Blackwell Academy, Tome 4 : Captivée

— C’est trop injuste ! J’habite ici, je devrais avoir le droit d’accéder à l’intégralité des pièces de ma maison, se plaint Alyssa avec un soupir théâtral.

— Tu n’es pas censée être gravement malade ? Clouée au lit ?

Retenant mon sourire, je lève les yeux en direction de ma petite sœur. Vêtue d’un sweat blanc décoré d’un pentagramme et d’un bas de pyjama gris, elle balaie mes questions d’un geste de la main, puis contourne la table afin de me rejoindre. Durant quelques secondes, aucun mot n’est prononcé. Je continue à découper le citron ainsi que le morceau de gingembre placés devant moi. Je m’en débarrasse dans le pot en verre préalablement ébouillanté, avant de reprendre la parole.

— Tu sais que je ne peux rien pour toi, n’est-ce pas ? Si tu veux supplier quelqu’un, vise plutôt papa.

— J’ai déjà essayé. Il a refusé ! Tout ça parce que je n’ai pas encore dix-huit ans. Tu peux me dire qui a instauré cette règle stupide ? Pourquoi faut-il avoir cet âge pour assister à la fête de Yule[1] ? Vous allez juste danser et manger, j’en suis largement capable !

— C’est manquer le buffet qui te met dans cet état ? Rassure-toi, il y aura de nombreux restes. Souviens-toi l’année passée, tous les biscuits au sucre et le pain d’épices… Il y en avait tellement que je suis maintenant écœurée à vie.

— Ce n’est pas la raison.

En transférant la moitié d’un bocal de miel dans ma préparation, je jette un nouveau coup d’œil à ma cadette. Alyssa prend soin d’éviter mon regard. Avec ses cheveux blonds lui arrivant aux épaules et ses yeux bleus à peine plus foncés que les miens, nous nous ressemblons beaucoup. Ces quinze dernières années, j’ai pris plaisir à veiller sur elle. Ainsi, aujourd’hui, je suis à même de lire en elle comme dans un livre ouvert. Avec ses joues rouges et son air fuyant, elle ne trompe personne. Je sais parfaitement pourquoi elle tient tant à participer aux festivités de ce soir et, en effet, cela n’a aucun rapport avec son estomac.

— Elle est trop vieille pour toi, commenté-je en attrapant quelques branches de thym frais.

— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles.

Dans le but évident d’échapper à cette discussion, Alyssa quitte sa position et se dirige vers les étagères remplies d’ingrédients. Contrairement à moi, elle est loin d’aimer cette pièce aménagée à l’intérieur de la serre. S’occuper des plantes ou encore rester concentrée sur une préparation n’a jamais été son fort. D’ailleurs, les mixtures élaborées par ses soins sont si ignobles que même nos parents ont renoncé à la former à l’art des potions.

— Ah non ? Quel dommage. Moi qui pensais amener un téléphone afin de te filmer les meilleurs moments, les personnes les plus importantes…

À la manière d’un chat ayant repéré une proie particulièrement appétissante, ma sœur tourne la tête précipitamment et focalise toute son attention sur moi.

— Tu viens de dire qu’elle était trop vieille, prononce-t-elle prudemment.

— C’est vrai, mais t’aider à l’admirer en douce ne me pose aucun problème. Tant que c’est à sens unique et qu’elle ne te touche pas, je ne vois aucun inconvénient à te laisser fantasmer.

Malgré sa gêne initiale, l’adolescente ne tarde pas à sauter de joie. Son visage demeure rouge principalement à cause de l’excitation. J’ajoute de l’eau à mon mélange. Elle vient se coller à mon bras et m’accorde un grand sourire.

— Merci Lili ! Tu la filmeras en train de danser ? D’allumer une chandelle ?

— Si tu y tiens. Réchauffe ça, s’il te plaît, dis-je en lui tendant mon bocal.

Sans se faire prier, la jeune fille se saisit du contenant et augmente sa température grâce à la magie. Ses pensées voguent ailleurs. Elle n’est pas du tout concentrée. Peu m’importe, ce genre d’exercice n’est rien pour elle. Si j’ai hérité d’une affinité avec la terre, ma sœur, elle, a une connexion avec l’élément du feu. D’ailleurs, en sentant la chaleur émanant de sa propriétaire, son familier ne tarde pas à sortir la tête de la poche ventrale du sweat-shirt. Ses grands yeux charbon se fixent sur les mains d’Alyssa. Très vite, il abandonne sa cachette, puis va s’allonger dessus. De couleur noire tachetée de jaune, la petite salamandre semble au paradis.

— Quand on y réfléchit, seize ans de différence, ce n’est pas si énorme. Nous sommes des sorcières, nous vivons deux fois plus longtemps que les humains. Du coup, si on convertit à échelle humaine, ça fait à peine huit ans, une broutille, essaie-t-elle de me convaincre.

— D’accord, et donc ? Comment tu comptes la séduire ?

Sachant pertinemment que jamais Elizabeth ne s’intéressera à une adolescente, je ne cours aucun risque à amorcer cette conversation. J’en profite pour nettoyer mon plan de travail pendant qu’à mes côtés, ma sœur se met à balbutier.

— Je… je n’ai pas encore réfléchi à cette partie. Seulement une fois à l’université, je serai au point ! indique-t-elle en prenant place sur un tabouret.

— Dans trois ans donc.

— Tu n’avais pas besoin de le rappeler, grommelle-t-elle. Dire que toi tu peux la voir quand tu veux et qu’en plus tu échappes à la surveillance parentale pendant que je suis coincée ici, seule, sans amie, des leçons interminables pour toute activité…

Face au ton traînant de sa voix, je me retiens à nouveau de rire. Au fond, ce n’est pas drôle. Moi aussi j’avais hâte de quitter la maison. Faire mon entrée à la Blackwell Academy a été l’un des plus beaux jours de ma vie. Cependant, je ne juge pas utile de l’encourager dans ses plaintes.

— Vois le bon côté, ces quatre derniers mois t’ont permis d’améliorer considérablement tes talents de tragédienne. Tu ferais pitié à n’importe qui, la taquiné-je.

— Pff, vas-y, moque-toi, je ne touchais pas suffisamment le fond !

Amusée par son comportement, je finis par secouer la tête. Si une chose m’a manqué durant mon premier trimestre de scolarité, c’est bien la conversation d’Alyssa. Têtue et de mauvaise foi, ma petite sœur n’a pas exactement un caractère facile. Cependant, je ne la changerais pour rien au monde. Profitant de sa position assise, je passe derrière elle et la serre dans mes bras. D’avance, je sais qu’elle va râler. Elle le fait toujours. Néanmoins, je sais également qu’au fond, elle ne demande pas mieux.

— Un câlin ne va rien arranger !

Sans la lâcher, j’observe le liquide contenu dans le bocal en train de bouillir. À mon avis, elle l’a totalement oublié.

— Repose ça, tu vas finir par tout faire exploser. Encore… ajouté-je sans pouvoir m’en empêcher.

— Eh ! Il y a prescription ! J’étais super jeune la dernière fois que ça m’est arrivé.

— Ça date du mois d’août…

— C’est ce que je dis, super jeune, je n’avais que quatorze ans. Maintenant tout est différent, je suis une nouvelle personne.