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Est-ce que Franck est guéri, même provisoirement ? Je pose la question et le médecin-chef répond qu’on ne soigne pas la folie, à la rigueur la souffrance, qu’on en calme les manifestations, qu’on maîtrise les hallucinations et les troubles du comportement avec quelques molécules, qu’on ne guérit jamais les fous très fous mais qu’on peut toujours rester dans les parages – le choix de l’outil thérapeutique étant toujours bien moins important que la personne du thérapeute –, que la psychiatrie n’est pas une science, plutôt du bricolage, et qu’on se contente d’interpréter des signes – on évalue le patient, on établit un lien, on le recadre s’il déborde, on le stabilise. Depuis qu’on a découvert les neuroleptiques dans les années cinquante il n’y a plus eu de grandes découvertes en psychiatrie, on est toujours avec nos cachets, du temps et de la parole – il ne précise pas que de moins en moins de temps et de plus en plus de chimie.
Afficher en entierOn est interné à la demande d’un tiers ou sur décision du représentant de l’État, on est récalcitrant, on proteste, alors on est déshabillé, dépouillé de sa vie d’avant, de sa vie dehors, de son enveloppe, et mis en pyjama, couvert de la tenue de l’institution, livré à elle. Le pyjama signale une rupture, signale la maladie, signale ou plus souvent impose le consentement au soin, l’entrée dans la psychiatrie, signale que tout change à cet instant où l’on enfile le vêtement bleu ciel anonyme, le même pour tous, signale le lit, la position allongée, le sommeil et aussi l’insomnie, la faiblesse, l’abandon, la régression.
Afficher en entierLes années 80 c’était fastueux, on avait les moyens financiers et matériels d’emmener les patients au cinéma, au bord de la mer, au restaurant, et surtout on avait le pouvoir de décider. Désormais la moindre initiative doit être validée par l’ordinateur, le dossier du patient doit être consulté avant toute décision. Est-ce qu’on a le droit de l’emmener à la cafèt’ ? Est-ce qu’il a le droit de téléphoner ? Est-ce qu’on a le droit de faire un tour dans le parc bras dessus bras dessous et s’asseoir sur un banc au soleil ? On nous a confisqué toute liberté d’évaluation. Dix fois par jour, retourner au poste informatique, cliquer sur l’onglet du patient et obtempérer « aux ordres du médecin qui légifère à distance sur les actes les plus anodins du quotidien. Désormais, la vie est sur ordonnance, téléphoner et fumer relèvent d’une prescription médicale, même le nombre de bouteilles d’eau autorisées, car on doit aussi traquer le potomane qui boit inconsidérément pour se remplir et diluer les effets des médicaments.
Afficher en entierQuand je lui demande qui est fou, le médecin répond le fou est celui qui se prend la réalité en pleine gueule. La plus petite parcelle de matière fond sur lui comme une météorite en feu, une goutte de pluie est d'acide, une poussière du poison, un coup d'oeil un coup de poignard. Rien ne le protège, tout fait violence, les traits se déforment sous l'impulsion d'une parole anodine ; le monde, les autres, les couleurs, les mouvements viennent d'imprimer directement au fer rouge sur le plan à vif de son visage.
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