Tous les livres de Pierre Aubenque
" Le problème de l'être est le moins naturel de tous les problèmes " ARISTOTE.
Résoudre l'aporie, au sens de " lui donner une solution ", c'est la détruire ; mais résoudre l'aporie, au sens de " travailler à sa solution ", c'est l'accomplir.
Nous croyons avoir montré que les apories de la métaphysique d'Aristote n'avaient pas de solution, en ce sens qu'elles n'étaient pas résolues quelque part dans un univers des essences ; mais c'est parce qu'elles n'ont pas de solution qu'il faut toujours chercher à les résoudre et que cette recherche de la solution est finalement la solution elle-même. Chercher l'unité, c'est l'avoir déjà trouvée. Travailler à résoudre l'aporie, c'est découvrir.
Ne jamais cesser de rechercher ce qu'est l'être, c'est déjà avoir répondu à la question : Qu'est-ce que l'être ? Ce n'est pas à la tradition, quelle qu'elle pût être, qu'il appartenait de ressaisir ce commencement toujours commençant, cette scission toujours dissociante et cet espoir toujours renaissant. Transmettre l'ouverture, c'est la clore : Aristote, comme en témoigne l'histoire des lendemains immédiats de l'aristotélisme, était moins le fondateur d'une tradition que l'initiateur d'une question dont il nous a averti lui-même qu'elle demeurait toujours initiale et que la science qui la pose était éternellement " recherchée ". PIERRE AUBENQUE.
Faire d'Aristote un Aufklärer serait méconnaître ce qu'il y a en lui de religiosité authentique, cette intuition de la transcendance et du chorismos, qui sont la raison profonde de sa prudence spéculative.
Faire d'Aristote un tragique serait méconnaître cette confiance en l'homme, en sa recherche et en son action, qui tranche sur les lamentations du chœur de la tragédie et sur une certaine résignation socratique et, avant la lettre, stoïcienne. Mais Aristote exalte l'homme sans le diviniser ; il en fait le centre de son éthique, mais il sait que l'éthique n'est pas ce qu'il y a de plus haute, que Dieu est au-delà des catégories éthiques, ou plutôt que l'éthique se constitue dans la distance qui sépare l'homme de Dieu.
Livré à ses seules forces par un Dieu trop lointain, qui est suffisamment visible pour être désiré, mais se tient trop à distance pour être possédé, l'homme est en butte, dans la région du monde qu'il habite, à un hasard qu'il ne peut entièrement dominer. Ou plutôt la vie de l'homme se meut entre deux hasards : le Hasard fondamental de la naissance, qui fait que la bonne nature n'est pas également partagée ; le hasard résiduel de l'action, qui fait que les résultats ne sont jamais tout à fait prévisibles.
Mais le hasard de la naissance est le hasard résiduel de l'action divine, et la grandeur de l'homme consiste, en prolongeant par la prudence l'action d'une Providence défaillante, à reculer le plus possible les limites de l'imprévisible et de l'inhumain.