Association risquée

Shep se renfonça dans son siège, profondément satisfait. Maggie n’avait rien oublié de lui, pas même qu’il raffolait de la salade au roquefort. Encore un peu étourdi par le baiser qu’ils avaient échangé, et par le regain d’une flamme qu’il croyait éteinte depuis longtemps, il sentit une nouvelle détermination s’emparer de lui. Il avait perdu Sarah, mais il ne perdrait pas Maggie. Non… c’était impossible. Le rappel de ce terrible jour éteignit quelque peu sa joie présente. Si seulement il avait veillé plus attentivement sur Sarah… Si seulement il n’avait pas laissé la situation lui échapper des mains, Sarah serait peut-être encore en vie aujourd'hui. Eh bien, la tragédie ne se répéterait pas. Maggie était devant lui, et elle était vivante. Son cœur se serra d’effroi à la pensée que la balle d’un terroriste pourrait transpercer ce corps si voluptueux…

Par habitude, il fit du regard le tour de la vaste salle à manger, en se demandant pourquoi on lui accordait une deuxième chance auprès de Maggie. Elle l’avait embrassé avec tant de force et de douceur, tout à l’heure, et il gardait encore sur sa peau l’empreinte brûlante de sa peau à elle…

— Pourquoi cet air triste ? demanda Maggie, avant de boire une gorgée de thé.

Déconcerté, il la fixa un instant avant de se rappeler qu’elle avait toujours su lire en lui, quelque mal qu’il se donnât pour présenter un visage impassible.

— On ne peut rien te cacher, n’est-ce pas ? répondit-il en jouant distraitement avec l’argenterie. C’est vrai, je suis un peu triste…

— Pourquoi ? reprit Maggie en penchant la tête de côté.

— Après notre rupture, je me suis longtemps tenu à l’écart des femmes, commença-t-il, les yeux fixés sur la fourchette qu’il tenait à la main. Et puis, avec le temps, petit à petit, je suis redevenu plus sociable. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme toi, donc, je ne me suis jamais marié… jusqu’à ce que…

Il fronça les sourcils avant de poursuivre :

— Quand j’ai commencé à travailler pour Persée, Morgan m’a assigné un partenaire. C’était une condition sine qua non. J’ai bien tenté de me rebeller, mais, comme je voulais absolument travailler pour lui, j’ai dû m’y résigner.

Levant les yeux vers elle, il expliqua :

— Ma partenaire était une femme appelée Sarah Collier. C’était une ex-tireuse d’élite des Marines, et elle était sacrément douée. Nous avons travaillé ensemble pendant trois ans, jusqu’à ce que je commette une erreur terrible, que je n’aurai jamais fini de payer.

Maggie posa les coudes sur la table et nicha son menton au creux de ses mains. C’était la douleur à l’état brut qu’elle lisait dans les yeux de Shep. Une souffrance terrible, et de la culpabilité, aussi…

— Que s’est-il passé, Shep ? dit-elle d’une voix douce.

— Par ma faute, elle a été tuée lors d’une mission, répondit-il d’une voix blanche, en se forçant à la regarder. Nous étions entrés clandestinement en Macédoine pour retrouver une petite fille kidnappée par des Serbes. L’endroit était truffé de mines, des milliers, peut-être des millions…

Il haussa les épaules.

— Nous avons retrouvé la fillette. Elle était vivante, et indemne, Dieu merci. Nous étions poursuivis par les ravisseurs, quand nous sommes arrivés devant un champ. Sarah voulait le contourner, à cause des mines. J’ai pris la décision de le traverser. Je tenais la gamine dans mes bras, et nous nous sommes mis à courir parce que l’ennemi se rapprochait. Il nous suffisait de traverser ce champ, de gagner le couvert des arbres, pour être en sécurité…

Sa bouche se durcit, et il détourna les yeux.

— Dans ma hâte à vouloir gagner un peu de temps, j’ai mis notre vie à tous en danger. Je savais que le terrain était criblé de mines. Je le savais… Ses doigts se crispèrent sur la fourchette avec tant de force que les articulations blanchirent.

— Sarah marchait en tête. Elle se trouvait à deux cents mètres environ devant moi, ouvrant la voie, prenant tous les risques…

Maggie ferma les yeux en voyant des larmes luire dans ceux de Shep.

— Oh, non… Ne me dis pas qu’elle a marché sur une mine ?

Il hocha la tête, les mots s’étranglant dans sa gorge. L’expression qu’il lisait sur le visage de Maggie lui donnait envie de pleurer. Elle était si sensible au malheur des autres… et au sien.

— Ne montre pas de compassion à mon égard, grommela-t-il. C’est à cause de moi que c’est arrivé. Si je n’avais pas été si pressé, elle serait en vie aujourd’hui…

— Avez-vous été blessés, la fillette et toi ?

— Non.

Avec douceur, Maggie déclara :

— Shep, je crois que Sarah savait ce qu’elle faisait. Elle connaissait les risques. Et qui sait si cette minute que vous avez gagnée en traversant le champ au lieu de le contourner ne vous a pas sauvé la vie ? Peux-tu vraiment être sûr de ne pas avoir pris la bonne décision, dans ces circonstances ?

D’un air las, il haussa les épaules.

