Chroniques d'un Autre Monde, tome 2 : Sylve Mystérieuse

Prologue

Les éclats pourpres de Mana, le satellite nocturne de Lamadia, éclairaient les ruelles désertes de Soménia, berceau des Valimaïs. Ses habitants de petite taille s’étaient retranchés dans leurs maisons faites de terre et de paille, cherchant désespérément à oublier la crainte qui les tenaillait pour trouver le sommeil. Leur intelligence surdéveloppée par rapport aux différentes espèces de Lamadia ne constituait aucun secours dans cette situation complexe.

En effet, la vie à Soménia ne se révélait plus aussi paisible que d’ordinaire depuis plusieurs jours. Et pour cause : le crépuscule se transformait en témoin muet de nombreuses attaques mystérieuses. Les corps des victimes n’étaient jamais retrouvés, et personne ne voyait l’assaillant, comme s’il était invisible et qu’il emportait ses proies dans un autre monde. Ainsi, chaque villageois se sentait menacé telle une fragile brebis à la merci d’un loup terrifiant, et personne n’osait sortir une fois la nuit tombée…

À cette heure tardive, seule la lueur d’une bougie attirait encore l’attention dans ce petit bourg proche de la forêt d’Hadaé. Elle provenait de la chambre d’une maison en pierres, visiblement bien plus solide que le reste des habitations. Un homme d’à peine plus d’un mètre, dont le visage trahissait une sérieuse fatigue, faisait courir la pointe de sa plume sur du papier jauni aussi rapidement que ses doigts boudinés le lui permettaient. L’anxiété qu’il éprouvait se ressentait dans chacun de ses gestes affolés. Les récents évènements tenaient sans doute une place importante dans ses préoccupations. Qui n’aurait pas été affecté quand déjà dix personnes sur lesquelles il était censé veiller avaient disparu ?

Et son apparente richesse ne le protégeait en rien. Il se rendait bien compte qu’il pouvait devenir la prochaine victime de ce mystérieux kidnappeur. Or, cela constituerait une perte énorme pour la planète des huit déesses. Il avait encore une importante mission, cruciale même, à réaliser avant de trépasser. Il ne devait pas en être autrement.

Les glatissements d’un magnifique aigle brun se joignirent au bruit de la plume sur le papier, brisant le silence qui aurait dû régner. L’oiseau se tenait sur le rebord de la fenêtre ouverte et observait attentivement de ses yeux sombres son maître concentré. L’impatience le targuait. Chaque nouvelle mission confiée par cet homme l’emplissait de joie. Bientôt, il s’envolerait dans le ciel obscur afin de porter ce message à son destinataire, un magicien très influent.

Le Valimaï se voyait contraint de faire appel à l’une de ses plus anciennes connaissances. L’urgence de la situation réclamait une aide toute particulière s’il souhaitait éviter la catastrophe pour Soménia. Et ce n’était sans doute pas le roi Andonis qui viendrait au secours de son hameau. Cet imposteur répondait uniquement présent pour encaisser l’or et les pierres précieuses à la fin de chaque saison. Le souverain de Lamadia ne se fatiguait pas pour préserver les insignifiants villages. Seule Enkira comptait à ses yeux. Il ne s’agissait d’un secret pour personne : Andonis se montrait tout sauf soucieux de l’avenir des habitants de la planète pure, tant qu’Enkira subsistait en impératrice.

Des vaches à lait, voilà ce que le peuple représentait pour le monarque tyrannique. Et que faisait-on lorsqu’un animal tombait malade et n’était plus rentable ?

On l’abattait, tout simplement. Sans cérémonie d’adieu. Sans compassion. Il ne fallait donc attendre aucun secours de ce côté-là.

Bien que le Valimaï s’inquiétait beaucoup pour l’avenir de Lamadia, dans l’immédiat, l’équilibre menacé au sein de son village monopolisait toutes ses pensées. Depuis tant d’années déjà, il veillait sur son peuple comme un père le ferait avec sa progéniture, et le voir ainsi déchiré lui brisait le cœur. Devant Mahvan, la déesse des sorciers, et Misha, celle des Valimaïs, il avait juré de protéger les habitants de Soménia contre tout danger. Mais pour celui qui s’abattait à ce moment-là sur sa terre bien-aimée, il ne trouvait aucune solution. L’impuissance et la culpabilité le rongeaient.

