Extraits

L’eau à la bouche, Casey se mit à trotter pour raccourcir la durée de son trajet jusqu’à la tour Redwing, qui lui prenait généralement un quart d’heure. La petite partie de son visage qui n’était pas couverte par la capuche de son sweat-shirt était glacée. Sur les marches menant à l’entrée de la sinistre tour où elle habitait, un groupe de garçons se bagarraient et vidaient des cannettes. Elle attendit qu’ils s’en aillent avant d’entrer. Redwing, comme aimait à dire son père, était pire que certaines tours HLM et moins horrible que d’autres, mais elle estimait pour sa part qu’il valait mieux éviter les gens les soirs de fête comme le vendredi, pour ne pas se compliquer la vie.

Quand elle arriva au quatrième étage et s’engagea dans le couloir en direction du numéro 414, elle eut l’impression d’être observée. Sa nuque la picotait. « Non, je ne regarderai pas », se dit-elle. Regarder dans son dos, c’était un signe de faiblesse. C’était de la lâcheté.

En glissant sa clé dans la serrure, n’y tenant plus, elle se retourna d’un bond. Un rideau de mousseline voleta, mais le couloir était vide. Il n’y avait rien ni personne.

-Jamais été plus sérieuse de toute ma vie. Si ces genoux ont l'air cagneux, c'est juste parce qu'il est très amaigri. Regarde de plus près et tu verras qu'il a de beaux membres bien droits, une croupe joliment avalée et des canons courts - ce qui est une bonne chose. Son dos a la longueur idéal: ni trop long ni trop court. Personnellement, j'aime bien quand l'axe du pied se prolonge l'axe du paturon, et ses paturons sont parfaits.

Elle rit.

-Je pourrais continuer. Rien que la largeur de la poitrine prouve son pedigree. Il doit avoir un coeur et des poumons énormes. Il est fait pour la vitesse et l'endurance, il n'y a pas de doute. Il n'a plus que la peau sur le dos en ce moment, il a perdu toute sa musculature, mais ça a dû être une bombe autrefois, tu peux en être certaine. S'il a vraiment fait de la course, je pense que c'est un pur-sang, à moins qu'il y ai un soupçon de quelque chose de plus lourd chez lui. Ou peut-être que c'est juste la signature de Darley Arabian, un des grands étalons de légende qui sont à l'origine de la race des pur-sang anglais.

Casey n'en croyait pas ses oreilles.

-Vous en êtes sûre? Il a l'air si...

Casey avait toujours eu du mal à se faire des amis. Elle était extrêmement timide et avait le sentiment d'être toujours trop quelque chose. Trop quelconque, trop ordinaire, trop passionnée, trop intelligente ou trop bête, trop studieuse, trop ennuyeuse, trop sage... Comble de ringardise, elle n'était pas sur Facebook. Pourtant, avant que son père fasse de la prison, elle était raisonnablement appréciée, même si elle avait toujours été un peu à l'écart.

Tout avait changé quand son père avait été arrêté et accusé de fol avec effraction. Malencontreuse coïncidence, il y avait eu un cambriolage le même soir chez l'une des filles les plus populaires du lycée. Les deux délits n'étaient pas, liés, mais une fois que le rapprochement avait été fait, la plupart des gens s'en était persuadés.

Mrs Ridgeley jeta un coup d'oeil au cheval et dit:

-J'espère que tu as de l'argent dans ta tirelire, Casey Blue. J'appelle le vétérinaire tout de suite pour qu'il le pique, et c'est toi qui devras le payer.

C'était une nuit affreuse. L'obscurité était tombée plus tôt que d'habitude et il faisait atrocement froid. Casey s'attendait à ce genre de réaction de la part de Mrs Ridgeley, mais pas à une telle sévérité. Au cours du pénible trajet depuis l'abattoir, qu'elle avait tenu à faire seule, sans l'aide de son père, le cheval avait renversé une étale de pomme, failli entraîner Casey avec lui sous un bus et presque arraché la tête d'un chien qui aboyait sur ses talons. En arrivant trempée, en sang et frissonnante au club épique, elle avait bien conscience qu'il devait faire peur à voir. Tout le club s'était figé, bouche bée.

