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Extrait ajouté par venusee 2013-05-29T00:54:45+02:00

Royce Cockburn s'était installé dans l'une des tourelles crénelées qui s'élevaient à chaque angle du château de Cockburnspath. Il venait d'hériter de son père le titre de laird, devenant aussi l'un des gouverneurs du roi aux frontières de l'Ecosse. Lugubre, il se demanda ce qu'allaient penser ses hommes de son nouveau rôle de défenseur de l'ordre public.

Bah, un Ecossais devait allégeance à son laird bien plus qu'à son roi. D'ailleurs, Jacques VI les avait abandonnés pour la couronne d'Angleterre quand la reine Elisabeth avait fait de lui son héritier juste avant de mourir de façon bien opportune.

Royce Cockburn passa la main dans les épais cheveux roux qui créaient un contraste saisissant avec ses yeux vert émeraude. Des pommettes saillantes, un nez légèrement busqué lui donnaient un air arrogant et quand sa bouche s'étirait en une ligne sévère, il paraissait beaucoup plus âgé que ses vingt-cinq ans.

Insensible au froid malgré sa chemise ouverte, il regarda distraitement les nuages bas et lourds qui s'accumulaient au-dessus de la mer du Nord. Les criailleries des sternes ne trou-blaient pas sa concentration, pas plus que le vol irrégulier des hirondelles. Le Molosse était allongé à ses pieds. Mi-dogue, mi-loup, l'animal

était effrayant de laideur mais valait son pesant d'or.

Malgré lui, Royce revivait la tragédie qui s'était déroulée deux mois auparavant, quand il avait découvert le corps disloqué de son père sur les pavés de la cour. Refoulant les larmes que lui causait cette mort si récente, il serra les poings d'impuissance. Pourquoi l'accident étaitil survenu quand la famille se trouvait à Edimbourg

? Pourquoi n'y avait-il pas eu de témoins ?

Etait-ce un assassinat? Son père, certes, avait une jambe boiteuse, séquelle d'une blessure reçue lors d'une expédition punitive menée sur les terres des Gordon, leurs ennemis jurés, mais Royce n'arrivait pas à croire qu'un homme aussi vigoureux que lord Angus Cockburn fût tombé des remparts de la tour Noire.

Son père lui avait transmis les rênes depuis quelques années, mais Royce était venu dans la tour du Seigneur pour vérifier les livres de comptes, l'une des rares tâches dont Angus tenait à s'acquitter en personne. Il parcourut la liste des «chantages» — les loyers versés en argent ou en bétail à des maraudeurs en

échange de leur promesse de ne pas voler les troupeaux ni d'incendier les villages. Royce vérifia les ventes illégales de whisky et celles de la laine, seulement interdites à l'exportation, et sourit. Plus le gouvernement imposait de lois restrictives, plus les contrebandiers comme lui s'enrichissaient. Les navires qui convoyaient secrètement la laine vers la Hollande rapportaient du cognac français, des soieries lyonnaises, de la dentelle de Bruxelles. Il nota avec satisfaction que les ventes de bétail et de moutons

étaient fort lucratives. Et la plupart des bêtes provenaient de leur propre élevage.

Royce avait hérité d'un commerce illégal compliqué mais très prospère que les Cockburn menaient à bien depuis des générations.

La famille en vivait confortablement et les hommes, les femmes et les enfants de leur clan en profitaient aussi. Il aimait voir ses gens bien nourris et bien logés. Son père avait même eu l'audace d'inscrire le butin pris aux bateaux attirés traîtreusement sur leurs côtes où ils se fracassaient contre les rochers. C'était là

une pratique à laquelle Royce envisageait de mettre fin.

Après les recettes, il s'intéressa aux dépenses.

Ses nombreux frères et soeurs étaient aussi vaniteux et dépensiers que lui, mais il n'avait pas l'intention de restreindre leur train de vie.

