Une sombre histoire de sang, Livre 6 : Celui qui porte un dragon

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La pièce dans laquelle ils ont pénétré est un vaste bureau. Au centre, se trouve une table de travail ovale autour de laquelle ont pris place cinq hommes. Cinq vampires, Jade le devine au premier coup d’œil.

Keir McNamara se charge des présentations.

-Sasha, grand-maître de l’Ordre, son fils Vladimir, commandeur, Victor, notre mémoire à tous, George, vice-maréchal de l’ouest et James, son fils.

Ceci dit, l’Ecossais va s’asseoir à la droite de James, complétant le tableau.

Tristan guide Jade jusqu’au canapé, placé en face. La jeune fille a la désagréable impression d’avoir pénétré dans un tribunal.

-Mademoiselle Jade Baron, je présume ? attaque Sasha. Je me doutais que vous finiriez par atterrir ici mais je n’avais pas envisagé que ce serait sous la conduite de Keir. Je penchais plutôt pour une faiblesse coupable de Vladimir, poussé par Ava.

Le grand-maître la jauge d’un regard indéchiffrable, vieux comme le monde et perçant comme une dague. Avec difficulté, Jade se force à ne pas détourner la tête.

-Que venez-vous faire ici ? J’ose espérer que Tristan vous a expliqué que nous n’apprécions guère les visites de vos semblables.

Jade acquiesce, rassemblant ses idées, l’esprit accaparé par le rayon de soleil qui s’est glissé derrière le rideau. Perdant de vue son objectif, elle se laisse submerger par une foule de questions. Pourquoi ces hommes ne brûlent-ils pas en plein soleil ? Qui est cette femme, sur le portrait accroché au mur ?

-Euh… Je sais que je ne devrais pas être ici mais ne sais plus à qui demander de l’aide, bredouille-t-elle. Je voudrais tellement faire libérer mon père et trouver le moyen d’anéantir les barbares qui l’ont pris en otage. J’espère que vous pourrez m’aider. Je suis désolée de vous déranger…

Ne sachant plus quoi dire, elle se tait.

-Réduire à néant l’Armée Islamique reviendrait à essayer de vider la mer avec ceci, déclare le grand-maître en levant son verre. Il existe des barbares depuis qu’il existe des hommes. La barbarie est polymorphe, elle se contente de changer d’aspect en fonction de la doctrine du moment, jeune fille.

Poliment, Jade hoche la tête. Avec une désespérante acuité, cette assemblée d’êtres plus parfaits les uns que les autres lui fait prendre conscience de la débilité de sa condition de petite humaine naïve, venue demander l’impossible.

Mais qu’est-ce qu’elle s’imaginait ?

James, celui qui a l’air d’avoir leur âge, à Tristan et à elle, sollicite alors la parole.

-Exfiltrer un otage n’est pas compliqué, fait-il remarquer, à condition de savoir précisément où il se trouve.

-Puisque tu abordes le sujet, aurais-tu une idée de la réponse ? lui rétorque Sasha.

Le jeune vampire secoue la tête.

-Pas depuis la dernière vidéo, celle tournée devant le crucifié qui revendiquait le carnage perpétré au Cochon Pendu.

Stupéfaite, Jade réalise que les vampires suivent avec autant d’attention qu’elle les évènements qui se déroulent en Syrie.

-Crois-tu qu’ils aient déplacé Patrick Baron depuis le tournage de cette vidéo ?

-Impossible à dire. N’étant pas menacés directement sur leur sol, j’aurais tendance à répondre que non, mais sans certitude. Le ministère de Affaires Etrangères n’en sait pas davantage que moi, je viens encore de le vérifier.

-Et c’était où la dernière fois ? râle Keir. Ne me réponds pas à Qaraqosh si tu tiens à la vie.

Autour de la table, on s’esclaffe.

-Guère mieux, mon frère. La vidéo a été tournée à quelques kilomètres à l’est d’Alep, dans un village dont j’ai oublié le nom, annonce James. Le plus intéressant est que Patrick Baron est retenu prisonnier par la brigade Ansar Dine commandée par al-Misri, mentor d’Abdelhamid al-Bagiqi et commanditaire des récents attentats, dont celui qui a frappé Tony Machado.

Jade manque de bondir de son canapé.

-Vous savez où se trouve mon père ? Mais il faut absolument prévenir les autorités !

-Ça changerait quoi ? lui lance Keir. Tu crois qu’ils enverraient un avion ? Tu rêves.

Jade ouvre la bouche mais elle la referme sans prononcer le moindre mot. Ses yeux s’emplissent de larmes, elle baisse la tête. Gentiment, Tristan lui prend la main.

