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Je quitte mon perchoir et, tandis que j’attends la fin de ses mouvements désordonnés, j’essaie de me rappeler si Carlton était effectivement avec nous le jour où on avait mis cette raclée aux hoots. Pendant des années, j’aurais juré que oui, mais il est plus vieux que moi et il avait sans doute quitté la maison depuis longtemps à l’époque.
Après avoir éviscéré le cerf, je prends soudain conscience du froid, et au lieu de le traîner jusqu’à l’atelier, je rentre à la maison. L’animal peut bien attendre le lendemain matin.
Afficher en entierAlors quelqu’un – peut-être même moi – a répété : “Che peux pas faire za !”, mais ça n’avait plus rien de drôle, et sans rien ajouter, ni même échanger un regard, on est remontés dans nos camions et on est rentrés chez nous. Il faisait nuit quand nous avons atteint le ranch. La jointure de mes poings était en feu et j’ai enfoncé les mains entre mes cuisses. Je me suis demandé si, de retour dans leur communauté, les hoots arriveraient à expliquer ce qui s’était passé. J’aurais aimé être une petite souris.
Afficher en entierOn a parlé du match pendant un certain temps, et même si j’avais envie de leur poser plein de questions sur leur façon de vivre dans leur communauté – des trucs simples comme où ils dormaient, ce qu’ils mangeaient, qui se chargeait de quelle tâche… –, ça n’aurait pas été très poli de leur demander. Assez vite le silence s’est installé, et quand tout d’un coup, Carlton a demandé à un des types s’il échangerait pas son gros manteau noir fait maison contre son magnifique anorak en duvet, ça nous a semblé franchement poilant.
Le hoot avait la peau blanche et douce, et deux taches rouges lui sont montées aux joues comme des bleus. “Non, che peux pas faire za.” Après ça, dès que l’un d’eux ouvrait la bouche, il y avait toujours un des nôtres pour répondre : “Che peux pas faire za !”, et on éclatait de rire.
Afficher en entierPourtant, je ne crois pas un mot de cette histoire de drap. On raconte toutes sortes de trucs sur les huttériens ; par exemple, que les poulets qu’ils vendent au marché sont en fait de vieux coqs à bout de course, ou que si tout est devenu tellement cher en ville, c’est parce qu’ils n’arrêtent pas de voler à l’étalage.
Moi, je n’en sais rien. Les seuls huttériens auxquels j’ai parlé de ma vie, ce sont les deux qu’on avait croisés au Bowman’s Corner, un bar où on allait souvent boire un verre quand on était au lycée. En terminale, on s’y était retrouvés pour regarder le Super Bowl à la télé, et avant même d’avoir eu une chance de nous concentrer sur Joe Montana qui se démenait contre les Bengals de Cincinnati, voilà qu’on découvrait deux huttériens d’environ notre âge. On n’en avait jamais vu un seul dans un bar avant ça.
Afficher en entierMaman, bien sûr, considérait les cerfs comme des animaux de compagnie, et elle ne laissait pas Carlton s’en approcher. Mais je ne suis pas sûr que, là-haut, sur la colline où elle repose maintenant à côté de Papa, elle suive très bien ce qui se passe ici. J’ai entretenu les tombes comme un green de golf tout l’été, et maintenant je me dis que j’aurais dû laisser l’herbe pousser. Comme ça, les cerfs y seraient sans doute allés brouter, et si Maman avait encore la moindre conscience de ce qui l’entoure, je parie que ça lui ferait plaisir.
Afficher en entierLes marches résonnent sous mes bottes et me font penser à Carlton qui les escaladait dans un bruit de tonnerre quand Maman lui avait flanqué une raclée après un de ses “forfaits”. Je me dis que je vais peut-être écrire une lettre à Carlton pour lui parler de la fille, mais il est loin là-bas, au Texas, il travaille dans le golfe sur un gisement pétrolier. J’ai même envie de l’appeler, mais il m’a dit un jour qu’il n’y avait pas le téléphone sur les plates-formes. De toute façon, je ne pourrai jamais me payer un coup de fil pareil, surtout pas pour lui parler du sourire d’une huttérienne.
Afficher en entierJe fais démarrer mon camion, mais, j’attends une minute, le temps d’observer les hoots près de la porte du magasin : les vieilles femmes aussi massives que des troncs d’arbre, les hommes dans leurs costumes sombres faits maison, avec leurs barbes noires sans moustaches. Je me demande comment une fille pareille a pu voir le jour dans une communauté de ce genre – comme ça doit être dur d’avoir un sourire pareil et de se retrouver au beau milieu de cette colonie. Avec le vent qui soulève les basques de leurs manteaux, on dirait des corbeaux, et quand ils louchent dans ma direction, je lève l’ancre.
Afficher en entierC’est très rare d’en voir des jeunes. Surtout des filles, à moins qu’elles ne soient vraiment toutes petites. Et elles ne sont jamais jolies. Celle-ci est plus grande que la moyenne, les couleurs vives de sa robe sont, à certains endroits, les plus concentrées et les plus délavées à d’autres que je me rappelle avoir jamais vues, même si, bien sûr, on ne peut pas dire que j’ai passé beaucoup de temps à inspecter les hoots de près. En tout cas, celle-ci, je suis toujours en train de l’observer quand elle relève la tête et me regarde bien en face, sans ciller, comme si elle lisait dans mes pensées.
Afficher en entierLES CERFS S’EN PRENNENT SANS ARRÊT à mes meules de foin, alors je suis descendu en ville rien que pour acheter des balles – une petite incursion rapide à la quincaillerie –, et je n’ai aucune intention de m’arrêter pour discuter avec qui que ce soit. Mais en faisant la queue à la caisse, j’ai l’impression bizarre que quelqu’un est en train de m’observer. Je regarde furtivement dans l’allée, mais il n’y a personne. Je fais semblant de m’intéresser aux outils électriques et je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Tout ce que je vois, c’est une huttérienne qui se dépêche de regarder ses pieds dès qu’elle voit que je l’ai repérée.
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