Extraits

- Pourquoi veux-tu absolument faire de cet incident un évènement si important ? Il n'y a pas vraiment de quoi, je t'assure.

- Peut-être pour toi, mais pas pour moi. Est-ce que tu sais ce que ça peut faire de te trouver nu, allongé sur une fille, les jambes écartées, en train de lui faire l'amour ?

- D'après ta description, c'était vraiment fantastique...

Les gens du budget se tenaient en retrait, apparemment nerveux, consultant leurs notes. Les modèles remontèrent dans le minibus et entreprirent de se maquiller et de se peigner. Un groupe d'hommes, à l'aspect peu recommandable, déchargeait du matériel. Joe était en compagnie d'un jeune homme grand, musclé, à la tignasse blonde et aux yeux étrangement fixes. Je fus frappée par son sourire irrésistible qui faisait apparaître deux fossettes au bord des lèvres. Je m'aperçus qu'il m'observait.

J'acquiesçai, me demandant s'ils m'apprécieraient. Les

« drogués » n'affectionnent pas particulièrement les stylistes qui viennent de New York, même si je n'en avais plus tellement l'air.

Nous avions dépassé Sausalito et Mill Valley, et roulions sur une route sinueuse, bordée d'arbres immenses, qui menait à Stinson Beach. Une odeur d'eucalyptus flottait dans l'air. L'ambiance, un peu celle d'une partie de campagne, me faisait presque oublier que nous allions entamer une journée de travail.

Il se pencha en arrière sur son siège, leva le bras et fit glisser le panneau du toit ouvrant. La vue était superbe, étendue : le Golden Gâte se dressait au-dessus de nous dans la lumière du soleil. L'air pur de la Californie nous fouettait le visage.

Dans le fourgon, régnait le plus grand silence. Chacun était plongé dans ses pensées. Rien à voir avec les ambiances orageuses que j'avais connues à New York, lorsque j'avais travaillé, d'abord dans une agence, puis dans un magazine de décoration. Tout était différent en Californie.

« Surpris ? Tu me prends pour qui ? Une snob ? » Je lui donnai une accolade amicale et montai à l'arrière avec les filles. L'une dormait, tandis que l'autre feuilletait un magazine. Quant aux modèles masculins, ils parlaient chiffons. Selon eux, la mode vestimentaire était de plus en plus affreuse.. Joe roula de gros yeux et m'adressa une grimace amusée dans le rétroviseur. Il mit le contact, desserra le frein à main et appuya sur l'accélérateur, laissant loin derrière la Jeep et Lombard Street. Nous nous dirigions vers le Golden Gâte.

L'agence disposait de quatre modèles, de quelques chevaux et d'un bon nombre d'accessoires. Nous allions faire une de ces publicités toniques qui distillent un climat trompeur d'oisiveté et de plein air, ce qui n'était vrai qu'en partie, puisque j'allais passer ma journée à préparer le pique-nique, à vérifier le maquillage des modèles, à m'assurer qu'ils montaient correctement à cheval et qu'ils ne tomberaient pas sur les rochers. Mais je ne m'en plaignais pas, au contraire. C'était somme toute un travail agréable pour cent vingt dollars.

Et très certainement leurs idées à eux. Je me demandai un court instant ce qu'ils allaient penser de ma présence et de mon aide. Probablement pas grand-chose. Les agences de publicité aiment toujours avoir une assistante qui puisse donner un coup de main mais l'équipe technique a en général peu d'idées sur la question. J'imaginais des propos du genre: « Qui c'est ? Quoi ?.. Une styliste ?.. Oh ! Tu veux rire.. De New York ?.. Ben, dis donc ! » Je m'en fichais. J'étais payée pour ce travail et ils n'étaient pas obligés de m'aimer.

Le principal était que les agences m'apprécient et fassent appel à moi.

Le bus scolaire était passé prendre Sam et j'avais juste eu assez de temps pour me doucher et mettre un vieux jean, un tee-shirt et une saharienne. Le temps était incertain : on était début avril et il pouvait faire froid si le tournage durait jusqu'au soir. Tôt ou tard, le brouillard tomberait. Je chaussai une vieille paire de bottes et me fis un chignon.

Lorsque je ne travaillais pas et qu'il faisait beau, j'emmenais Sam sur le petit bout de plage devant la maison, et je m'étendais au soleil tandis qu'elle gambadait sur le sable. Je songeais qu'au même moment il neigeait encore à New York. Bien sûr, nous étions seules et encore très jeunes pour des pionnières, mais tout allait bien se passer. Lorsque je voyais ma fille bronzée et en pleine santé, et que je me regardais chaque matin dans mon miroir, je me disais que nous avions bien fait. J'avais rajeuni de dix ans, et puis j'étais en vie. Gillian Forrester venait de renaître à l'âge de vingt-huit ans, dans une ville qui s'étalait sur de belles collines, tout près des montagnes et à deux pas de la mer.

Vers neuf heures trente, par une belle matinée ensoleillée, je reçus un appel de l'agence de publicité Carson. Leur styliste était tombée malade, et ils avaient besoin de quelqu'un pour un tournage sur la côte. Etais-je disponible ?

J'étais libre et le salaire était intéressant : cent vingt dollars, plus les frais. J'avais d'abord travaillé à New York avant de m'installer en Californie et j'avais bien fait. Cela les impressionnait et j'étais bien payée, sans compter que le travail était facile.