Les hommes accoururent, brisant le charme du moment. Son père lança:

-Bien joué, Casey. C'était héroïque. Pauvre bête. Elle était folle de terreur.

-Je ne suis pas sur que le mot 'héroïque" soit juste, rétorqua le plus grand des trois hommes, un chauve vêtu d'une combinaison bleue couverte e tâches de sang, aux doigts épais comme des saucisses.

Il sentait les os bouillis, la mort et le désinfectant.

-Je dirais plutôt "dingue".

Il s'approcha, et le cheval recula à petit pas précipités, en levant la tête avec effroi.

-Merci, ma belle, tu as sauvé la situation. Il est cinglé, ce foutu bestiau. C'est bon, on va prendre le relais, maintenant.

Casey serra la longe plus fort et se plaça devant le cheval pour faire bouclier.

-Que se passe-t-il? demanda-t-elle avec autorité. Pourquoi criait-il comme ça? Qu'est-ce que vous lui faisiez?

Un petit homme rondouillard avec une trace de brûlure sur la joue ricana. Sa combinaison était tout aussi sale.

-J'ai une nouvelle à t'annoncer. Une bonne nouvelle, pour une fois.

Casey se rendit enfin compte qu'il brûlait d'envie de lui dire quelque chose depuis son arrivée.

-Tu as trouvé du boulot!

-Eh bien, non, pas encore, mais ça semble bien parti. J'ai obtenu un entretien pour une place d'apprenti tailleur. La paye est lamentable, mais la place offre de grandes chances d'évolution. Les bons tailleurs, c'est aussi compliqué à trouvé qu'une aiguille dans une meule de foin, apparemment. Tom cher vieux papa finira peut-être dans Savile Row. Tu imagines, Casey, je pourrai enfin te coudre des vestes d'équitation à la main pour tes compétitions quand tu seras célèbre.

-Salut, ma puce. Tu arrives pile au bon moment. Le dîner sera prêt dans dix minutes.

Casey ne put s'empêcher de sourire. Son père savait à la minute près l'heure où elle rentrait chaque jour. Le mardi, le vendredi et le dimanche après-midi, elle restait au club d'équitation jusqu'à six heures. Le lundi, le mercredi et le jeudi, elle était au lycée jusqu'à cinq heures. Les samedis étaient moins prévisibles, car elle travaillait au Tee Garden de huit heures du matins à trois heures de l'après-midi avant d'aller chez Mrs Smith pour boire un café et manger des sablés au chocolat fait maison. En général, ils venaient de sortir du four et étaient encore chauds.

Pour ceux qui franchissaient son portail rouillé, le club hippique de Hope Lane était connu sous le nom de "club épique' de Hope Lane, sauf quand Mrs Ridgeley était à portée de voix. La rue pleines d'ornières qui longeait le club s'appelait effectivement Hope Lane, ou l' "allée de l'Espoir", mais on aurait guère pu imaginer d'endroit plus dépriment. Située entre un terrain vague polluée et une ragée de commerce à différents stade de décrépitude- un boutique électronique d'occasion, un traiteur chinois, un coiffeur et un garage qui, sous couvert de lacer des voitures, servait sans doute de façade pour un trafic de voitures volés-, avec ses douze chevaux et ses trois ânes, cette écurie abritée par des arbres chétifs étaient le dernier rempart à l'avancée du béton urbain.

A moins de un kilomètre de là, le charmant verdoyant Victoria Park offrait un havre de paix à la population branchée de Hockney. De jeunes cadres vêtue de fringues tendances sirotaient des verres de vin blanc insipide dans les bars à la mode, visitaient des galeries d'art où on exposait aucun tableau et achetaient des fruits et légumes dans les marchés de rue bigarrés et bondés. Pourtant, rien de cette trépidante opulence ne pouvait atteindre les portes du club équestre de Hope Lane, et encore moins le tristement célèbre quartier de Murder Mile, autre point névralgique de Hackney, fréquentés par ces gangsters, les trafiquants de drogue et une foule d'immigrés en tous genre, avec ou sans papier.

Ne fais jamais confiance à un homme si ton reflet dans ses yeux ne te montre pas comme un égal.