Ces derniers jours, il avait senti l’angoisse grimper en flèche dans l’atmosphère de Soménia, alors que chaque nuit, d’autres Valimaïs disparaissaient sans laisser de traces, aucun indice à suivre pour tenter de les retrouver.

Juste le néant, comme s’ils n’avaient jamais existé.

Se découvrir ainsi désœuvré rendait le chef de village furieux. Il avait beau retourner la situation dans tous les sens, il ne trouvait pas de solutions pour autant. Que pouvait-il accomplir contre un ennemi aussi invisible et rapide que le vent ? Devait-il finalement s’abandonner à la rumeur qui courrait dans les ruelles, affolant chaque individu qui en avait connaissance ? Celle-ci assurait que les Akérios s’apprêtaient à prendre possession de Soménia et qu’ils étaient à l’origine des dernières disparitions. Étant donné le sort qu’ils avaient réservé aux Zanas quelques années plus tôt, les habitants de Soménia étaient en droit de redouter le même scénario. En effet, leur village se situait à la lisière de la forêt, où vivaient ces créatures malfaisantes. Peu de choses les empêchaient donc de tenter de conquérir un territoire plus vaste encore...

La mine grave, l’homme de petite taille achevait de coucher ses craintes sur papier. Son front plissé par l’inquiétude accentuait davantage ses rides. Il n’avait plus l’âge pour supporter autant de pression… Comme si le retour des démons sur Lamadia n’était pas suffisant ! Le Valimaï se demandait ce qu’ils avaient bien pu faire aux huit déesses du monde pur pour qu’elles leur réservent autant de souffrance. Pourtant, depuis l’aube de sa très longue existence, il avait vénéré Misha, puis Mahvan avec tant de ferveur. Il leur avait consacré bon nombre d’offrandes et avait rythmé sa vie et celle de son village au son des prières. Il avait fait ériger de grandes statues de ces deux nymphes sur la place centrale et veillait à ce que chaque individu sous son autorité vive en accord avec les principes fondamentaux des créatrices de Lamadia. Mais toutes ces attentions ne semblaient pas peser dans la balance du destin. Le Valimaï devait trouver une échappatoire seul. Mais que pouvait-il entreprendre pour sauver son peuple sans attirer l’attention des âmes noires sur lui ? Demander l’aide d’une personne extérieure restait la meilleure option à ses yeux.

Une fois que son message serait terminé, il l’accrocherait minutieusement à la patte de son aigle pour le faire parvenir à son ami demeurant à Nadezda. Son dernier recours. Jamais il ne se serait douté de devoir faire appel à la guilde des Gardiens…

De nombreuses années plus tôt, il avait soutenu le magicien suprême face aux autres Anciens pour les convaincre de créer cette entreprise secrète destinée à les protéger et à veiller sur Lamadia. Cependant, il n’aurait jamais imaginé qu’un si grand danger menacerait Soménia. Alors que certains, comme Ulys et Morine, auraient été trop orgueilleux pour demander une quelconque assistance dans pareille situation, Taki, lui, n’avait pas tergiversé une seule seconde lorsqu’il eut compris qu’un danger grave les menaçait. Une chose était sûre dans la tête du Valimaï : les valeureux combattants que comptait la guilde des Gardiens lui viendraient en aide sans hésiter pour repousser les Akérios si une guerre se profilait. Il s’agissait de son meilleur espoir pour sauver son village.

Mais une interrogation le hantait : Ganesh aurait-il l’information à temps ? Ne serait-il pas déjà trop tard lorsque les premiers renforts arriveront à Soménia ? Taki n’avait pas voulu céder à la panique ambiante, mais il se demandait s’il n’avait pas fait une erreur. Et s’il avait attendu trop longtemps avant de signaler au magicien suprême les problèmes qu’il rencontrait dans son village ?

Désormais, il ne lui restait que l’espoir. Toutes ses prières allaient vers Mahvan, tandis qu’il inscrivait la dernière ligne de sa lettre pour son supposé sauveur.