Une somme d'or appréciable se trouvait en dépôt chez Geordie Heriot, l'orfèvre et prêteur sur gages de la Couronne.

Pour partie, cet or avait été dérobé dans des manoirs anglais lors d'expéditions nocturnes, une pratique qui cesserait maintenant que le roi Jacques Ier régnait à la fois sur l'Ecosse et sur l'Angleterre. Le reste provenait de l'arraisonnement de navires venus d'Espagne et d'Orient, mais surtout des rançons demandées en échange de lairds rivaux. Royce était un fervent adepte de cette méthode. Les rivalités entre clans étaient une ancienne coutume; les seigneurs

écossais aimaient régler leurs querelles par le fer. Chaque noble possédait des hommes de troupe dont l'ensemble formait l'armée du roi. En temps de paix, comme en ce moment, ils aimaient se battre entre eux.

C'est alors que Royce remarqua un paiement au bénéfice de l'orphelinat d'Edimbourg. Dix ans s'effacèrent d'un coup et il se rappela ce jour mémorable où, adolescent de quinze ans, il avait voulu prouver qu'il était déjà un homme.

Après avoir patrouillé à la frontière pendant un mois, il avait accompagné son père à Edimbourg.

Pendant qu'Angus remettait son rapport au roi, Royce était parti en quête d'une taverne et d'une prostituée. Il se souvenait encore de ces caves à whisky, des échoppes où l'on vendait du gin, des logements sales d'où suintait le vice. Il entendait les cris rauques des femmes ivres, revoyait leurs visages trop fardés. Et la puanteur! Des rues pavées d'excréments, de détritus pourrissants, tous les relents de la misère humaine.

Comment son père avait-il réussi à le trouver

? Angus avait poussé un cri de stentor.

— Lâche cette catin, petit nigaud !

Nu comme un ver, Royce avait chancelé

devant le géant roux au regard furibond.

— Je suis désolé d'être ivre, père.

Angus avait levé un bras assez puissant pour

écraser la prostituée et son fils ; il s'était retenu avec peine.

— Il n'y a pas de mal à être ivre, imbécile!

Demain, tu seras dégrisé, mais si tu attrapes la vérole, la punition sera autrement plus sévère que toutes celles que je pourrais t'infliger!

Habille-toi, gredin !

Pas facile de se vêtir quand le plancher vacille.

En descendant, Royce avait vu son père discuter avec une jeune femme. Bien que le visage de celle-ci fût déjà marqué par la mort, sa tenue soignée détonnait dans un endroit aussi sordide et elle s'adressait à Angus dans un français châtié.

Royce essayait de se tenir droit sur sa selle quand son père avait déposé un enfant sur le pommeau. La petite fille avait environ cinq ans, de grands yeux furieux et des boucles rousses qui ressemblaient aux siennes. De son pied minuscule, elle l'avait si violemment frappé à

l'estomac qu'il avait failli vomir tout sonjalcool.

Il avait suivi son père le long de Canongate, puis de High Street, avant de s'engager dans une ruelle qui menait à un édifice austère de pierre grise. L'orphelinat d'Edimbourg abritait des enfants abandonnés et des bâtards. A l'époque, Royce était trop jeune et trop insensible pour s'interroger sur l'avenir de la fillette.

Aujourd'hui, sa curiosité était piquée. Son père connaissait-il la jeune Française? Pourquoi s'était-il occupé de placer l'enfant?

La fin de cette journée avait été mémorable.

Sur le chemin de Holyrood Palace, alors que les effets de l'alcool commençaient à se dissiper, son père l'avait emmené dans une vaste demeure.

— Quand tu as besoin d'une fille, viens ici, c'est un peu plus raffiné, avait dit Angus avec un clin d'oeil avant de le confier aux mains de trois ravissantes hétaïres.

