Extraits

- Qu’avait caché Roman dans cette clé ?

- Des souvenirs qui ne s’effaceront jamais de sa mémoire. Ceux des jours et des nuits qu’il a passés à la prison d’Okrestina durant son adolescence. Les horaires des rondes, des sorties dans la cour, des repas ; la routine des prisonniers et de leurs gardiens. Mais aussi les failles dans la sécurité des bâtiments. Roman avait répertorié tous ce qui y entrait et en sortait, la nourriture, le linge, objet d’un petit arrangement entre la direction de la prison et les gardiens qui arrondissaient leurs fins de mois en faisant de la « sous-traitance ». Nombre de restaurants et d’hôtels de Minsk confient leurs draps, tenues de service, nappes et serviettes à une entreprise dont le principal actionnaire s’avère être l’épouse du directeur de la prison. Une société qui use et abuse d’une main-d’œuvre qu’elle n’a pas besoin de rémunérer. Roman avait également localisé des points d’accès stratégiques, ceux par où s’évacuent les eaux usées, les conduits de ventilation, les circuits électriques. Durant son incarcération, il occupait son temps à noter tous ce qu’il voyait et entendait. Il avait déjà transmis à ses amis un certain nombre d’informations à ce sujet, qui avaient été mises à jour plus tard grâce à Daria. Elle avait mené un travail de fourmi. […]

Au printemps 2020, dans ce pays tenu d’une main de fer par un homme au pouvoir depuis vingt-sept ans, une jeune mère de famille, sans expérience ni ambition politique, remporta les élections. Lorsque les premiers bureaux de vote rapportèrent que son nom apparaissait sur la majorité des bulletins dépouillés, un escadron de policiers fut dépêché chez elle.

(chapitre 1)

— Tu n’as pas trop mauvaise mine, dit Daria.

— Meilleure que d’ordinaire, tu sais pourquoi.

Daria sait. Deux semaines avant chacune de ses visites, les rations alimentaires de Nicolaï sont améliorées, les brimades cessent, pour qu’elle puisse témoigner qu’il est en bonne santé.

— Tu lui manques, elle parle de toi aux enfants tous les soirs, elle leur promet que tu les rejoindras bientôt. Ils vont bien, tu leur manques aussi beaucoup, mais ils sont heureux à Vilnius et d’ici peu ils le seront encore plus, enchaîne Daria.

— C’est l’essentiel.

Alors que le gardien, les yeux rivés à son portable, s’acharne à faire éclater des ballons de couleur dans un jeu vidéo, Daria se penche discrètement vers Nicolaï.

— Tu as bien compris ce que Sviatlania m’a chargée de te dire ?

— Ils vont prolonger ma peine, annonce Nicolaï d’une voix tremblante.

Et quand nous nous battons pour la liberté des autres, c'est la mienne que je retrouve.

"Je ne peux pas te dire je t'aime, parce que j'ignore ce que c'est d'être aimé et pourtant, il m'arrive de penser que tu pourrais me l'apprendre."

"Un homme se présente en défenseur du peuple, mène campagne avec de grandes idées nationalistes, hurle sur des podiums qu'il va rétablir l'ordre, assurer la sécurité, lutter contre le crime et la corruption. Et les gent le croient, comme ils croient que tous leurs problèmes sont la faute des autres. Mais les redresseurs de torts sont souvent les auteurs des maux qu'ils dénoncent."

Les faits sont si nombreux, les recoupements si flagrants qu’ils corroborent les conclusions de son enquête, révélant une évidence qui se dispense de toute autre preuve. Preuve de la corruption du Premier ministre anglais, comme de Garbage et de Cash, tous deux grassement rémunérés par Moscou pour pervertir une élection qui a séparé l’Angleterre de ses alliés et affaibli l’Europe. Des preuves, il en a trouvé à chaque page, celles dénonçant avant l’heure le scandale d’Oxford Teknika, la façon dont Cash avait fourni aux équipes de Garbage les données de milliers d’Anglais que ses compagnies assuraient, l’enrichissement soudain dont il avait bénéficié alors qu’il se trouvait au bord de la faillite, ses dîners avec l’ambassadeur de Russie pendant la campagne du Brexit, la nomination au Parlement de Libidof, propriétaire d’un quotidien populiste anglais, fils d’un espion russe et grand ami de Jarvis Borson. Les centaines de courriels attestant de rencontres discrètes, des numéros d’ordres de virement de banque à banque et de continent à continent, autant d’argent occulte passant de main en main pour alimenter les caisses de partis et mouvances extrémistes… Les collusions entre les réseaux de presse et de télévision rachetés par les frères Kish… Le clan Berdoch, publiant et diffusant à longueur d’année des informations erronées pour semer la haine. Une désinformation propagée par les réseaux sociaux et enrichissant leurs actionnaires, tandis que les peuples adoptaient des idées extrêmes en cédant à la peur.

Diviser pour mieux régner, l’adage n’est pas nouveau : les oligarques attaquent sur tous les fronts pour déconstruire les démocraties. À l’Ouest, les partis extrémistes constituent leurs armées secrètes, leurs dirigeants soudoyés sont leurs lieutenants. À l’Est, les dictateurs sont à la manœuvre.