était quelque peu gâté, mais rien de bien méchant. Quelques gouttes dessinaient une gigantesque toile d’araignée sur le pare-brise du coucou. Les essuie-glaces faisaient leur office et battaient l’air de manière régulière. Il menait son avion aussi bas que possible. De là, il pouvait voir la mer, étendue d’eau salée à perte de vue.

Elle lui avait toujours fait peur et il n’avait jamais osé l’approcher à moins de cent mètres, il ignorait ce qui pouvait s’y cacher et malgré une nature curieuse, il n’avait jamais cherché à savoir. D’ailleurs, il n’avait même jamais appris à nager. Son élément, c’était l’air et le ciel. Son pire cauchemar serait de mourir dans l’eau.

Peter secoua la tête pour chasser ces mauvaises pensées et revint à ses moutons. Orlando n’était qu’une étape - Otto serait là-bas à l’attendre afin de réceptionner deux des dix caisses hermétiques qu’il transportait. Leur contenu devait servir à alimenter le marché des faubourgs de cette ville, l’équivalent de quatre-vingts kilos. Ensuite il aurait de nouvelles indications pour la seconde partie du voyage jusqu’à une petite piste à côté de Savannah. Ceci était répétitif, mais avait le privilège d’être payant.

À chaque livraison, il empochait la modique somme de quinze mille dollars, qu’il mettait patiemment de côté, pour s’offrir l’hôtel qui agrémenterait ses vieux jours.

Cette seconde destination serait plus rapide et plus sûre, car il volerait au-dessus du plancher des vaches. En cas de pépin, il pourrait atterrir n’importe où, et prendre la poudre d’escampette. Ce n’est pas qu’il avait peur de la prison, mais il ne voulait surtout pas être confronté à ses commanditaires s'il était arrêté par la Police.

Ces paroles résonnaient toujours dans sa tête.

ー En cas de problème, fais en sorte de ne pas être pris.

Mais il avait surtout compris la signification de "ne pas être pris" lorsque Paco avait ajouté :

ー Si t’es coincé, il vaut mieux pour tout le monde que tu avales ça !

Dans le creux de la main, il lui avait posé une capsule de cyanure...

Depuis ce jour, il l’avait toujours sur lui, dans la poche de sa chemise. Il ne savait pas s’il aurait le courage de s'en servir, mais peut-être que quelque part, elle le réconfortait.