A regret, Royce oublia le passé et se concentra sur le livre de comptes. Les donations à l'orphelinat se faisaient deux fois par an, toujours sous le nom de Lamont. Avant de dépenser un autre sou, il décida de voir ce qu'était devenue

Mlle Lamont. Elle devait avoir une quinzaine d'années, à présent, l'âge d'être mise au travail.

Rangeant soigneusement les livres, il regagna les appartements privés. La famille occupait une aile qui tournait le dos à la mer et s'ouvrait sur l'ouest, afin de profiter au maximum d'un ensoleillement capricieux.

Les cuisines se trouvaient au rez-dechaussée, la salle à manger, les salons et les pièces de réception au premier et les chambres au second. A l'angle de cette aile se dressait la tour de la Dame où habitait Royce.

Comme d'habitude, ses quatre soeurs et ses deux frères se chamaillaient.

Damascus leva le menton, la mine hautaine.

— Royce, dis à Troy d'aller se changer immédiatement! Il revient de la chasse et le sang dégouline sur le tapis !

Royce observa sa beauté délicate, que rehaussaient sa chevelure d'or roux et ses yeux vert pâle. On eût dit une poupée de porcelaine.

Comment Angus Cockburn avait-il pu engendrer une créature aussi fragile ?

Shannon secoua la tête, exaspérée.

— Ne sois pas si mesquine, Damascus ! Il faut bien que les hommes soient des hommes.

Les deux soeurs étaient très différentes. Avec ses courbes voluptueuses, sa bouche généreuse et son sens de l'humour, Shannon incarnait l'idéal masculin. Elle portait ses longs cheveux dénoués et aimait les rejeter en arrière dans un geste dramatique. Le sang des Cockburn bouillonnait dans ses veines.

Venetia, autre beauté à la chevelure de feu, plus grande que ses soeurs et fière de sa haute taille, intervint à son tour.

— Damascus attend ce soir la visite du jeune laird de Cessford, expliqua-t-elle, ses cheveux relevés dévoilant un grain de beauté sur sa joue. C'est normal qu'elle veuille que tout soit en ordre. — Ah ! Je comprends pourquoi Troy est impossible, plaisanta Royce.

— Qu'as-tu contre Robert Cessford, espèce de rustre? s'indigna aussitôt Damascus en se tournant vers Troy.

Bien que moins imposant que son frère aîné, le jeune homme était bâti tout en puissance.

— C'est sûrement ses cheveux carotte, dit-il d'un air taquin.

Après un silence stupéfait, tous éclatèrent de rire, car leurs chevelures présentaient toutes les nuances imaginables de roux. Royce aimait beaucoup son frère, mais qui n'aimait pas Troy?

Les jeunes filles du village poursuivaient sans vergogne ce garçon drôle et séduisant, qui n'avait pas hérité comme Royce des traits intimidants d'un de leurs ancêtres.

— Peux-tu résister aux charmes de la chasse pendant deuxjours ? demanda Troy. Je dois me rendre à Edimbourg et je préférerais te savoir dans les parages. Je n'emmènerai que quelques hommes mais ces sacrés Gordon sont capables de nous attaquer dès que j'aurai le dos tourné.

Alexander et Alexandria, les jumeaux de treize ans, chuchotaient dans un coin. Alexandria murmura à l'oreille de son frère qui éclata de rire. Bien qu'elle fût jolie, la fillette n'avait pas la beauté de ses soeurs. Elle était la seule à être affligée de taches de rousseur et, pis encore, elle avait la poitrine plate. Elle enviait son jumeau d'être un garçon et elle n'aurait pas hésité à changer de place avec lui. Douée d'un sens de la repartie cinglant, elle refusait de modérer ses propos et prenait un malin plaisir

à provoquer Royce.

— Tu seras gentille de partager cette plaisanterie avec nous, Alexandria, demanda Royced'un air sévère.

— Quand le dragon aura quitté son repaire, les trois sorcières de Macbeth se jetteront au cou des hommes, dit-elle d'un air de défi.

— Je suppose que le « dragon», c'est moi ?

