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Vous souvenez-vous qu'un soir, en revenant de Saint-Germain, je vous ai décrit Gandumas. C'est un pays beau et triste. Un torrent traverse nos usines, construites au fond d'une gorge assez sauvage. Notre maison, petit château du WVIè siècle comme on en trouve beaucoup en Limousin, domine une lande de bruyères. Très jeune j'ai éprouvé un sentiment d'orgueil en comprenant que j'étais un Marcenat et que notre famille régnait sur ce canton. De la minuscule fabrique de papier qui pour mon grand-père maternel n'avait été qu'un laboratoire, mon père avait fait une vaste usine. Il avait racheté les métairies et transformé Gandumas, avant lui presque en friche, en un domaine modèle. Pendant toute mon enfance, je vis construire des bâtiments et s'allonger le long du torrent le grand hangar de la pâte à papier.
La famille de ma mère était limousine. Mon arrière-grand-père, notaire, avait acheté le château de Gandumas quand on l'avait vendu comme bien national. Mon père, ingénieur lorrain, n'était dans le pays que depuis son mariage. Il y avait fait venir un de ses frères, mon oncle Pierre, qui habitait Chardeuil, le village voisin. Le dimanche, quand il ne pleuvait pas, nos deux familles se donnaient rendez-vous aux étangs de Saint-Yrieix. Nous y allions en voiture. J'étais assis, en face de mes parents, sur un strapontin étroit et dur. Le trot monotone du cheval m'endormait; je regardais pour me distraire son ombre qui, sur les murs des villages ou sur les talus des routes, se pliait, avançait, nous dépassait, puis, au tournant, se reformait derrière nous. De temps à autre une odeur de crottin qui reste dans mon esprit, comme le son des cloches, liée à l'idée du dimanche, nous enveloppait comme un nuage, et de grosses mouches venaient se poser sur moi. Je haïssais les côtes plus que tout; alors le cheval se mettait au pas et la voiture montait avec une insupportable lenteur tandis que le vieux cocher Thomasson faisait claquer sa langue et son fouet.
Afficher en entier...Aprés le départ d'Odile ma vie fut très malheureuse. La maison me semblait si triste que j'avais peine à y rester...J'étais agité par de vagues remords, pourtant je n'avais rien de précis à me reprocher. J'avais épousé Odile que j'aimais, alors que ma famille eût souhaité pour moi des mariages plus brillants; je lui avais été fidèle jusqu'à la soirée avec Misa, et ma brève trahison avait été causé par la sienne....Je commençais à entrevoir une vérité pour moi très nouvelle sur les rapports qui doivent exister entre les hommes et les femmes. Je voyais celles-ci, êtres instables, toujours à la recherche d'une forte direction qui fixerait leurs pensées et leurs désirs errants; peut-être ce besoin créait-il pour l'homme le devoir d'être cette infaillible boussole, ce point fixe. Un grand amour ne suffit pas à détacher l'être qu'on aime si l'on ne sait en même temps remplir toute la vie de l'autre d'une richesse sans cesse renouvelée...Les femmes s'attachent naturellement aux hommes dont la vie est un mouvement qui les entraînent dans ce mouvement, qui leur donnent une tâche, qui exigent beaucoup d'elles....Au lieu de comprendre ses gouts, je les avais condamnés; j'avais voulu lui imposer les miens...
Notre destinée est déterminée par un geste, par un mot : au début le plus petit effort suffirait pour l'arrêter, puis un mécanisme géant est mis en mouvement. Maintenant je sentais que les actes les plus héroïques n'auraient pu faire renaïtre chez Odile l'amour qu'elle avait eu jadis pour moi...
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