Ses doigts grassouillets replacèrent la plume encore imbibée d’encre noire sur le bureau. Il mit quelques secondes avant de parvenir à l’insérer dans l’encrier tant ses mains tremblaient d’appréhension. Un bruit inquiétant provenant du couloir redoubla son angoisse. Cela sortait de l’ordinaire à cette heure-ci ; hormis les glatissements de son aigle, sa demeure aurait dû être plus silencieuse qu’un cimetière et plus déserte que le cratère d’Ignis, si l’on faisait abstraction des deux soldats de la guilde des Gardiens qui montaient la garde chaque nuit devant sa chambre. Mais ces derniers se faisaient plus discrets qu’une ombre, et Taki les oubliait aisément. Le Valimaï vivait seul depuis tant d’années, sa compagne n’ayant malheureusement pas bénéficié de la même longévité que lui, qu’il n’était plus habitué à ce genre de dérangement nocturne. Cela lui rappela vaguement les années où il avait eu le bonheur de s’occuper de trois enfants : Viliam, Elin et Magda. Trois précieux trésors que son amour lui avait offerts, avant de mourir quelques minutes après son dernier accouchement. Le vide qu’elle avait laissé dans la vie de l’Ancien fut rapidement comblé par ses trois garnements.

Absorbé par les souvenirs de son passé, Taki ne réagit pas suffisamment vite face au cauchemar qui venait de pénétrer dans sa chambre. L’instant d’après, les pieds du Valimaï quittèrent le sol et un imposant collier en métal noir prit place autour de son cou. Désemparé, et surtout surpris d’être attaqué dans sa propre demeure, le Valimaï ne parvint pas à faire appel à sa magie pour terrasser son ennemi, malgré ses nombreuses tentatives. En temps normal, il n’aurait sans doute fait qu’une bouchée de cet envahisseur, mais quelque chose semblait bloquer ses pouvoirs. Se pouvait-il que ce soit sa peur ? Ou bien était-ce cet étrange collier qu’on lui avait mis de force ?

Refusant d’abandonner si facilement, Taki tenta de se débattre, mais son mètre vingt n’offrait pas beaucoup de possibilités. Ah ! Si seulement il avait eu sa hache sous la main, cela lui aurait permis de gagner quelques précieuses minutes.

Son calvaire ne faisait que commencer, il en était certain. Son adversaire ne semblait pas pressé d’en finir, bien au contraire. Il allait d’abord jouer avec lui, comme un chat le ferait avec une souris. Se délecter de sa terreur, l’alimenter toujours plus jusqu’à ce qu’il cède à la folie. Lui redonner espoir, et puis, réitérer le même manège. Ses nombreux combats dans sa première vie lui avaient permis de connaître par cœur les envies des âmes noires.

Il avait conscience que cette nuit serait sa dernière. À moins qu’un miracle ne se produise… Les démons n’avaient aucune pitié et ne laissaient jamais leurs proies vivantes. La mort était la seule issue possible quand on croisait leur route.

Son assaillant le saisit sous les bras malgré ses protestations et l’emporta dans les airs, comme s’il était aussi léger qu’une plume. Changement de terrain de jeu.

La créature conduit Taki dans le ciel éclairé par l’éclat pourpre de Mana. Ce même éclat révéla au Valimaï l’identité de son agresseur, même s’il l’avait déjà deviné à la lueur de sa bougie : un démon vaporeux. Un cauchemar vivant.

Avait-il compris que Taki était l’un des Anciens ? Quel sort lui réservait-il ? Combien de temps jouerait-il avec lui avant de dévorer son âme, laissant son enveloppe charnelle vide et inanimée ? Tant de questions restées sans réponse, tant de culpabilité face à son impuissance. Il n’avait pas su se défendre, et quand la mort viendrait le cueillir, il priverait l’élu de tout espoir de retrouver l’orbe de la Terre et, par conséquent, il ne pourrait pas sauver Lamadia. La tristesse l’envahit alors qu’il pensait à l’avenir funeste que réservaient les démons à la planète que Taki chérissait tant.

Voyant que sa proie était encore consciente malgré le collier, Akura utilisa ses pouvoirs obscurs pour l’assommer. Il prenait toutes les précautions nécessaires pour cette mission suicide, même s’il se rendait compte qu’il avait peu de chance de la terminer vivant. La crainte de l’échec se révélait omniprésente dans son esprit maléfique depuis qu’il avait rencontré l’élu, trois ans auparavant… Il n’avait plus droit à l’erreur cette fois.