— Allons, Royce, intervint Shannon pour le calmer. Avoue que tu nous mènes à la baguette...

— Il le faut bien, il y a trop de femmes dans cette maison! Et toi, Alex, tu devrais être de notre côté. -

Le corps de l'adolescent tardait à se développer et sa personnalité passive inquiétait son frère aîné.

Troy partit se changer et Shannon se mit à

essuyer le sang sous les protestations de Damascus qui voulait appeler une servante pour cette tâche aussi ingrate.

— Que voulez-vous que je vous rapporte d'Edimbourg? demanda Royce.

— J'ai besoin de rubans verts, dit Damascus, mais ils doivent être exactement de la même teinte que ma nouvelle robe. Je vais la chercher pour que tu la voies.

— Seulement des rubans? Voilà une jeune fille économe.

— Laisse-moi rire, intervint Shannon. Le chariot qui est arrivé d'Edimbourg ce matin croulait sous les robes qu'elle a commandées !

Quant à moi, je n'ai besoin de rien, merci.

— C'est parce que la moitié de ce chariot t'était destinée, dit Venetia dans un éclat de rire.

— Vous ne croyez tout de même pas que je vais me laisser surpasser par ma soeur? s'indigna

Shannon.

— J'aimerais des amandes au sucre, je te prie, demanda Venetia qui, à quinze ans, aimait encore les bonbons.

Royce se tourna vers les jumeaux.

— Le manche de mon poignard doit être réparé. On ne peut pas le faire ici à cause des pierres précieuses, précisa Alexander.

— Et moi, j'aimerais le deuxième volume des sonnets de Shakespeare, ajouta Alexandria avec un sourire angélique.

Leurs mensonges ne trompèrent pas Royce.

Il savait pertinemment que le poignard était pour elle et les poèmes pour lui.

D'une démarche assurée, Royce pénétra dans l'imposante bâtisse grise. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il semblait toujours impatient d'en finir. Dans la rue, on s'écartait de lui à

cause de sa mâchoire volontaire et de son regard aiguisé. Ce jour-là, il avait revêtu un élégant pourpoint de velours bleu à boutons dorés.

Ses armoiries, un lion se dressant hors d'une couronne, et la devise de la famille, « Endurer sans faiblir», y étaient brodées au fil d'or. Ses bagues scintillaient — un rubis, une émeraude ainsi qu'une lourde chevalière en or armoriée.

A l'une de ses oreilles pendait une grosse émeraude.

Mais la mode n'avait pas dicté ce qu'il portait à la ceinture : un fouet à manche court sur la hanche droite et un poignard sur la gauche.

Le vestibule était nu et sinistre. Il y régnait une froide humidité, comme si les fenêtres n'avaient pas été ouvertes depuis longtemps.

Une femme d'un certain âge, toute de noir vêtue, apparut aussitôt, un trousseau de clés cliquetant à sa taille. Royce la jaugea d'un regard — elle n'était ni affable ni maternelle.

— Bonjour, madame. Permettez-moi de me présenter...

— Je sais qui vous êtes, milord. Je suis

Mme Graham.

— Je désirerais jeter un coup d'oeil sur votre orphelinat et parler peut-être à un ou deux de vos pensionnaires.

— Certainement, milord, dit-elle sans sourciller.

Vendredi prochain, à deux heures, je serai heureuse de vous faire visiter et de vous présenter certains de mes élèves.

— Aujourd'hui me conviendrait mieux, madame

Graham.

— C'est impossible, milord, fit-elle d'un air pincé.

— Impossible... Ce mot ne figure pas dans mon vocabulaire.

— Je serai franche avec vous, milord. Les visites perturbent les enfants pendant leurs leçons. Nous devons les y préparer.

— Je serai franc avec vous, madame Graham...

Allez me chercher la petite Lamont ou les paiements cesseront !

Les lèvres serrées, la directrice s'éloigna dans un bruissement de jupes noires.

