Extraits

Hebert prit une profonde inspiration. Il avait étudié le travail d'Eve Duncan sur les sites web des universités, et il les avait comparés avec les travaux des autres sculpteurs en médecine légale. C'était comme comparer un chef-d'œuvre de Léonard de Vinci avec un dessin préhistorique. Il n'avait pas l'intention de confier ce crâne à un homme des cavernes. C'était une affaire trop importante. Pour lui, Jules Hebert. C'était important aussi pour Melton et pour tous les autres, mais Jules s'en fichait, des autres. En tout cas pour le moment. Melton avait un boulot sûr dans un univers sûr. Il n'avait qu'à s'asseoir à son bureau et à lever le doigt pour expédier des hommes comme Hebert au charbon ; c'étaient ces derniers qui prenaient tous les risques.

Elle s'essuya les mains dans une serviette et alla se planter devant la fenêtre. Le lac scintillait de reflets bleutés en cette agréable fin d'après-midi d'automne. Jane jouait sur le rivage avec Toby, le petit chien qu'elle venait d'adopter, cadeau de Sarah Patrick, la meilleure amie d'Eve. La fillette lançait un bâton au loin, et Toby courait comme un fou pour aller le chercher. Toby était un croisement de deux races. Jane et lui semblaient pleins de vie, pleins de santé, pleins de bonheur. Mais qui n'aurait pas été empli de bonheur dans un endroit pareil, à cette époque de l'année ?

— Ah, non ! Ne me faites pas ce coup-là, merde ! Chaque fois qu'un bureaucrate a envie de se retrouver en tête de liste, il s'arrange pour exciter chez les autres la fibre patriotique. Vous ne m'avez même pas dit en quoi consistait ce boulot. Tout ce que je sais, jusqu'ici, c'est que je serai obligée de quitter maison et famille pour aller m'installer à Baton Rouge. Il faudrait que ce soit sacrément important pour que j'accepte un effort pareil !

Jules fouilla dans sa poche à tâtons. Ses doigts rencontrèrent le boîtier, puis l'interrupteur – un bouton rouge. Il pressa ce bouton. Le bruit de l'explosion ne parvint pas jusqu'à lui, mais il savait qu'elle s'était produite. C'est lui-même qui avait placé la charge à bord, et il ne s'était jamais permis la moindre erreur. Il n'y aurait pas de survivant. Et l'explosion ne laisserait aucune trace.

Jules se pencha afin de vérifier que le piédestal était suffisamment solide pour en supporter le poids. C'était un cercueil spécialement renforcé, hermétique. Il l'avait fait fabriquer à partir d'instructions précises, de façon à être certain qu'il n'y aurait pas de problème ; mais son contenu relevait à présent de sa responsabilité directe, et il n'avait aucune envie de voir l'affaire échouer au dernier moment. Rien ne devait risquer d'abîmer les précieux restes enfermés dans cette bière.

Bon Dieu, mais c'est qu'elle tremblait pour de bon ! Elle devenait idiote, ou quoi ? Elle s'aspergea le visage sous le robinet, puis elle but plusieurs gorgées d'eau avant de retourner dans la chambre.

Eve ressentit une morsure de culpabilité. Un jour, il faudrait qu'elle lui explique. Il faudrait qu'elle lui dise pourquoi les rêves concernant Bonnie avaient cessé d'être douloureux. Mais pas ce soir. Elle n'était pas prête. Pas encore. Même après une deuxième année de vie commune. Un jour. Oui, un jour, elle lui expliquerait.

Jules se crispa. Comme la barque tournait à l'embranchement, la vieille église de pierre dressa sa silhouette noire et menaçante sous la pâle clarté de la lune. Cela faisait plus de dix ans qu'elle n'était plus fréquentée par personne. Ses façades respiraient l'humidité et le moisi. Jules promena un regard vers les maisons de planteurs éparpillées sur les deux rives du bayou.

Sarah Bayou, Louisiane

1 h 03, 4 octobre

La barque à fond plat poursuivait sa lente et sinueuse progression à travers le bayou.

Sa trop lente progression, pestait intérieurement Jules Hebert. Jules était tendu. C'est à dessein qu'il avait choisi la barque à fond plat plutôt qu'un bateau à moteur. La barque était plus discrète. Surtout à cette heure de la nuit. Mais Jules, maintenant, se sentait sur les nerfs, et il n'avait pas prévu cela.