Ajouter un extrait
Liste des extraits
PROLOGUE
Le vanneau secoua sa huppe noire et prit son envol en utilisant ses échasses comme des ressorts ; battant bruyamment ses ailes aux reflets chatoyants, il eut tôt fait de gagner de la hauteur et, désormais hors de portée de l’intrus, se mit à l’envelopper de cercles concentriques tout en déchirant le ciel de ses cris plaintifs, pour avertir ses congénères du danger que représentait un bipède en général et celui-ci en particulier.
Sans prêter attention à cette alarme aussi inutile qu’inoffensive, l’homme regagna prestement son véhicule et le fit démarrer avec autant de vigueur qu’en avait dépensé le petit échassier pour décoller de terre.
Ce bruit de mécanique humaine fit s’envoler une bande de vanneaux qui, une fois dans le ciel, répondirent au moteur par des cris rappelant des modulations de synthétiseur.
Et notre sentinelle, cessant de délivrer la mise en garde, rejoignit la volée de ses congénères : ils prirent la direction de la réserve de Cudrefin avant d’obliquer vers les petites îles du Fanel et, pendant quelques instants, le battement de leurs larges ailes irisées les fit clignoter dans le ciel.
Un ciel qui devint subitement silencieux : lacéré par les feux du couchant, il s’étendait désormais, exsangue, pudiquement enveloppé dans un linceul de filaments nuageux.
C’est à cet instant précis que résonna le hurlement d’une fillette, mais, tout strident et pénétrant qu’il fut, il ne parvint pas à traverser les parois hermétiques du laboratoire écologique, et il n’y eut aucun oiseau pour remuer ses rémiges, aucune grenouille pour agiter la surface de l’eau.
Afficher en entier«L COMME LAUSANNE ET LAMBEAUX MAIS AUSSI C COMME CHAIRS ET CALVAIRE. FIN DU PREMIER ACROSTICHE ET DÉBUT DU SECOND. »
Après l’avoir lu, le commissaire principal Ducarroz remit le papier, ressemblant à la page déchirée d’un carnet, à son adjoint qui l’enroba dans un sac zip et écrivit « Message n° 6 » sur l’une des bandes blanches.
– Crystal, tu devrais pas être là, lui murmura-t-il, les yeux baissés.
– Joël, je savais que tu me dirais ça. Le fils Chismon ? demanda-t-elle, sans expliciter davantage.
– Oublie : mon adjoint l’a contacté hier après-midi, il est aux États-Unis. Sur le chemin du retour, précisa-t-il en prenant place à côté d’elle.
Tous deux se jaugeaient, assis à même le goudron du chemin du Calvaire, dans le sens de la pente. Les gendarmes et les inspecteurs qui évoluaient autour des restes de la victime empêchaient les deux commissaires de se parler librement, que ce soit du fameux épisode du sex-shop, des vacances qu’Antigona ne prenait toujours pas ou encore d’autre chose, d’un sujet bien plus embarrassant, embarrassant au point que Ducarroz ne savait comment l’aborder avec elle.
– Même si mon premier désir, c’est de ne plus revoir ton brassard dans cette affaire d’acrostiches, reprit-il, je dois reconnaître que ça me facilite la tâche de te retrouver là, ce pour deux raisons. Je te demande pas ton avis et te sers la bonne nouvelle en premier : je voulais que tu saches que ton David ne sera pas inquiété, en tout cas pas pour l’instant.
– Comment ? On lui a trouvé des alias ?
– Ouais, un seul, mais c’est suffisant pour le décharger des autres absences de son domicile au moment des crimes, d’autant que...
Il n’avait plus assez de salive: trop de bière, de froid, d’émotion lui desséchaient les lèvres et le gosier depuis des semaines. Au point que ça lui faisait presque mal à certains moments. Mais il n’allait quand même pas appliquer un lipstick sur ses babines ou commencer à boire de l’eau !
– D’autant que... ?
– Eh bien, c’est à votre demande que Morlans s’est rendu à deux reprises sur... les lieux du crime, appelons ça ainsi.
– À votre... ? Quoi ? Mais je n’en savais rien !
– Allez, Crystal, fit-il plus bas, allez, en douce, discrétos, filez-moi votre arme de service.
– Hein ? Jamais !
Elle remarqua qu’elle avait les doigts crispés sur son flingue : depuis quand au juste ? Depuis qu’il la vouvoyait ? – Faites ce qu’il dit, intervint Tobias Echkol qui arrivait sur ces entrefaites et semblait, lui, tout savoir de ce qui se jouait entre les deux commissaires.
– Vous me remettez votre feu et je vous explique calmement, promit Ducarroz.