Royce se mit à arpenter le vestibule avec impatience. La témérité de cette femme qui avait essayé de le contredire l'avait diverti; il connaissait trop bien les ruses féminines pour ne pas les déjouer. Mme Graham n'était pas de taille.

La directrice revint accompagnée d'une jeune fille qui sursauta à la vue du visiteur. Royce l'examina avec attention. Il ne distingua guère ses traits — elle gardait la tête baissée —, mais il nota la finesse des poignets et des chevilles que découvrait la robe trop petite. Sa poitrine, déjà formée, tendait la méchante étoffe.

— N'ayez crainte, ma chère, et dites-moi votre nom.

Quand Mme Graham l'avait appelée, Tabby avait été terrifiée. Ses jambes l'avaient à peine portée jusqu'au vestibule où se tenait ce géant au visage sévère.

— Elle s'appelle Tabby Lamont, répondit

Mme Graham.

— Quel âge avez-vous, Tabby?

Tête baissée, lajeune fille frémissait.

— Elle a presque quinze ans, milord.

— Est-elle simple d'esprit? demanda-t-il gentiment, étonné par ce mutisme.

Aussitôt, Tabby lui jeta un regard chargé de haine. Royce, amusé, songea qu'il fallait la mettre en colère pour la faire réagir. Comment ignorer la promesse de beauté de ce visage ovale avec son nez retroussé et ses lèvres vermeilles ?

Les belles boucles auburn dont il se souvenait

étaient si sévèrement tirées en arrière qu'elles

étiraient ses yeux, soulignant les pommettes.

Après son sursaut de colère, Tabby baissa les yeux, de nouveau apeurée. Cet homme lui paraissait autoritaire et, dans son esprit, l'autorité

allait de pair avec la cruauté.

— Veuillez nous montrer une pièce plus accueillante avec une cheminée et des fauteuils, madame Graham.

— Vous pouvez utiliser mon salon, dit la directrice en leur montrant le chemin de mauvais gré.

La pièce était chaude et confortable comparée au reste de la maison. Une bouilloire en cuivre était suspendue dans l'âtre. Un épais tapis recouvrait le sol en pierre et des draperies de velours protégeaient des courants d'air.

Quelle somme Mme Graham détourne-t-elle pour son confort personnel sur l'argent de l'orphelinat?

se demanda Royce.

— Merci, vous pouvez nous laisser maintenant, dit-il.

Ce n'était pas une requête mais un ordre.

Quand la porte claqua, Tabby sursauta.

— Elle vous fait peur?

Elle tremblait, effrayée de se retrouver seule avec lui.

Elle voulut lui répondre, mais elle avait la gorge nouée. Lentement, elle écarta le col de sa robe, révélant des contusions violacées.

— Avez-vous peur de moi? demanda gentiment

Royce.

Elle hocha la tête.

— Pourquoi?

— Vous êtes un homme, murmura-t-elle.

— Evidemment! Bonté divine, cessez de trembler et de chuchoter ! Regardez-moi !

Quand elle releva la tête, ses yeux couleur d'améthyste brillaient de larmes retenues.

— Voilà qui est mieux. (Il sourit pour la rassurer.)

J'ai quatre soeurs entre treize et dix-sept ans. Si elles n'ont pas le droit de faire ce qu'elles veulent, elles peuvent cependant s'exprimer sans contrainte. Nous avons toujours la liberté

de parole en Ecosse, vous savez. Vous avez ma permission de dire ce que vous voulez sans craindre les conséquences.

Etonnée, Tabby détailla les bijoux et les vêtements luxueux.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le laird du clan Cockburn, seigneur du château de Cockburnspath, gardien des marches de l'Est, héritier du comté d'Ormistan et de son château de Tantallon... (Il s'inclina avec grâce.) Mes amis me surnomment l'Aventurier.

— Etes-vous mon père ? demanda-t-elle, saisie d'un espoir fou.

