Cette nuit la liberté

Le jeune extrémiste hindou de Poona qui avait, le jour de l'Indépendance, invité ses partisans à saluer la bannière à croix gammée du R.S.S.S. contempla avec émerveillement le modeste hangar blanchi à la chaux qui devenait, ce soir du 1er novembre 1947, le nouveau siège de son journal Hindu Rashtra (La Nation hindoue). Voisinant avec une rotative toute neuve, un téléscripteur de l'agence Press Trust of India y crépitait déjà. A côté, un appentis meublé de quelques caisses renversées en guise de chaises et d'une paire de tables branlantes servait de salle de rédaction. Misérable installation sans doute, mais Citizen Kane trônait au sommet du gratte-ciel de verre et d'acier abritant son empire n'aurait pas éprouvé plus de joie et de fierté que Nathuram Godsé ce jour-là.

Le directeur du Hindu Rashtra accueillit avec un sourire radieux les amis qu'il avait conviés à fêter l'heureux événement. Dans la cour de terre battue, il avait lui-même disposé un assortiment de friandises : pâtes de barfi, rouleaux de halva, bonbons couleur d'ambre et d'émeraude. Au milieu chauffait doucement un grand samovar. Après la politique, le café était la seconde passion de cet Indien aux goûts spartiates. Il lui arrivait de faire des kilomètres à pied pour le seul plaisir d'en déguster un dont il goûtait particulièrement l'arôme.

Un petit homme jovial vint retrouver les invités. Narayan Apté avait trente-quatre ans. Administrateur du Hindu Rashtra, il était l'associé de Godsé. Tout semblait pourtant opposer les deux partenaires, à commencer par leur habillement. Alors que Nathuram Godsé portait une simple chemise et l'austère dhoti des marathes, aux pans ramenés sur les hanches, Narayan Apté arborait une élégante veste de tweed beige sur un pantalon de flanelle grise. Leurs tempéraments n'étaient pas moins différents. Godsé était brusque, direct ; Apté se faufilait dans la vie avec la souplesse d'un félin. Une calvitie naissante dénudait le devant de son crâne tandis que des mèches bouclées gonflaient sa nuque et son profil altier. Il souriait souvent, mais à demi. Ce qui frappait le plus venait de ses yeux, de grands yeux noirs et brûlants qui collaient au visage de ses interlocuteurs. "Apté parle avec ses yeux, disait un de ses amis, et quand ses yeux parlent les gens écoutent."

Apté baignait à l'aise dans le monde autant que Godsé était détaché. Il avait une âme de planificateur, de réalisateur. Quand tous les convives eurent bu leur café, il frappa dans ses mains pour réclamer le silence. Tel un président de conseil d'administration analysant un bilan devant ses actionnaires, il évoqua l'histoire du Hindu Rashtra. Puis il annonça un discours de son associé. Raide comme un ténor guettant la baguette du chef d'orchestre, Godsé s'avança.