Antonin Artaud Le visionnaire hurlant

Après avoir contourné le lac Daumesnil, il atteint les pavillons des Indes orientales néerlandaises ; enfin, ce qu'il en reste : le plus important d'entre eux, un palais malais surmonté d'une tour pyramidale de plus de 60 mètres, a été détruit par un incendie, début juillet.

Autour des pavillons, la place des Indigènes où l'on a disposé des rangées de chaises. Beaucoup d'entre elles sont déjà occupées par un public averti, venu là à la faveur d'un bouche-à-oreille favorable ou suite à l'article dithyrambique paru dans la revue Comoedia sur les danses balinaises. L'air du soir tombe sur les épaules, on remet sa veste, on ferme l'ombrelle et l'on passe un gilet, on se questionne, on feuillette le dépliant de l'Exposition pour savoir où situer Bali, île minuscule d'Indonésie. Même s'il est calme, ce public contrarie Antonin. Il tire une chaise qu'il place à l'écart, afin de pouvoir étendre sa jambe gauche et de s'épargner les pépiements de l'attente. De là, il voit deux employés de l'Exposition tendre un rideau noir de fond de scène puis mettre en place un gamelan (ensemble de gongs de tailles différentes, de xylophones et de tambours). Un espace scénique est créé, ainsi qu'une impatience. Antonin aime cet instant. Deux musiciens, pieds nus, sarouels jaunes, torse nu et le front ceint d'un bandeau diamanté, entrouvrent le rideau et s'installent, insensibles aux applaudissements, derrière leurs instruments. Mains jointes, ils se concentrent, regardent le ciel, lui adressent comme une prière puis l'un d'eux jette dans le silence une série de sons creux, presque fêlés. Sur la droite de la scène s'ouvre alors la porte du pavillon balinais et s'avancent sur un étroit perron des danseurs, une dizaine, des jeunes filles pour la plupart, vêtues de vêtements lourds, dorés, et coiffés daigrettes fleuries. Ce sont des astres étincelants, des petis soleils de peinture, qui prennent vie à l'appel des flûtes ondulantes. Mécaniquement ils descendent les marches du perron, se tournent vers le public et commencent à se déployer. Ils le font par des gestes d'une précision et d'une maîtrise inouïes. Tandis que les bras et les jambes géométrisent leurs corps, leurs visages connaissent des tumultes, leurs lèvres tendues à l'extrême et sourcils comme d'immenses virgules noires affolées. Car voilà que surgit au milieu d'eux un démon, la sorcière Rangda, terrifiante avec ses yeux globuleux, sa langue en pointe tombant jusqu'aux pieds, ses ongles longs, recourbés comme les serres d'un rapace et sa fourrure grossière. Une histoire, désormais, se raconte, une histoire sans mots.