— Petite insolente, j'ai à peine dix ans de plus que vous! se vexa-t-il. Pardonnez-moi, je suppose que vous rêvez d'un père qui vous emmènerait loin d'ici, se hâta-t-il d'ajouter en voyant le désespoir envahir les yeux de Tabby.

Puisqu'il n'était pas son père, pourquoi étaitil venu lui rendre visite? La boucle d'oreille en

émeraude la fascinait.

— Pourquoi vous surnomment-ils l'Aventurier

?

— Parce que je suis un filou qui boit, jure, ment, vole et...

— Assassine? murmura-t-elle, effrayée.

— J'allais dire «tuer». Un frontalier ne commetjamais de meurtre de sang-froid.

Tabby se ratatina. Seigneur, elle est aussi peureuse qu'une souris, pensa-t-il. Royce aurait voulu bannir cette peur en effaçant toutes les expériences tragiques qu'elle avait subies. Si elle avait été gâtée comme ses soeurs, serait-elle une charmante jeune fille espiègle?

.— Asseyez-vous près du feu. Je veux seulement en savoir davantage sur votre vie, sur vos leçons, vos passe-temps... Quels sont vos jeux préférés ?

— Nous ne jouons pas, milord.

— Vous n'avez pas de jouets? Même les enfants plus jeunes?

— Non, milord.

— Alors, vous dansez, peut-être ?

— C'est interdit.

— Quelles chansons avez-vous apprises ?

— La musique est défendue. Je suis souvent punie quand je l'oublie et que je chantonne.

Tout cela lui semblait si triste. Comment cette fleur fragile avait-elle supporté une existence aussi austère ?

— Et vos promenades? Sortez-vous sur la lande le dimanche ?

— Le dimanche est le jour consacré à la purification de l'âme.

— Une vie sans amusements ! Ne faites-vous rien pour le plaisir ?

— La vie n'est pas faite pour le plaisir, milord, mais pour le devoir et l'obéissance, récita-t-elle en bonne élève.

— Vous ne le pensez pas, n'est-ce pas,

Tabby? Cette humilité ne vous sied pas. Ditesmoi, mon enfant, avez-vous des souvenirs antérieurs

à votre arrivée ici ?

— Peu. Je me souviens de ma mère. Elle

était jolie, gentille, elle sentait bon et elle me chantait des chansons. Et puis... Je ne sais pas si c'est un rêve ou non, mais je jouais dans un pré rempli de fleurs et un papillon multicolore voletait autour de moi... (Tabby conclut, dans un souffle:) Si jamais on me laisse sortir d'ici, je volerai de fleur en fleur...

Royce, ému, s'en voulut de ne pas s'être inquiété d'elle depuis dix ans. Il devait réparer sa négligence. Elle ressemblait tant à ses soeurs qu'il la soupçonnait d'être une Cockburn.

— Chez nous, c'est une tradition de ne jamais rendre visite à une dame les mains vides.

— Vous m'avez apporté un cadeau? demanda- t-elle, incrédule.

— Mais oui, et j'aimerais un sourire en

échange.

De la poche de son pourpoint, il sortit les rubans verts de Damascus. Tabby sourit en en caressant la douceur satinée. Un instant, elle plongea son regard dans celui de Royce. Ce présent était comme un gage d'amitié pour une jeune fille qui avait presque perdu tout espoir.

En admirant cette beauté fragile, Royce éprouva le désir ardent de la protéger des dures réalités de la vie. Chaque battement de coeur semblait les unir encore davantage.

— Quand je les dénoue, mes cheveux sont beaux, vous savez.

— Ils sont de la même couleur que les miens, dit-il en passant la main dans ses propres boucles.

Le geste évoqua brusquement à Tabby un souvenir détestable.

— Je me souviens de vous ! s'écria-t-elle.

Vous m'avez enlevée à ma mère et vous m'avez amenée ici. Je vous déteste ! Je vous ai toujours détesté !

