Extraits

"_[...] Mais j'ai trouvé cette expérience si passionnante que, avec votre permission, j'aimerais retourner sur terre chaque Noël pour le bien de quelqu'un. Jamais je n'avais imaginé à quel point c'était satisfaisant pour soi-même.

_Faire le bonheur d'autrui est une des grandes joies de la condition humaine, lui dit le moine. Vous avez appris votre leçon mieux encore que nous l'avions espéré."

Du calme, se raisonna-t-il. J’ai été envoyé sur terre pour aider quelqu’un et j’ai atterri au Rockefeller Center. C’est le signe que ma mission doit débuter dans ces parages. Sterling pivota sur lui-même et rebroussa chemin.

Avec une attention décuplée, il étudia les visages des passants qu’il croisait. Un couple le dépassa, tous les deux vêtus de cuir noir, tous les deux rasés comme s’ils avaient été scalpés. Des épingles dans le nez et les sourcils complétaient leur tenue à la dernière mode. Ceux-là auraient sans doute besoin d’aide, songea Sterling, mais il y a fort à parier qu’ils n’en voudraient pas. Tandis qu’il se frayait un chemin dans la foule, il se sentit à nouveau attiré vers le majestueux sapin de Noël qui était le cœur du Rockefeller Center en cette période de fête.

Il se dirigea d’un pas rapide vers la Cinquième Avenue, s’étonnant de la densité du trafic. Alors qu’il passait devant une devanture, il s’immobilisa, surpris d’apercevoir son reflet dans la vitre. S’il était invisible aux yeux des autres, il ne l’était pas pour lui. Il s’examina. Pas mal, mon vieux, pensa-t-il avec un brin de satisfaction. C’était la première fois qu’il voyait son image réfléchie depuis ce fatal matin où il était parti à son club de golf. Il nota ses cheveux poivre et sel à peine dégarnis, ses traits un peu anguleux, sa silhouette mince et musclée. Il portait son pardessus d’hiver, un Chesterfield bleu foncé avec un col de velours, son chapeau préféré, un feutre à bord roulé, et des gants de chevreau du même gris. De la façon dont les gens autour de lui étaient vêtus, il conclut que sa tenue devait être passée de mode.

Tout me paraît familier et pourtant différent, murmura intérieurement Sterling en parcourant le Rockefeller Center du regard. D’abord, la foule était plus compacte que la dernière fois où il y était venu. Les gens se pressaient les uns contre les autres, chargés de sacs débordant de cadeaux, la tête levée pour admirer le superbe sapin de Noël.

Cet arbre semblait beaucoup plus grand que celui qu’il avait vu au même endroit quarante-six ans auparavant, et ses lumières, plus nombreuses, scintillaient d’un éclat plus vif que dans son souvenir. Sa magnificence, cependant, ne pouvait se comparer à la clarté de l’autre monde qu’il avait pu admirer dans la salle d’audience céleste.

Cela faisait presque une année entière qu’elle ne les avait plus revus. On fêterait son anniversaire la veille de Noël. Elle allait avoir huit ans, et même si elle leur en voulait encore, elle avait promis au bon Dieu que s’ils sonnaient à la porte ce soir-là, elle ne serait plus jamais, jamais méchante avec personne, qu’elle aiderait maman à s’occuper des bébés et cesserait de prendre l’air excédé en entendant Roy raconter pour la centième fois les mêmes histoires stupides. Et si ça pouvait servir, elle promettait aussi de ne plus jamais enfiler ses patins, mais cette dernière promesse, elle savait bien que papa l’empêcherait de la tenir, car s’il revenait, il voudrait patiner avec elle.

Puis elle se souvint qu’elle n’avait pas envie de patiner avec son père, qu’elle ne voulait plus lui parler, ni à lui ni à NorNor. Ils étaient partis sans même lui dire au revoir. Les premières fois où ils avaient téléphoné, elle les avait suppliés de revenir ou de lui permettre de leur rendre visite, mais ils avaient dit que c’était impossible. Ensuite, quand ils avaient rappelé, elle avait refusé de leur adresser la parole, et maintenant ils n’essayaient même plus.

C’était très bien comme ça. Elle s’en fichait.

Les boucles noires de Marissa retombaient en cascade sur ses épaules tandis qu’elle tournoyait sur la patinoire du Rockefeller Center. Elle avait chaussé ses premiers patins à l’âge de trois ans. Elle en avait presque huit, et glisser sur la glace était pour elle aussi naturel que respirer. Depuis peu c’était devenu la seule chose capable d’atténuer le chagrin qui lui gonflait la poitrine et la gorge.

Quatre hommes et quatre femmes étaient assis à une longue table et lui faisaient face. À voir les halos lumineux autour de leurs têtes, il sut qu’il se trouvait en présence de saints, bien qu’aucun d’eux ne lui rappelât ceux des vitraux des cathédrales qu’il avait visitées ici et là. Leurs vêtements allaient de la tunique biblique aux tenues des meilleurs faiseurs du vingtième siècle. Avec la connaissance instinctive qu’il avait acquise au fil de ces années, Sterling comprit que leur mise reflétait l’époque où ils avaient vécu. L’homme qui se tenait à l’extrémité de la table, un moine au visage sévère, ouvrit la séance.

Il désirait tellement être au ciel à Noël. L’expression peinte sur le visage de ceux qui s’élevaient dans les airs et passaient devant la fenêtre, leur joie à la vue des portes ouvertes devant eux ne cessaient de le fasciner. Et, à présent, Annie était là elle aussi.

L’ange posté dans l’antichambre attira l’attention de chacun. « J’ai de bonnes nouvelles. L’amnistie de Noël a été accordée à certains d’entre vous. Vous n’aurez pas à vous présenter devant le Conseil céleste. Vous vous dirigerez vers la sortie sur la droite, qui mène directement au pont céleste. Levez-vous et présentez-vous en ordre au fur et à mesure que nous vous appellerons… Walter Cummings… »

L’ange avait tapoté quelques touches et actionné le curseur, tel un employé d’une compagnie aérienne derrière son comptoir qui s’efforce de trouver la confirmation d’une réservation. Puis il s’était rembruni. « Elle était fiancée depuis des années à un imbécile qui l’a laissée dans l’attente, et elle a eu le cœur brisé quand il est mort subitement. Il a été frappé à la tête par une balle de golf. » Actionnant à nouveau le curseur, l’ange avait levé les yeux vers Sterling. « Oh, c’est vous ! Je suis navré. » Sterling avait regagné piteusement sa place. Depuis, il avait beaucoup réfléchi. Il est vrai qu’il s’était laissé porter par les circonstances pendant ses cinquante et une années sur terre, sans jamais prendre aucune véritable décision, s’arrangeant toujours pour rester à l’écart des désagréments et des soucis. Il avait adopté la devise de Scarlett O’Hara : « Demain est un autre jour. »