-Un peu de méthode, intervient Sasha. Récupérer Patrick Baron ne sera qu’une formalité, soit, mais ce sont les autres qu’il nous faut. De préférence vivants, pour les remettre à la justice, à commencer par al-Misri et surtout, al-Bajiqi. Que proposez-vous?

Libérer son père, une formalité ? Jade n’en croit pas ses oreilles.

-Moi, je suis un peu charrette en ce moment, se plaint Keir d’un ton lugubre qui provoque de nouveaux rires.

-Tu lui dois pourtant une fière chandelle, à al-Bajiqi, plaisante James. Que serait ta vie, sans lui ?

-Et la tienne, tu veux qu’on en parle ?

Pareils à des coqs de combat, les deux hommes s’affrontent du regard. Sasha fait cesser la querelle d’une frappe sèche sur la table.

-Silence, vous deux. Victor ?

-Tu as raison, le plus dangereux me paraît cet al-Bajiqi, acquiesce le plus âgé des participants. Compte tenu de l’émotion qu’il a provoquée, il doit se tenir sur ses gardes. Peut-être a-t-il changé de cachette. En premier lieu, nous devrons nous assurer de l’emplacement exact de la geôle où le père de cette jeune fille est retenu prisonnier. Puis, il nous faudra improviser. Je doute que nous ayons beaucoup de temps devant nous : ces fous se sont engagés dans une escalade de la violence qui ne connaîtra bientôt plus de limites.

Sasha hoche gravement la tête.

-Comme d’habitude, la sagesse s’exprime par ta bouche, mon frère. D’aucuns, autour de cette table, feraient bien de s’en inspirer. Je crains moi aussi qu’une lutte de pouvoir se soit engagée entre al-Misri et al-Bajiqi. Si le vieux fourbe sent son autorité vaciller suite aux derniers exploits de son poulain, une exécution me paraît tout indiquée pour reprendre la main.

A ces mots, le sang de Jade se glace.

Tous les regards se tournent vers James.

-Allons droit au but. Quel est le meilleur moyen de localiser le journaliste ? demande Vladimir. C’est lui, la prochaine victime de ces détraqués. A mon sens, c’est là que se situe l’urgence.

-Le mieux serait qu’ils postent une nouvelle vidéo de revendication, répond James. En quelques secondes, il serait possible de les localiser.

Le commandeur pousse un grondement.

-Ne me dis pas que tu espères que ces fous commettent un autre massacre ?

-Bah… Pour ne rien te cacher, les écoles font partie de leurs cibles prioritaires.

-Quoi ?!

Les yeux de Vladimir flamboient de rage.

-Il faut intervenir immédiatement ! Je les veux morts tous les deux !

-Un peu de calme, tempère Sasha. Garde ton sang-froid, Gabriel ne court aucun danger à l’heure qu’il est.

-Qu’en sais-tu ?

-Si tu n’avais pas cédé à ce ridicule caprice, nous ne nous poserions même pas la question, fait aigrement remarquer le grand-maître.

De l’index, il pointe James.

-Jures-tu que tu seras capable d’identifier la provenance d’une vidéo dans la seconde où elle sera mise en ligne ? Une vie humaine en dépend.

Solennellement, James jure.

-Fort bien. Alors, nous ferons en sorte qu’ils en tournent une, annonce Sasha. Dès que ce sera fait, nous interviendrons.

Il s’adresse maintenant au père de James, resté silencieux depuis le début des débats.

-George ? Tu feras partie de l’expédition. Nous ignorons dans quel état se trouve Patrick Baron. Médiocre, à mon avis. La présence d’un médecin sera indispensable.

Réalisant brusquement ce que cela suppose, Jade ouvre des yeux incrédules.

-Vous allez le faire ? Vous allez vraiment ramener mon père de là-bas ?

Sourcils froncé, Sasha la regarde comme s’il avait oublié jusqu’à sa présence.

-Ne me dites pas que vous en doutiez, jeune fille. Personne ne nous dérange impunément en pleine séance de travail.

Ce disant, il les congédie d’un geste, Tristan et elle.

Quand elle quitte la salle, Jade surprend encore quelques mots au sujet d’une liste qui n’en finirait plus de s’allonger. La porte se referme sur Keir, penché sur une sorte de parchemin et qui rouspète au sujet d’un sang « dégueulasse, comme d’habitude » en réclamant du vin. Elle, elle a la tête qui tourne. De gratitude.

-Je ne le crois pas, ils vont le faire ! Tu te rends compte ? Ils vont ramener mon père !

Pour seule réponse, Tristan lui sourit. Elle se jette dans ses bras et éclate en sanglots de reconnaissance.