Effet de la fatigue ? des anxiolytiques qu’elle prenait depuis une semaine ? de la déclivité du chemin ? d’une autre pente raide, celle que sa vie dévalait depuis des mois maintenant ? Quoi qu’il en soit, Antigona se retrouvait sur un carrousel lancé à grande vitesse et c’est sans doute ce qui lui fit s’écrier :
– C’est quoi, ce manège, bon sang ?
‘tit Momo arriva à son tour, il posa doucement sa grosse patoche sur les doigts nerveux de sa cheffe, les sépara de la crosse de son Glock19 chargé à bloc, quinze balles qui auraient fait plus de mal sans doute que, jusqu’ici du moins, l’auteur ou les auteurs de cette série meurtrière. Elle se laissa faire, interdite, ne s’autorisant plus à aucune réaction avant d’avoir entendu la vérité de son homologue à la Sûreté. Elle était terrible : si David s’était déplacé à Yverdon puis à Sainte-Croix les jours mêmes où l’on avait retrouvé exposés les yeux et le sang de la victime, ce n’était pas sans raison, puisqu’il avait suivi les instructions d’Antigona.
– Ne cherchez pas à nier, prévint Ducarroz, en continuant à la vouvoyer. Morlans a conservé ces lettres que vous lui avez adressées, sans imaginer, bien évidemment, le tort qu’elles pourraient vous causer.
–Quoi? Je... Laisse-moi! s’interrompit-elle pour refuser la main de ‘tit Momo, qui l’invitait à se lever – mais c’est que cette main venait de lui prendre son arme et de la remettre à un gendarme. Ce ne peut pas être mon écriture, je n’ai jamais écrit de lettres à David ! Enfin, si, mais...
Il y avait cette lettre de cristal, qu’elle avait justement postée l’avant-veille et qui, après l’avoir fait pleurer, la faisait maintenant bafouiller, se contredire, s’accuser.
– N’ajoutez rien, Crystal, vous ne feriez qu’aggraver la situation, ajouta Echkol, sur un ton qui laissait manifester à quel point il regrettait d’avoir raison.
– Echkol ! Et Chettat ?
Elle s’agrippait à ces deux noms, ne trouvant plus même la force de surnommer.
Le légiste secoua piteusement la tête, avant de répondre que son collègue était au plumard depuis deux jours et qu’il allait fournir à l’État de Vaud, son employeur, un certificat médical: une saleté de grippe, peut-être, mais qu’est-ce qu’elle aurait aimé l’avoir chopée, celle-là !
Elle considéra Tobias Echkol un moment, sans réagir : debout face à elle, équipé de pied en cap d’une combinaison en polyclean, il penchait dans sa direction son visage encapuchonné et, abaissant les yeux pour regarder à son niveau, elle ne vit que ses deux mains gantées et recouvertes de sang.
Elle était maintenant entourée d’une demi-douzaine d’hommes, impossible de tenter quoi que ce soit. Même ‘tit Momo était de leur côté.
– Il y a votre écriture sur le dernier message anonyme, ainsi que des empreintes, Antigona, voyez-vous, reprit Ducarroz, sur un ton si calme que c’en était presque de la tendresse, mais de la tendresse enrobée dans du vouvoie- ment. Si l’individu est fiché, ou si c’est quelqu’un de la maison, on le saura aujourd’hui même. Alors... ?
– Alors, quoi ? Tu veux que je me dénonce ?
– Pas ici, commissaire principal ! supplia ‘tit Momo en se tournant vers Ducarroz. Si on en est arrivés là, au moins qu’on puisse faire ça au poste !
Comme il avait édicté cette prière avec sa voix de tête, Antigona comprit que son équipier venait d’apprendre la nouvelle et qu’il était sous le choc : elle eut encore la force de lui livrer un regard et un serrement de cœur.
Sans tarder, mais le plus discrètement possible, la commissaire Crystal fut menottée et menée au Centre de la Sûreté, à la Blécherette. Son adjoint fut convié à retourner au plus vite à l’Hôtel de Police pour assurer l’intérim à l’Intégrité, avec ordre de « calmer le jeu au sein de la bricole », dixit Ducarroz. Dès qu’on en saurait plus sur le degré d’implication d’Antigona Krestaj dans « l’affaire des mots anonymes», on l’avertirait. Le commandant de la police lausannoise lui-même devrait attendre le feu vert du Ministère Public et du Conseil d’État pour prendre position.
Enfin, le chef de la Police Judiciaire tiendrait une séance afin d’exposer les faits et de soutenir la brigade dans cette adversité.
Jamais ‘tit Momo n’aurait cru que le chemin du Calvaire s’avérerait plus difficile à la descente qu’à la montée...
