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Bonne idée, Cool Breeze. Cool Breeze, c’est le gamin avec une barbe de trois ou quatre jours assis près de moi sur le métal étampé qui tapisse l’arrière découvert d’une camionnette. Laquelle n’arrête pas de cahoter. De plonger et de remonter et de se balancer comme un bateau sur ses ressorts pourris. Derrière la camionnette, la ville de San Francisco dégringole la colline ; toutes les chicanes de ces fenêtres sur la baie, à n’en plus finir, ces taudis avec vue, cahotent et déferlent le long de la colline. L’un après l’autre, les panneaux publicitaires s’allument sur eux, ornés de verres de Martini au néon, symboles des bars de la ville – des milliers de verres de Martini magenta-néon plongeant et déferlant de la colline et, en dessous, des centaines, des milliers de gens manœuvrant pour voir ce phénomène, ce camion cinglé dans lequel nous sommes ; leurs blancs visages surgissent des revers de leurs vestes comme de la guimauve – ils déferlent et cahotent le long de la colline – et Dieu sait qu’ils en ont pour leur argent.
Afficher en entierLe théâtre est dans la rue. Depuis les coulisses, légèrement en retrait, Tom Wolfe écoute, transcrit, observe. Le dandy plutôt, sinon franchement, de droite, qui, l’année suivante, va pourfendre la gauche qu’on n’appelait pas encore « caviar », de Park Avenue, et démonter le jeu d’intimidation de ceux qu’il surnomme les « Mau-Mau » (les Panthères noires), détecte sous le théâtre de guérilla globalement gauchiste quelques aspects vaguement troubles, voire glauques. Il note toute l’ambiguïté politique de l’alliance qui se noue entre Allen Ginsberg (petites cymbales aux doigts, psalmodiant « hare krishna », longue barbe jusqu’au pubis dénudé), les joyeux drilles de Ken Kesey et les Hell’s Angels : les « huns » prolo qui carburent moins au LSD qu’à la « Kro » locale – des « beaufs » loups-garous, vaguement nazis ; en tout cas, plus adeptes du baston que de l’amour, la belle amour. Ou encore, la « provoc » qui consiste, pour Ken Kesey, invité on ne sait pas trop par qui, au grand rassemblement contre la guerre du Vietnam, à y chanter « Home On the Range » – une chanson plouc, quasiment bouseuse, une chanson de l’Amérique profonde.
Afficher en entierMême foi de charbonnier dans la technologie et ses sortilèges en ce qui concerne le LSD. Certes, c’eût été mieux si, au lieu du corrosif « acide », cette substance chimique s’était appelée « gloire-du-matin », le nom anglais du volubilis : on a essayé, mais le nom n’a pas pris. Finalement, c’est sans importance. Dieu, autrefois, a parlé dans ses Écritures. Mais sa Révélation n’est pas close : le LSD est le moyen par lequel il la continue, ici et maintenant. Brillant coup de pub d’avoir rebaptisé « psychédéliques » les drogues qu’on appelait jusqu’alors « psychodysleptiques ». Psychédélique : du grec « délo », je révèle. Quand le Seigneur parlait à Abraham, à Moïse, à Isaïe, Élie ou Jérémie, il utilisait les média de l’époque. Mais le Seigneur n’est pas une vieille lune. Il sait marcher avec son temps. Dans les années soixante, sa ligne directe c’est le LSD. Trente ans plus tard (aujourd’hui), il aurait son site (sa page) sur le Web (sur la Toile) : http.//www.ywh.
Afficher en entier« Nous ne sommes pas au monde ». « La vraie vie est absente ». Rimbaud – mais, en Amérique, cette plainte, ce cri se répercute depuis Emerson. Le passé, la tradition, la mémoire, tout le legs du vieux monde derrière soi est comme une taie sur l’œil : on ne voit pas le soleil. Si Neal Cassady va si vite, ce n’est pas seulement parce qu’il a le temps aux trousses. Ce qui nous arrive s’est passé il y a au moins un trentième de seconde, le temps qu’il faut pour que cela s’enregistre sur l’écran de la perception. On n’est jamais que le spectateur de sa propre vie. Neal veut abolir ce délai, ce fatal écart qui nous sépare, nous exile, de l’expérience directe, immédiate, et que d’aucuns ont appelé la Chute. Il faut crever cette barrière si l’on veut voir le soleil en face : de mort encore nulle nouvelle. Il faut, pour reprendre l’expression du prophétique William Blake, dont, à la suite d’Aldous Huxley, cette génération fit un slogan, décaper « les portes de la perception » afin de laisser entrer le monde. Alors, le moi et le monde arc-en-ciel des merveilles seront enfin synchro !
