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À dix ans, malgré l’immense chagrin de perdre ma mère, je me suis occupée moi-même de mes frères et sœurs, car je suis l’aînée. Ils m’appelaient « Maman » et je me suis toujours efforcée de mériter ce nom, car il n’en existe pas de plus beau dans une vie.
Je crains, par mon départ, de leur faire revivre une seconde fois la perte d’une mère. Oh, mes chers amours ! Mon courageux Philippe, ma douce Marie-Anne, mes petits Charles et Ferdinand et puis ma belle Marguerite-Françoise, qui n’a que cinq ans et dont j’ai tant brossé les longs cheveux…
Afficher en entierLa route est longue et ennuyeuse, le temps est maussade et j’ai des fourmis dans les jambes. Rien n’est plus malaisé
que d’écrire dans un carrosse ! Heureusement, Doña
Estefania, ma première dame de chambre, assise sur l’autre banquette, me tient l’encrier, en priant le ciel de ne pas tacher sa robe à chaque secousse. L’envie d’écrire ce journal m’est venue ce matin, lorsque le paysage monotone qui déilait devant nos yeux m’engourdissait l’esprit.
Quelle bonne idée ! Même si j’ai peu l’habitude d’écrire, tenir un journal c’est un peu comme se confier à une amie fidèle, qui jamais ne trahira mes confidences. Pour une princesse de mon rang, il est très difficile d’avoir un jardin secret ; je n’ai pas le droit de rester seule un instant.
Je suis en route pour la France car mon père m’a promise en mariage au roi Louis XIII, déclaré majeur depuis l’année dernière. Le roi de France a quatorze ans, tout comme moi.
Afficher en entierle temps a vite passé, j’étais vraiment impatiente de découvrir ma nouvelle vie ; mon père a surveillé mon
éducation et j’avais hâte de me montrer digne des charges et des devoirs qui incombent aux reines.
Parfois, lorsque je me sens très tourmentée, je me parle
à moi-même. Je me dis : « Calme-toi, Anne… Ne te préoccupes…
Calme-toi. »
Aujourd’hui, je suis là, assise sur le capiton de soie d’un carrosse tiré par quatre chevaux, secouée comme un royal sac de noisettes, les yeux rougis de larmes et deux minutes après, je ris aux éclats.
Je n’ai jamais rencontré Louis, mon fiancé ; il n’est pas d’usage qu’un roi sorte de son pays excepté pour conduire une guerre. Les communications entre rois et reines passent toujours par des ambassadeurs et nos mariages ont lieu par procuration. Le mariage du roi de France avec une princesse d’Espagne n’est pas un motif pour déranger
Sa Majesté ! Pourtant, je l’avoue, j’espérais secrètement que Louis viendrait m’accueillir ou me saluer… Mais le roi
Louis XIII de France n’est pas venu demander ma main et mon éducation m’interdit d’en être déçue.
Afficher en entierMon père tient à impressionner les Français en montrant que sa fille est actuellement la princesse du plus haut rang des cours européennes ; il m’accompagne sur une partie du voyage, jusqu’à Fontarabie. Puis, à la rivière
Bidassoa, représentant la frontière entre nos deux pays,
« l’échange » de princesses aura lieu.
Nous avons fait en sorte que la richesse de mon équipage rappelle à la cour de France que je suis l’arrière-petite- fille de Charles Quint. Douze malles et vingt-deux coffres sont tirés par des mules et des chevaux ; mon cortège est si long que je n’en vois ni le début ni la in en sortant ma tête par la portière.
Pour mon propre lit, j’emporte soixante draps et cinquante taies d’oreiller. Pour ma toilette personnelle, j’ai prévu soixante-douze mouchoirs en toile de Hollande ainsi que vingt-quatre petits linges pour le nettoyage de mes dents. Deux chariots transportent toutes mes pièces de velours ainsi que les trois cent soixante rubans assortis
à mes cheveux blonds et à chacune de mes robes. L’ensemble de ma garde-robe ainsi que mes objets religieux, la vaisselle d’argent pour les jours ordinaires sont tirés sur des chariots numérotés. Les plateaux de présentation de mes fraises à roue de moulin et collerettes, mes accessoires de toilette et le brasero pour mon eau chaude du matin sont en in de cortège et cela est bien dommage :
j’ai froid aux pieds ! Le plancher du carrosse est gelé par les projections de boue glacée que les sabots des chevaux nous envoient. L’humidité froide transperce les planches ;
le tapis de laine brodé à mes armoiries est trempé.
Afficher en entierSous nos jupes à vertugadin, nous portons des culottes
à longues jambes, exactement comme les hommes. Ces culottes sont attachées à une sorte de pourpoint par des jarretières ou des ferrets. Les bas de soie d’Espagne sont
à la mode dans toute l’Europe ; nous les portons toujours de couleur vive : jaunes, rouges, violets, verts…
Malgré la rigueur du temps et l’humidité, je chausserai des souliers italiens à hauts talons car les souliers blancs français ne sont plus à la mode. Mes dames de cour prétendent que les Françaises de la haute noblesse ne portent plus de fraise à roue de moulin autour du cou et l’ont remplacée par un haut col en éventail, maintenu par du il de fer et garni de dentelles de ils d’or. Généralement, au sortir de leur carrosse, les femmes élégantes se plaquent un masque sur le visage pour éviter de brunir ; une peau blanche comme du lait est plus appréciée qu’un teint d’olive. Je ne porterai pas ce masque pour une simple raison : le climat orageux d’aujourd’hui annonce surtout de la pluie.
Je mettrai un corsage de satin vert (assorti à mes yeux) orné de broderies d’or (qui rappellent la couleur de mes cheveux). Mes dames ixeront par-dessus un bustier d’ivoire et de nacre. De longues manches entonnoir et la taille allongée en pointe achèveront de me grandir un peu, car je suis plutôt petite pour mon âge.
Je serai poudrée et coiffée d’un chignon en forme de poire, dans lequel seront piquées des épingles de diamants et de perles.
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