Afficher en entierC’était un après-midi de novembre, plus gris que les autres car terni par la disparition de son chat Grisouli, qui restait introuvable depuis trois jours. Elle avait eu beau se perdre en investigations et mener le plus loin qu’elle pouvait sa petite enquête, elle n’était jamais qu’une fillette de dix ans, pas encore la commissaire Crystal...
De guerre lasse, en réalité totalement découragée, elle avait trouvé asile dans le Bibliobus qui stationnait ce jeu- di-là dans son quartier. Elle avait attendu le départ du dernier lecteur pour narrer tous ses malheurs à son Négrivain clandestin, achevant son récit par la proclamation faite au monde entier et à tous les destins qu’elle ne mangerait ni ne boirait plus tant qu’on ne lui aurait pas rendu Grisouli. «Mort ou vif!», avait-elle ajouté dans une rage qui avait bien failli faire perdre son sérieux à Vincent Alignac.
Ce dernier, comme si elle lui avait demandé un ouvrage, l’avait alors dirigée vers le rayonnage des contes et légendes, puis lui avait indiqué le volume concernant la Grèce antique. Et elle, que la rage défigurait l’instant d’avant, le lui avait docilement apporté, s’était tout aussi sagement assise sur la banquette la plus proche du comptoir et l’avait écouté lui lire le récit de Niobé.
Forte de ses douze maternités, la princesse s’était prévalue de sa fertilité et avait osé se dire plus féconde que la déesse Léto elle-même : les deux enfants de cette dernière, Apollon et Artémis, avaient tôt fait de la châtier pour son orgueil, en criblant de flèches ses six fils et ses six filles, avant de changer en pierres, par surcroît de cruauté, tous les habitants de la cité.
– Pourquoi cela ? s’était étonnée la fillette, pour qui le récit des malheurs de Niobé avait jusque-là semblé juste et normal.
Alignac lui avait expliqué qu’il s’agissait de laisser les cadavres des Niobides sans sépulture.
– Niobides ? C’est comme stupides ? avait-elle lâché, rapprochant inconsciemment le début de l’adjectif niais et la terminaison du mot stupides.
Il avait souri avant de répondre qu’on appelait ainsi les enfants de Niobé. Cette dernière seule avait survécu, à qui l’affliction avait ôté toute force. Et toute envie de vivre.
– Un peu comme moi, quoi !
Enfin sensibles à sa détresse, les dieux s’étaient décidés à enterrer eux-mêmes sa progéniture et, au dixième jour, avaient convaincu la mère de manger.
– Elle est morte maintenant, Niobé, hein ?
– Depuis longtemps ! Mais on peut toujours la voir : quelque part en Turquie, je crois, on montre encore un rocher ayant la forme d’une femme agenouillée et comme une paire d’yeux d’où coule une petite source.
La fillette s’était juré de se rendre à cet endroit un jour et, comme un projet a tôt fait d’effacer le désespoir, elle avait résolu de ne pas faire la grève de la faim, puisque, apparemment, cela ne servait à rien, « sinon à la faire mourir à son tour », avait-elle nuancé, témoignant à Alignac qu’elle s’était résignée à l’idée de ne plus revoir son chat.
Or trente ans plus tard, Antigona se sentait rattrapée par le récit de Niobé qui, comme sa consœur Antigone, était en butte à la malédiction divine, malédiction dont l’une des conséquences, et non la moindre, demeurait celle des tourments éternels infligés aux morts restés sans sépulture.
Antigone. Cette fille de roi exécré, princesse assujettie mais indomptable, le cœur tout courbaturé d’avoir résisté à une société droite, droite à en avoir le front raidi. Antigone. Cette sauveteuse d’âmes, prête à quitter ce qu’elle avait afin de rester ce qu’elle était, condamnée par les vivants pour avoir répandu sur un mort une poignée de terre constituée de poussières d’éternité.
Et elle, Antigona, semblait ne descendre de ces deux héroïnes que pour partager leur malheur, Niobé ayant fini par être transformée en pierre à son tour, alors qu’Antigone s’était pendue de désespoir. Toutefois, si Niobé avait subi de bout en bout la malédiction des dieux, Antigone avait agi sur le fil de son existence, préférant en faire une corde mortelle plutôt que de le voir coupé par une hache injuste.
Chahutée aujourd’hui plus que jamais entre l’idéal d’Antigone et le réalisme de Créon, la commissaire Crystal, qui n’avait jamais officiellement existé et n’aurait peut-être jamais d’avenir, avait ainsi cru pouvoir abandonner hier ses conflits de conscience dans les bras d’un Chaud-renard! Elle vivait là, sans doute, le dernier acte d’une tragédie policière, où le plus important serait de conserver sa ligne de conduite, pour elle un fil de funambule tendu par les deux figures œdipiennes. Et pour trouver son équilibre, encore lui fallait-il retrouver son balancier...
Afficher en entier