Afficher en entierÀ gauche, Ken Kesey – né en 1935, la trentaine. Celui qui aime tant jouer les lutins et les farfadets est en réalité un solide gaillard, avec un air de Paul Newman, en plus musculeux. Un athlète : comme John Irving, il a été champion de lutte gréco-romaine ; il a même failli être sélectionné pour les Jeux Olympiques. Il a grandi un peu plus haut sur la côte Ouest, dans l’Orégon, où son père est venu du Colorado s’installer parmi les vertes collines et les fjords pluvieux et a fondé une coopérative laitière plutôt prospère. Romanesque, Ken se voit plutôt en Okie – en migrant fuyant l’Oklahoma dévasté par le vent, la poussière et les banques, en petit frère du Tom Joad des Raisins de la Colère. Il est arrivé dans la baie de San Francisco en 1956 pour faire des études, parmi les séquoias, sur le luxueux campus de Stanford. Pour se faire de l’argent de poche, il a servi de cobaye rémunéré dans un hôpital traitant d’anciens combattants en état de choc : on a expérimenté sur lui diverses drogues hallucinogènes.
De là est né son roman Vol au-dessus d’un nid de coucou, paru deux ans plus tôt (1962). C’est l’histoire de Randle Patrick McMurphy (joué par Kirk Douglas à la scène, puis par Jack Nicholson à l’écran), condamné pour avoir poussé un peu trop loin le subtil art de la castagne, dont l’île de ses ancêtres irlandais s’est faite une spécialité que peu de gens en ce bas monde lui contestent. Pour éviter la prison, il feint (croit-il) la folie. On l’enferme dans un asile. Il commence alors à saboter systématiquement les rouages de la machine psychiatrique. Il mène les autres patients d’abord dans une guérilla larvée, puis dans une rébellion ouverte, contre l’administration – et surtout contre l’infirmière-en-chef, la matrone qui « en veut à tes couilles, tes couilles bien-aimées ». Parmi ces patients, un vieux chef indien traumatisé par la guerre. Un géant de deux mètres de haut qui, au temps de sa splendeur, s’appelait, de son nom indien, « Pin-plus-haut-que-la-montagne ». Aujourd’hui déchu, il balaie la cour ; on le surnomme « Chef Balai ». Pour lui, McMurphy monte au Golgotha, revêt la couronne d’épines de l’électrochoc, accepte l’équivalent d’une crucifixion. Agneau de Dieu, il prend sur lui tous les péchés du monde Visage pâle afin que le Peau-Rouge puisse reconquérir sa virilité et ses terres perdues.
Afficher en entierÀ droite, Tom Wolfe, donc : le chroniqueur, le scribe. Né en 1931, il a trente-cinq ans à l’époque. C’est un gentilhomme, un aristo, originaire du vieux Sud, de Richmond (Virginie), ancienne capitale de la Confédération. Il a fait des études de belles-lettres dans une université huppée, Yale. Depuis, il balade sa dégaine de dandy tiré à quatre épingles dans les salles de rédaction de New York, Costume blanc de planteur sudiste, élégant chapeau de feutre gris, il est l’Homme au borsalino. On parle beaucoup de lui ces années-là. En quelques reportages remarqués, notamment dans Esquire, il vient d’inventer ce qu’on appelle alors le Nouveau Journalisme.
Afficher en entier« Ex-fan des sixties, où sont tes années folles ? »
Lorsque commence cette histoire, la Révolution des fleurs en Amérique n’en est encore qu’à son printemps. Depuis longtemps, certes, ça chemine – dans les marges, souterrainement, underground. Il y a neuf ans déjà qu’un soir de 1955 dans une librairie de San Francisco, Allen Ginsberg a psalmodié le hurlement halluciné de Howl. Le womp-babalomp-bam-boom de Little Richard lui a aussitôt fait écho. One two three… un deux trois – il était venu, l’inrockuptible temps du rock – around the clock, de l’aube au soir et du soir au matin. L’année suivante, un ancien camionneur en habit de lumière, Elvis (dit le Pelvis), entre à « L’Hôtel Crèvecœur ». Brusquement, be-bop-a-lula, tout s’emballa.
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