— Il n’y a pas que cela, Maggie. Au fil des années, j’étais tombé amoureux de Sarah. J’avais enfin compris le sens de la vie. J’avais enfin trouvé quelqu’un qui te ressemblait un peu…

Il fixa sur Maggie un regard farouche.

— Mais ce n’était pas toi. Elle possédait certaines de tes qualités…

— Je suis convaincue que tu l’aimais pour de bonnes raisons, murmura Maggie.

Sans réfléchir, elle posa sa main sur celle de Shep.

— Je suis sincèrement désolée, Shep. Pour vous deux. Sarah devait être une femme très courageuse et compétente…

Il lui lança un regard circonspect.

— Je vais te dire une chose, petiote : je ne laisserai jamais cela se reproduire. Après la mort de Sarah, j’ai annoncé à Morgan que désormais je travaillerais en solo, ou sinon, je démissionnais. J’étais tellement rempli de chagrin et de culpabilité que tout m’était complètement égal. J’ai même sombré temporairement dans l’alcoolisme. Noyé mes remords dans le whisky. Il m’a fallu plus d’un an pour m’en sortir et, pour être franc, si Morgan n’avait pas été là pour me botter les fesses, je serais probablement encore écroulé au fond d’un bar en ce moment…

Le cœur empli de compassion, Maggie reprit :

— Ecoute-moi, Shep. Tu as sauvé la vie de cette enfant. Vous auriez pu y laisser également votre vie, elle et toi. As-tu essayé d’envisager les choses sous cet angle ?

Il dégagea sa main.

— Bien entendu. Mais la règle officielle était d’éviter les champs. Tout le monde savait qu’ils étaient truffés de mines. J’ai désobéi. Je me suis montré arrogant, j’ai cru que mon jugement était supérieur à celui des autres…

Tendrement, elle referma ses doigts sur sa main crispée.

— Tu fais souvent preuve d’arrogance. Mais la plupart du temps, ton jugement est effectivement le bon, Shep. Ce qui ne veut pas dire que tu n’écoutes pas l’avis des gens compétents…

— Comme tu l’as fait remarquer il y a longtemps, murmura-t-il, c’était l’un de mes défauts majeurs, l’une des raisons de notre rupture.

— Je m’en souviens très bien, dit-elle avec un léger rire. Tu avais toujours de bonnes idées, et moi jamais…

D’une voix grave, il affirma :

— Je ne te perdrai pas durant cette mission, Maggie. J’avais juré de ne plus jamais prendre de partenaire, et Morgan le savait. Mais quand il m’a montré ta photo et qu’il m’a dit que tu t’étais portée volontaire pour servir d’appât aux terroristes d’Aube Noire, mon cœur l’a emporté sur ma raison. J’ai déclaré à Morgan que j’acceptais cette mission, que je t’acceptais comme partenaire… Il a failli en tomber de son fauteuil. Il s’attendait à devoir argumenter pendant des heures pour me convaincre – mais il se trompait. Tu es si belle, Maggie, si vivante. Tu mérites la meilleure des protections. Si j’avais été prévenu plutôt, je t’aurais persuadée de renoncer à cette entreprise. C’est trop dangereux. Tu pourrais te faire tuer…

Il s’agita sur son siège, mal à l’aise.

— Je suis venu parce que je veux que tu te sortes indemne de cette mission. J’ai beaucoup appris, depuis la mort de Sarah. Cette fois, je contrôlerai tout d’un bout à l’autre.

Maggie le dévisagea, et perçut dans sa voix de baryton une détermination inflexible.

— Shep, implora-t-elle doucement, ne dis pas que tu vas contrôler la situation. C’est sans doute ce qui t’a mis dans cette position vis-à-vis de Sarah. Si tu l’avais écoutée, les choses se seraient peut-être passées différemment. Ne le vois-tu pas ? Tu voulais la contrôler, elle, en même temps que la situation. Franchement, j’espère que tu tiendras compte de mon avis. Je te l’accorde, je ne suis pas une spécialiste des actions clandestines, mais j’ai deux yeux, une bonne intuition et une certaine dose de sens pratique. J’espère que tu m’écouteras, parce que nous formons une équipe, Shep.

Secouant la tête, Shep grommela :

— Il n’y a pas matière à discussion, Maggie. Je suis chargé d’assurer ta sécurité, et il est hors de question que je te mette en danger. J’ai déjà perdu une femme que j’aimais, et je ne vais certainement pas répéter cette erreur. Un point c’est tout.

Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Que voulait-il dire au juste ? Qu’il ne pouvait pas lui faire confiance ? Qu’elle n’avait pas droit à la parole ? Que son avis ne comptait pas ?

Elle regimba intérieurement, mais contint son indignation. Pour le moment, Shep était comme un écorché vif, après l’évocation de ces souvenirs douloureux. Il se sentait coupable de la mort de Sarah, parce qu’il l’avait aimée. Toutefois, sa réaction ne signifiait pas forcément qu’il l’aimait, elle…

Du coin de l’œil, elle vit la serveuse s’approcher avec les assiettes de soupe fumante.

— J’ajourne cette discussion pour le moment, dit-elle à Shep, mais nous en reparlerons plus tard, d’accord ?