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C’est après son départ, il y a cinq ans, d’un cancer sournois qui l’a fait longtemps souffrir avant de finir par l’emporter, que papa a, tout naturellement si l’on peut dire, ouvert son château aux artistes. Le premier, Joseph, antillais, 1,95 m et 110 kilos de gentillesse et de bonne humeur, était veilleur de nuit dans un parking dont il recouvrait patiemment les murs de son art : sable blond, mer turquoise, femmes alanguies offertes comme des fruits mûrs – pensez à Gauguin – lorsque leurs chemins s’étaient croisés. Nous nous inquiétions de voir notre père seul dans un château aux innombrables portes et fenêtres disjointes. Souci réglé.
Afficher en entierEn ce mardi de septembre, jour d’enterrement d’Aymar de Fortjoie, l’église Sainte-Radegonde est pleine du tout Poitiers qui compte. Qui compte et recompte ses sous : le souhait de papa « ni gerbes ni couronnes » a été exaucé. Autour du cercueil, seulement quelques bouquets tout simples mêlés de feuillage à baies cramoisies, couleur passion, ainsi qu’il aimait la vie. Le plus beau, sans nom ni ruban, a été déposé discrètement par la visiteuse du soir, chut ! La seconde partie du souhait – don à son association en faveur des jeunes artistes-peintres – est un flop. Diane qui gère n’a pas vu et, parions-le, ne verra pas venir la plus petite enveloppe. Et il me semble entendre les belles âmes refermant les cordons de leur bourse : « Encore faudrait-il qu’il s’agisse de peinture et non de barbouillage. »
Afficher en entierQuand nous étions jeunes et bêtes, nous mariions Radegonde, reine, veuve et sainte, à Cunégonde et Artémise, les héroïnes de l’affreux Voltaire, ennemi de l’Église, dans son Candide. Faute de pouvoir les appeler les « Trois Grâces », déesses de la Beauté : Aglaé, Thalie et Euphrosyne, nous les baptisions « Les Trois Gourdes », et parfois pire, ce qui faisait hurler maman et sourire papa.
Afficher en entierIl paraît que maman m’a donné ses doux yeux brun-vert. Papa, lui, ce sont ses rêves, ce qui est utile dans mon métier, et une irrévérence qui parfois nous élève. Certains me disent sociable, battante, voire enthousiaste. Alors, il me semble que l’on parle d’une autre. Qui suis-je ?
Afficher en entierMarguerite – puisqu’on en parle – comme Marguerite de Valois, épouse d’Henri II, a 40 ans. On l’appelle Margot en hommage à Alexandre Dumas. C’est la plus belle d’entre nous et la plus décidée à le rester. Elle règne sur le cœur d’un mari prêt à tout pour la garder et sur trois garçons, fort heureusement pour eux élevés par leur grand-mère paternelle. Pour mériter son royal parrainage, Margot écrit des poèmes publiés à compte d’auteur, cherche la compagnie des artistes et croit à l’influence des astres pourvu qu’ils lui soient favorables. Mytho, nympho, touchante, incontrôlable.
Afficher en entierSon prénom, Aymar, lui viendrait du grand-père de Diane de Poitiers qui, comme tout un chacun à l’époque, fabriquait à tout va des bâtards, ce qui ne prêtait pas à conséquence, la plupart mourant en bas âge. Son nom, Fortjoie, est celui d’un village voisin. Par quelles souterraines ramifications l’un et l’autre se sont conjugués pour nous conduire entre ces murs second Empire, parchemins et portraits jaunis à l’appui, c’est le mystère des arbres généalogiques. Afin de nous y conforter, papa nous a donné à chacune le prénom d’une proche d’Aymar de Saint Vallier.
Afficher en entierUn mot y était joint sur une feuille volante, que Diane nous a lu à haute voix. Surtout pas de pleureurs au château avant les funérailles et, le jour venu, plutôt que gerbes et couronnes, un don à son association pour les jeunes artistes-peintres. Enfin figurait la musique qu’il souhaitait voir jouée à l’entrée et à la sortie de l’église. Et là, c’est sûr, ça allait décoiffer. Pauvre mamouchka, heureusement qu’elle ne serait pas là pour l’entendre !
Afficher en entierAvant d’appeler le bon docteur Couve, notre médecin de famille, nous avons décidé de ne pas mentionner le passage de la visiteuse, au risque de déclencher un scandale, celle-ci n’étant autre que la femme de notre ancien préfet, unanimement appréciée, tant pour sa beauté que pour sa générosité. Plus concernée que nous par ces choses-là, notre petite sœur Margot a fait disparaître dans sa poche la plaquette de Viagra, largement entamée, disponible sur la table de nuit.
Afficher en entierPapa est mort hier, à 76 ans, dans les fastes rouge et or de l’été indien, au chant des oiseaux annonçant la venue de la nuit, la fenêtre de sa chambre donnant sur le parc ouverte à deux battants. Mort comme il le souhaitait, dans le château portant son nom, « Fortjoie », près de son cher Poitiers, après le passage de celle qu’il appelait sa « visiteuse du soir », la seule qu’il ait aimée, parmi bien d’autres, et qu’il continuait d’honorer, avec quelque vigueur, aidé par la magique petite pilule bleue. Et, en effet, avant de lui fermer les yeux, nous avons pu constater, mes sœurs et moi, que, dans le lit défait, il souriait aux anges.
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