Et j'étais toujours en quête d'émotions fortes. Jusqu'à ce que l'une d'elles finisse par me submerger.

Il se disait que tout un chacun, à sa façon, allait prendre position sur l'événement qui venait de se produire, et que son avis dépendrait de la place qu'il s'était faite dans la vie, de sa chance en amour ou dans le mariage, de son aspect extérieur, de la mesure de bonheur ou de malheur qui lui était échue, des faits qui avaient marqué le cours de son existence, ou de ses motivations secrètes, celles que l'on se cache parfois à soi-même. Tel serait dans l'ensemble l'écho que l'événement éveillerait chez ces gens qui, croyant émettre un avis sur le drame d'autrui, ne feraient en réalité qu'évoquer le leur.

Je ne savais pas encore quelle méthode employer lorsqu'un accès de tristesse m'assaillait. Il m'arrivait d'avoir envie de me poignarder ou de hurler sans me préoccuper de la réaction des gens autour de moi. Je pensais que le sang ou les hurlements pourraient peut-être remplir ce gouffre. Mais je savais parfaitement que cela ne servirait à rien.

Il était arrivé avec une heure et demie de retard à notre premier rendez-vous. Nous devions nous retrouver dans un salon de thé face à la gare avant d'aller visiter le Muséum d'histoire naturelle. La première heure, je m'étais dis qu'il ne m'aimait pas et que c'était sa façon de couper les ponts. Pendant la demi-heure qui avait suivi, j'avais été dominée par la vague idée qu'il n'était peut-être déjà plus de ce monde. C'était plus difficile à supporter. Il avait été fauché sur un passage clouté. Poussé sur les rails. Victime d'une hémorragie cérébrale. Poignardé par un fou de passage...

Dès l'instant de notre rencontre, j'avais compris le décalage qui existait entre le monde où il était et celui où il n'était pas.

Je suspendis la veste à la tringle du rideau. Elle était douce au toucher et les tâches au poignet avaient disparu. Je pouvais me rappeler autant que je le voulais Hiroyuki lorsqu'il la portait. J'aurais aimé ne pas dormir et passer toute la nuit à m'en souvenir.

Je savais qu'il fallait que je dorme. Mais je n'arrivais pas à me rappeler comment faire.

On aurait dit que son coeur s'était soudain arrêté à son insu, alors qu'il essayait de retrouver le lointain souvenir d'un parfum...

Je ne sais comment le décrire si ce n'est en disant que mon père était un homme plutôt déterminé, intelligent et foncièrement simple qui s'était retrouvé à vivre avec trois personnes terriblement compliquées : une femme que la solitude blessait à vif, un fils dont le regard était si déstabilisant que les gens mettaient des boîtes de céréales entre lui et eux pour avoir un semblant de répit, et une fille qui ne pouvait avaler son déjeuner sans marcher ensuite un quart d'heure pour s'en remettre. Qui étaient ces gens ?

On se sent si seul quand tout va mal et qu'on voit des inconnus faire du shopping. (...)
Pas vraiment le bon jour pour regarder des gens habillés de couleurs vives avec des beaux cheveux brillants pointer du doigt des pulls en laine bariolés sourire aux lèvres.
Je voulais tous les effacer. Mais je voulais aussi être à leur place, et je ne pouvais pas à la fois les effacer et être à leur place.

"Elle n'est plus la même." Ce n'est pas faux ! Je n'ai plus envie de me suicider tous les matins, je ne me drogue plus, je n'ai plus peur. Alors évidemment je ne suis plus la même qu'avant.

Conclure que quelqu'un est heureux est toujours très risqué. On peut avoir tout pour être heureux sauf le bonheur.
Les symptômes comme le rire, l'humour, la bonne humeur,ne sont pas suffisants pour diagnostiquer le bonheur. Le bonheur est bien plus compliqué.

Elle fait 1,11 mètre et 17 kilos. Elle est droitière. Elle suce son pouce. Elle aime l'école. Les contes. Les chats. Les frites. Le lait fraise. Et la machine photomaton derrière le supermarché.

(...) j'ai aimé et et je ne l'ai pas toujours dit, ne rien dire, c'est plus simple. Si les caractères et les cœurs pouvaient en partie s'échanger, j'accueillerais volontiers en moi un peu d'audace mais il n'y a que les objets qui se réparent, que les poupées qui recouvrent la vue, Victor. On n'entretient bien que les mirages.

Elle a disparu comme il avait disparu, elle s'est effacée derrière un personnage aussi triste qu'elle était gaie naguère, elle a fait comme le lézard qui prend la couleur du désert. Elle n'a plus jamais souri, elle a vécu recluse à l'intérieur d'un corps fragile aux yeux de feu, elle a fui la vie, cette grande machine qui vous coupe les ailes et les mains si vous rêvassez trop, (...)

J'aurais préféré que ma fille ne s'entiche pas du premier voyou venu, que pour elle, tomber amoureuse ne veuille pas dire tomber.

C'est un courant très fort, la tristesse, mais il ne l'emportera pas.

Prépare-toi, n'ajoute pas la prison à la prison, dis-toi que les trois quarts de l’humanité ont le cœur brisé mais que certains ne s'en rendent même plus compte. Ne l'attends pas. L'attente fait divaguer, un seul nom bouche tes oreilles, un seul visage masque tes yeux, l'attente arrête même les nuages dans le ciel.

Une nuit sans sommeil commence. Pleine de murmures, de regrets, de prières et de berceuses. Des fées embastillées promettent à l'enfant la vie qu'elles n'ont pas eue. C'est toujours flou la vie qu'on n'a pas eu, parce qu'on ne sait pas à quel moment on s'est trompé, (...)

Je suis monté me coucher. Et c'est tombé : cafard à couper au couteau. Penché à la fenêtre , à respirer la nuit, juste ça, j'encaisse en quelques secondes une bouffée qui me rappelle à ma vie ici, toute ma vie ici, d'un coup, sans image aucune, juste un parfum d'extérieur qui ne me terrasse pas mais me laisse avec une lame feutrée qui remonte dans le thorax. Tout est là brusquement, qui n'était que commodément "loin", passé.

Elle m'apparaissait tel un continent de solitude dont rien ne pourrait freiner la dérive. Il n'était pas question d'amour. C'était plus grave encore.

S'il apercevait un chien divaguant dans les rues, il demandait à son chauffeur de stopper séance tenante. Le bonhomme se garait comme il pouvait sans manifester la moindre humeur, habitué aux fantaisies de son passager. Puis mon père disparaissait à la poursuite du cabot. C'était une obsession qui lui venait aussi de l'enfance : savoir où vont les chiens qui passent. Il pouvait les suivre des heures sans se lasser, négligent ses obligations et la terre entière.

Ce récit appartient au XXe siècle.

En ce temps-là, pour qui voulait téléphoner dans la rue, il fallait quelques pièces de monnaie frappées en francs ou une carte à introduire dans l'appareil d'une cabine. On pouvait aussi choisir d'entrer dans un café et demander un jeton. En ce temps-là, c'est seulement par la poste, selon le bon vouloir du facteur, et en l'absence d'intempéries, qu'on recevait du courrier.

C'est seulement de dos que j'ai pu voir à quel point elle était malheureuse.

Ils se regardèrent, et par la suite ni l'un ni l'autre n'aurait pu dire s'ils avaient pressenti qu'ils allaient compter davantage l'un pour l'autre que n'importe qui au monde, ou s'ils avaient eu cette impression après coup seulement.

Un odeur humide d'orage enveloppa le monde.