Abimes

A l'époque,disait l'homme, on se croyait très malin. On refusait de porter les combinaisons de caoutchouc parce qu'elles nous faisaient transpirer et nous irritaient les couilles. Quand Piotr est tombé, il a coulé a pic, la bouche grande ouverte, comme si l'eau le suffoquait, paralysant tous ses réflexes.Oui.Je l'ai vu s'enfoncer comme une statue, raide, les pieds joints. Et puis, au bout de dix minutes il est remonté. Il se débattait comme si quelqu’un le tirait par en-dessous. Chaque fois qu'il essayait de sortir la tête de l'eau, il s'asphyxiait et devenait bleu. Vous comprenez? Il ne pouvait déjà plus respirer l'air de la surface... Ses poumons s'étaient modifiés, en dix minutes. Si on l'avait hissé sur le pont, il serait mort comme un poisson, tué par l'air. Il n'avait passé que dix minutes dans la mer et il avait déjà besoin de l'eau pour survivre. C'était dégueulasse. Personne ne savait quoi faire. Le pire c'est quand il s'est mis à suivre le bateau. Il nageait dans notre sillage, et quand il s'approchait de nous, ses ongles crissaient sur la coque pour nous supplier de je ne sais quoi. De lui jeter une bouée, un filin? De l'achever peut-être? Il nous a suivi plusieurs jours, et chaque nuit l'équipage devait se boucher les oreilles pour ne pas entendre ses foutus ongles raclant la coque. Au début, quand on avait un moment, on allait à la poupe pour lui jeter de la nourriture, puis on a vu qu'il commençait à se... modifier. Sa tête, ses yeux, tout ça n'était plus humain, alors on a cessé d'aller le voir. La nuit, il ne grattait plus contre la coque. Probable qu'il n'avait plus de mains pour le faire...