Extraits

1.

1930

Le bruissement d’un ourlet sur sa joue, la vibration du parquet sous les pas de ses frères et sœurs qui courent, le cliquetis de la vaisselle en provenance d’un lieu invisible et les souliers marron à boucles de sa mère, moulés sur ses pieds difformes. Tels étaient les premiers souvenirs de Themis.

Avec un mari qui prenait la mer plusieurs mois d’affilée et quatre enfants, Eleftheria Koralis était constamment accaparée par des travaux domestiques. Elle n’avait pas le temps de jouer. La petite dernière de la famille passa ainsi les premières années de sa vie dans un état d’abandon joyeux et grandit en étant persuadée qu’elle avait le pouvoir de se rendre invisible.

Eleftheria était déjà propriétaire de la demeure à deux étages de style néoclassique dans la rue Antigonis quand elle épousa Pavlos. Sa défunte mère la lui avait laissée en guise de dot. L’extérieur de la bâtisse avait été conçu pour impressionner, sans aucun souci de retenue. La façade s’ornait d’un balcon majestueux, de colonnes sculptées et d’une rangée de fioritures baroques juste sous le toit. Les plafonds étaient agrémentés de corniches, certains sols étaient carrelés, d’autres en parquet ciré. La maison avait connu sa plus grande heure de gloire et de majesté le jour où les artisans avaient remballé leurs outils, alors que le plâtre des caryatides qui décoraient les fenêtres du premier était à peine sec. À compter de ce moment, le bâtiment avait commencé son long voyage vers la décrépitude.

Themis s'était fait la réflexion, non sans un léger regret, qu'elle n'avait rien à léguer à ses enfants et petits-enfants. Ses biens n'avaient que peu de valeur, à l'exception de la table fatiguée autour de laquelle sa famille s'était réunie, génération après génération.

A moins qu'il n'existe, peut-être, une autre forme d'héritage ?