Ceux d'après : Retour aux quatre-vents

— Ne pas avoir de chat et ne pas être allé au bord de la mer, c’est une tare ?

— Une tare non ! Disons une lacune.

— Cela fait des années que j’essaie de m’en tirer. Alors, posséder un chat ou voir la mer ne font pas partie de mes priorités.

— Vous avez un toit maintenant… et un chat ! C’est une belle avancée, non ? Et un jour, qui sait ! Je vous emmènerai voir la mer.

— Vous me charriez là ?

Pendant que Mars réfléchit à la petite phrase énigmatique de sa logeuse, le chat vient se frotter à lui en ronronnant. Il se penche pour le caresser.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Le chat.

— Vous ne vous êtes pas foulée ! Cette bête ne méritait pas un vrai nom ?

L’image d’Elliot, le premier chat qu’elle avait adopté, se superpose à celle de son animal actuel. Une connivence incroyable les avait unis. À sa mort, elle avait beaucoup pleuré et refusé d’avoir un autre compagnon. Ensuite, Daniel était décédé et elle avait éprouvé une telle solitude qu’elle s’était précipitée dans un refuge de la SPA. Comme Elliot, chat adopté lui aussi, celui-ci avait œuvré pour qu’Anaïs le distingue. À l’inverse de ses frères d’infortune, au lieu d’accourir en feulant vers les grilles derrière lesquelles elle les observait, il s’était tapi au fond de la cage, lui tournant dédaigneusement le dos. Cette morgue, malgré sa condition, lui avait plu.

— Et vous, avez-vous mérité ce nom improbable de Mars Avril ?

— En quoi serait-il plus improbable qu’Anaïs Lajoie ?

Il a de la répartie, ce Mars. Anaïs apprécie qu’il ait du caractère. Les instants passés avec lui ont sorti la vieille femme de son train-train quotidien et elle se dit qu’elle va peut-être aimer la compagnie de son locataire.

Mars s’en va récupérer ses bagages chez un ami. Pendant qu’elle est seule,

Anaïs prépare son repas du soir. Une soupe, élaborée avec les légumes de son jardin. Avant, c’était Daniel qui s’occupait du potager. Il ne supportait plus de manger les produits bourrés de pesticides vendus dans les grandes surfaces. Dans les années 2020-2030, tous les agriculteurs s’étaient convertis au bio. Hélas ! Le dérèglement climatique, le soleil qui brûlait les récoltes, les pluies qui les pourrissaient, les insectes qui avaient survécu aux anciens épandages de pesticides, devenus plus coriaces et plus voraces, tous ces éléments avaient réduit le rendement des cultures à sa portion congrue, insuffisante pour nourrir la planète. Et les producteurs avaient repris leurs anciennes pratiques : protéger leurs récoltes en les arrosant de substances chimiques. C’était ça ou la famine à

grande échelle. Il fallait habiter à la campagne pour dénicher des fermiers locaux qui cultivaient encore du bio.

Anaïs qui n’avait que peu d’expérience en jardinage, avait voulu laisser le potager à l’abandon au décès de son mari. Prise de remords, elle s’était documentée, avait appris de ses échecs et si la productivité n’était pas aussi spectaculaire qu’avec Daniel, ses récoltes avaient néanmoins de quoi la satisfaire !

La soupe est chaude et elle la mange à petites lapées, tout en surveillant le chat qui chipote sur le contenu de sa gamelle. C’est un vieux chat et il est devenu difficile. Elle le comprend. N’est-elle pas dans le même cas ? Elle n’accepte plus que les aliments dont elle est sûre de la provenance et de la composition. C’est ainsi qu’elle a réussi à éviter les maladies de peau qui touchent les gens en grand nombre.

Virus, cancers, maladies de peau et maladies respiratoires. Ce sont les grands sujets de santé publique du moment. Il y en a d’autres. Ceux-ci prédominent. Ces affections ne sont pas récentes, mais elles ne sévissaient pas sous les formes graves qui se déclarent aujourd’hui.

Quand elle a la gorge irritée, le nez bouché, le désir de repartir en Bretagne la tourmente. Après la mort de Daniel, elle était presque résolue à franchir le pas.

Elle n’envisageait pas de vivre seule dans ce pavillon cerné de tours.

En allant travailler à Paris, Daniel et elle s’étaient juré que la situation serait temporaire. En réalité, elle avait duré vingt ans, jusqu’au jour funeste de l’accident. Son mari avait été fauché par un chauffard à quelques semaines de la retraite.

Toutefois, avant de réintégrer sa maison, Anaïs à deux impératifs : vendre son pavillon et résilier le bail de ses locataires en Bretagne. Jusqu’ici, elle n’a pas eu le courage d’amorcer le processus.

Et voilà qu’à cause de Mars, elle est à nouveau confrontée à son obsession de revenir au pays. Elle espère que cette fois elle aura la volonté d’accomplir les démarches jusqu’au bout.

Son locataire va s’imaginer que c’est sa venue qui la fait fuir. Pauvre garçon !

Chassé par sa mère à 16 ans, chassé par sa logeuse à 32, il risque d’avoir après cela une piètre opinion des femmes. Anaïs pourra, pour le rassurer, prétendre que dans la conjoncture actuelle, il y a fort à parier qu’un acquéreur ne se présentera pas de sitôt et qu’il bénéficiera du grenier encore longtemps.

Elle a fini de dîner et débarrasse la table