Extraits

Le cœur battant à tout rompre, Rourke hésita. S'il possédait un poignard, c'était pour se protéger. Jamais il n'en avait menacé qui que ce soit, et jamais il n'avait eu l'intention de faire du mal à quiconque. Jusqu'à la nuit précédente, il n'avait d'ailleurs jamais fait de mal à personne.

Rourke, qui pour rien au monde n'aurait voulu paraître s'apitoyer sur son sort, souleva le rideau pour s'absorber dans la contemplation du paysage. Les rues enneigées s'élargissaient de plus en plus à mesure qu'ils s'éloignaient des faubourgs populaires de l'East End et se dirigeaient vers les beaux quartiers où vivaient les riches et les puissants.

- C'est encore loin, Roxbury House ?

- Roxbury House se trouve dans le Kent. Nous prendrons le train pour nous y rendre demain matin. Cette nuit, tu dormiras chez moi.

- Vous m'emmenez au 10 Downing Street ? se récria Rourke, ébahi.

Lui, Patrick O'Rourke, le petit orphelin écossais des bas-fonds, allait compter, l'espace d'une nuit, parmi les occupants de la résidence ministérielle ! Qui l'eût cru ?

La tête lui tournait, il voyait trente-six chandelles, le sang qui coulait jusque dans sa bouche avait un goût métallique... Des rires gras accueillirent ses protestations. Il rassembla ses dernières forces pour tenter de se relever, mais on le maintenait fermement au sol. On lui enleva ses chaussures et ses chaussettes et un objet qu'il avait oublié roula sur le sol.

Sans se départir de sa mine sévère, l'homme détailla d'un coup d'œil les poings de Johnnie enfouis au fond de ses poches et la petite taille de Rourke. Il les avait sans doute jugés inoffensifs, car il sortit sa montre et l'éleva vers la lumière du bec de gaz.

La main droite de Rourke se glissa dans la poche béante. Entre l'index et le majeur, il saisit un objet métallique enveloppant des papiers plies, sans doute une pince à billets. Sa prise bien serrée entre les doigts, il retirait tout doucement sa main lorsqu'une poigne de fer se referma sur son poignet.

L'homme ne répondit pas. Le sang inondait son visage sévère avant de se perdre dans les épais favoris poivre et sel et de grossir la flaque, sur le trottoir. Rourke s'agenouilla et posa deux doigts sur la veine jugulaire. Dieu merci, le pouls était ferme et régulier. Il n'était pas un assassin ! Il avançait la main vers la montre en or, histoire de fêter cela, lorsqu'il se ravisa. Seul, il ne pouvait rien en faire, il lui faudrait la confier à Johnnie, et il n'avait aucune envie de partager son butin avec le faux frère qui l'avait abandonné.

Le complice de Rourke s'appelait Johnnie Black. C'était un grand haricot maigrichon avec de longues mèches de cheveux noirs comme la poix lui tombant sur le nez et une dent de devant en or qu'il astiquait à longueur de journée. Cela faisait un moment qu'ils pistaient leur proie lorsqu'ils s'abritèrent sous un porche pour faire le point sur la situation.

Haute trahison ! En entrant dans la salle d'audience, Patrick s'attendait à consacrer une partie plus ou moins longue de son avenir à des travaux d'intérêt général, comme casser des cailloux ou rempailler des chaises, mais la haute trahison constituait un crime passible du gibet. Comment aurait-il pu s'imaginer une seconde que le pigeon sur lequel il avait jeté son dévolu la nuit dernière n'était autre que le Premier ministre William Gladstone ? Il n'avait rien de particulièrement ministériel, pourtant. Avec son chapeau haut de forme et son grand manteau à pèlerine, il ressemblait à n'importe quel bourgeois rentrant chez lui à la nuit tombante, et, même si les environs de St Paul n'étaient pas des plus recommandables à partir d'une certaine heure, il devait compter sur sa grosse canne pour se protéger.

Pour sa troisième comparution, Rourke savait ce qu'on attendait de lui et c'est avec assurance qu'il s'avança vers la cour, malgré la bosse qui noircissait son front, le sang séché qui marbrait tout un côté de son visage, et le mal de tête qui faisait résonner douloureusement les questions du juge.

Toutes les têtes se tournèrent vers le fond de la salle où Patrick O'Rourke - Rourke pour les intimes, un accusé âgé de treize ans - faisait de son mieux pour cacher la peur qui lui nouait la gorge. Pour rien au monde il n'aurait voulu se comporter comme le condamné précédent, qui s'était souillé en plein tribunal. Il se jura de contenir ses larmes et de garder sa dignité. Toujours se cacher pour pleurer.

Les principes de Rourke

Règle n° 1 : Toujours se cacher pour pleurer. Si elles te voient pleurer, elles en profiteront pour te faire souffrir encore plus et piétiner allègrement ton corps et ton cœur.

Règle n° 2 : Ouvre grands les yeux et les oreilles, et arme-toi de patience. La chance tournera tôt ou tard, ne la laisse pas passer à ce moment-là.

Règle n° 3 : Saisis ta chance dès qu'elle se présente. Largue les amarres et prends tes jambes à ton cou, comme si tu avais le diable à tes trousses. Et ne regarde surtout pas en arrière.

Ne regarde jamais en arrière.