L'idée qu'elle le détestât lui fut curieusement insupportable. Après tout, il n'était pas responsable de ses malheurs. Pour la première fois de sa vie, Royce Cockburn chercha à se justifier.

— Je n'étais qu'un jeune garçon. Votre mère,

à l'article de la mort, a supplié mon père de vous mettre à l'abri du besoin. Je ne puis, hélas, le questionner à votre sujet... Il est mort, lui aussi. Je vais essayer d'en savoir plus sur vos origines, mais je ne peux rien vous promettre.

En revanche, je vous jure que vous ne serez plus battue et que vous aurez le droit de sortir vous promener. Je dois partir maintenant. Au revoir... Jusqu'à notre prochaine rencontre.

Il sortit appeler Mme Graham.

— J'ai décidé de doubler ma contribution, madame Graham, mais à certaines conditions. Ne frappez plus jamais cette enfant. Sinon, les paiements cesseront et je vous rendrai la pareille.

Son ton de voix glacial fit frissonner la directrice.

— Tous les enfants doivent sortir se promener le dimanche. Nous habitons un pays magnifique.

Ce sera plus bénéfique que de les purifier du diable.

— Vos désirs sont des ordres, milord, dit la directrice avec un regard mauvais pour Tabby, bien décidée à la faire payer pour lui avoir infligé cette humiliation.

Comme convenu, Royce rejoignit ses hommes dans une taverne de High Street. Il se sentait tout chose. Certes, la scène qu'il venait de vivre aurait déprimé l'âme la mieux trempée, mais quand son malaise ne se dissipa pas avec son deuxième whisky, il rassembla sa troupe.

— En route, les amis ! Il est temps de rentrer

à la maison.

Il fallait quatre heures de cheval pour rejoindre

Cockburnspath à travers les collines frontalières, l'un des plus beaux paysages du monde.

Jusqu'à la ville de Musselburgh, les cavaliers dépassaient des maisons et des petites fermes, avant de s'engager dans les collines de Lammermuir.

Le brun-roux des fougères n'avait pas encore éteint l'éclat de la bruyère pourpre. Des lacs et d'épais bois de pins parsemaient le chemin.

Ils ne suivaient pas une route mais traversaient des rivières et des marais, respirant l'air marin vivifiant en se rapprochant de la côte.

Les villages qui appartenaient à Cockburnspath

étaient prospères. Des troupeaux de vaches et de moutons broutaient les douces pentes. Pendant le voyage, l'appréhension de Royce n'avait fait que croître. A son arrivée au château, il trouva ses soeurs et les domestiques excédés.

— Elle crie depuis des heures! l'informa

Shannon en se couvrant les oreilles pour amortir les hurlements qui venaient de la tour

Blanche.

Royce fut soulagé. Que Dieu fût béni si Anne

était le seul souci qui l'attendait! Il sortit une grande boîte de ses fontes et se dirigea vers la tour.

— Pauvre Anne ! soupira Damascus.

— Si seulement elle pouvait s'étouffer pendant l'une de ses crises ! rétorqua Shannon avec sa franchise habituelle.

— Quel raffut... ajouta Alexander.

— Ne vous inquiétez pas, Royce sait comment calmer sa femme, dit Alexandria.

— En la tenant à bout de bras, à mon avis, murmura son jumeau.

Dès que Royce entra dans la chambre, Anne cessa de hurler. Sa gouvernante, Mme Sinclair, en profita pour s'éclipser avec un regard d'excuse pour son maître. Anne était allongée sur son lit. Ses épaules parfumées et sa jolie poitrine

étaient admirablement mises en valeur par une chemise de nuit en dentelle. Ses longs cheveux blond argenté s'éparpillaient sur les oreillers en satin. Elle tendit une main avide vers la boîte. Royce la trouvait toujours aussi belle. Pour la énième fois, il se dit qu'il avait un monstre pour épouse.

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