Bollywood apocalypse

Je suis accroupie dans la pénombre de l’abri antiaérien du Bombay Hospital. Des doigts de lumière filtrent entre les planches qui bouchent les fenêtres ; leurs extrémités dessinent des motifs sur le sol. Nous sommes si nombreux à respirer dans cette salle que l’air ne doit plus contenir beaucoup d’oxygène. Des plantons gardent la porte de l’escalier, les narines frémissant d’une férocité affectée chaque fois qu’ils expirent. Un groupe serré d’hommes en kaki tirent sur des bîdi sans se préoccuper de la fumée qu’ils exhalent. (Qui sont-ils ? Des chauffeurs de taxi ? Impossible. S’il y avait eu des taxis en maraude dans les rues, je les aurais remarqués à coup sûr.) Les médecins ronflent sur leurs chaises dans une enceinte délimitée par un cordon, les infirmières gloussent au-dessus de vieux magazines consacrés aux vedettes de cinéma. Les patients (du moins ceux qui ont pu quitter leur chambre pour se traîner jusqu’ici) jurent et grognent, cherchant la position qui leur apportera un peu moins d’inconfort sur le ciment dur. J’écoute leur toux, leur respiration sifflante, et je me demande de quoi ils souffrent, de quels miasmes ils contaminent l’air que je partage avec eux. Bizarrement, la seule odeur que je détecte est celle de poisson.Ce n’est pas exactement la bonne odeur fraîche du pomfret pêché du jour que l’on coupe en tranches, ni celle des crevettes froides et roses dont on arrache la carapace, mais plutôt une exhalaison acide proche du relent de putréfaction qui plane au-dessus des prises insignifiantes exposées trop longtemps au soleil. Je me remémore la foule compacte qui a brusquement envahi, comme d’un coup de baguette magique, les rues jusqu’alors vides. Y aurait-il eu parmi eux une poissonnière qui, comme moi, se serait faufilée par les grilles de fer dans l’hôpital à l’insu des sentinelles débordées ? Je la cherche des yeux dans toute la salle avec l’idée absurde de lui acheter quelque chose, n’importe quoi, les spécimens trop petits ou difformes laissés pour compte au fond du panier. Je les désinfecterais en les frottant d’épices et la friture dans l’huile bouillante achèverait de les stériliser. Mais aucune des femmes ne transporte de telles marchandises. Ménagères, domestiques, dévotes vêtues de safran, femmes du monde couvertes de bijoux : chacune d’elles me renvoie mon regard. Ont-elles décelé l’odeur, elles aussi ? Sont-elles en train de rêver, comme moi, d’un plat de poisson croustillant ?