Comprendre le féminisme

Je suis très déçue par le format "essai graphique" qui n'a de graphique que le nom. Que les choses soient claires, c'est un essai tout court ! Il y a juste une dizaine d'illustrations, assez petites, et dont le sens peut parfois être un peu abscons, perdues au milieu du texte... Franchement dispensable, ça n'apporte pas le coté ludique, décalé et accessible que la couverture peut laisser entendre.

Par contre, sur le fond, ce livre à bien du mérite ! Du mérite de vouloir traiter d'un thème aussi vaste que le féminisme, en environ 100 pages uniquement, avec l'ambition d'être original (on rejette l'approche historique, car contestée, dès la page 1 ou 2) et de se faire comprendre de tous. Dans l'ensemble, je trouve que les contraintes ont été globalement respectées, malgré la présence ponctuelle d'un jargon qui aurait mérité de meilleures explications, ou peut-être un lexique (par exemple quand il est question de "gender mainstreaming", un terme bien compliqué pour dire égalité H/F, de "féminité masculine", de "masculinité féminine" ou simplement de "trans", sans même un point sur la différence entre transsexuel.le, transgenre et drag, ça ne me semble pourtant vraiment pas être des évidences pour tout le monde.). Mais dans l'ensemble, c'est assez compréhensible tout en étant pointu. C'est sûr que ce n'est pas exhaustif, mais on le sait dès le départ. Ça invite à réfléchir, à faire des recherches, à s'informer, à interroger notre vision des choses et je pense que c'est l'essentiel.

De plus, c'est un livre très intéressant et agréable à lire. Un vrai catalogue où on peut piocher des infos sur beaucoup de thèmes et de sous-mouvements féministes. C'est peut-être idiot à dire, mais on sent que c'est un livre intelligent, un livre documenté, bien écrit, bien pensé. Ce n'est vraiment pas du féminisme de comptoir, celui qui rime en général avec misandrie, mais un vrai débat d'idées, qui interroge la société dans son ensemble. C'est en plus un livre avec du style, un parlé "vrai", sans langue de bois, qui est assez percutant.

J'ai beaucoup aimé la diversité des points de vue présentés, car c'est assez inattendu dans un livre aussi court. C'est même l'un des objectifs de l'ouvrage, que de montrer que le féminisme n'est pas une masse homogène ayant toujours les mêmes revendications et les mêmes moyens d'action et qui n'a pas évoluée depuis un siècle. Qu'on peut-être d'accord avec certaines choses, certains points de vue et analyses, et pas avec d'autres. On explique comment ces mouvements arrivent à s'accorder malgré leurs différences. Bref, pour toute ces raisons, je le répète, que ce livre à du mérite.

Dommage qu'il tombe dans son propre piège, en se montrant peut-être trop ambitieux. Par exemple, quand on annonce dès les premières pages qu'il ne faut pas se concentrer uniquement sur le féminisme blanc occidental, on a intérêt à assurer derrière. Or, on fait exactement ce qu'il ne faut pas faire pendant le reste du livre. Je crois qu'il n'y a que 2-3 références au féminisme afro-américain (et quand je dis "référence", c'est une phrase), rien sur le féminisme sud-américain, africain, asiatique ou du monde arabe. Il n'est même pas évoqué une icône aussi évidente (bien que contestée) que Beyoncé !

Et c'est sur ça d'ailleurs que repose ma seconde critique : cette impression de livre qui est un peu resté dans le passé. Il n'est pourtant pas ancien (publié en 2012) mais on a parfois un sentiment de déconnexion avec l'actualité. On parle beaucoup du féminisme de deuxième génération, des années 70 et 80, mais PAS DU TOUT de ce qui se fait aujourd'hui. Il n'y a pas un mot sur l'impact d'Internet. Pas un mot sur les icônes féministes actuelles. Pas un mot sur les Femen, alors que ces 10 dernières années, c'est indiscutablement le sous-mouvement féministe qui a le plus marqué les esprits, tout en étant très critiqué et souvent mal compris. Pas un mot sur les recules actuels sur les droits des femmes aux quatre coins du monde, notamment le retour des débats sur l'IVG, qu'on pensait pourtant entériné depuis un moment. On s'empresse de brandir le mot "islamophobie" pour évacuer un débat potentiellement polémique sur le voile. Les autres religions ne sont, elles, évoquées à aucun moment. Sur la fin du livre, on annonce même, sans gène, la fin du féminisme et le passage au "post-féminisme".

De plus, si on montre plein de points de vue, on sent quand même bien qu'il y en a UN qui est plus mis en avant que les autres. Chacun prêche pour sa paroisse, ceux qui connaissent déjà Marie-Hélène/Sam Bourcier l'auront peut-être deviné, c'est le féminisme queer.

La partie 9 du livre est entièrement dédiée à la question des genres, et ce sujet est également évoqué de façon plus ponctuelle dans les autres parties. On peut ainsi prendre en exemple la partie 2 où il est, à un moment, comparé le féminisme queer défendant la multiplicité des genres et le féminisme de l'égalité H/F, voulant l'abolition des genres. Le texte est déjà partisan dans son choix de mots ("un monde neutre, si tant est que ce soit possible", "genre triste") mais en plus, tous les passages dédiés au féminisme queer sont en gras, pour être vraiment bien sûr que le lecteur comprendra que c'est ça la vérité vraie, universelle et indiscutable.

Ça lui donne une place démesurée dans l'ouvrage, qui occulte le reste, pourtant intéressant également. Ça crée en plus pas mal de digressions, puisque la question queer est un débat en soit. Est-ce que ce n'est pas une erreur d'ailleurs de parler de "féminisme queer" et non de "queer" tout court ? Une erreur de considérer le mouvement queer comme un sous-mouvement du féminisme, et non comme un mouvement à part entière ? Une erreur de ne parler que des "théoriciennes" de ce mouvement ? J'avoue que j'ai des doutes. Mais quoi qu'il en soit, c'est quelque chose qui là encore, n'est pas une évidence pour tout le monde ! Ça pose des questions et appel à des explications, qui ne sont pas directement liées au féminisme.

Un livre "comprendre la théorie queer" aurait été tout aussi intéressant qu'un livre "comprendre le féminisme". Et c'est bien pour ça que je ne trouve pas pertinent de lui accorder une telle place dans un livre d'INTRODUCTION au féminisme ! Si c'était un livre de 600 pages sur la question, oui, on peut détailler une vision spécifique des choses et se permettre des digressions sur des thèmes complémentaires. Mais dans une introduction, je trouve que ça fait sortir du domaine de l'information sur le féminisme, et entrer dans le domaine partisan et militant queer. Avec si peu de pages, ça fait vraiment trop l'auteur qui dit "c'est ça mon point de vue, je pense que c'est le meilleur, vous pouvez oublier le reste".

C'est vraiment dommage, parce qu'on sent que Marie-Hélène/Sam Bourcier a moult choses intéressantes à dire sur le sujet queer (il a d'ailleurs écrit d'autres ouvrages sur ce thème), mais ce n'est pas le contexte pour le dire. Ça jette même une sorte de discrédit sur l'ensemble du livre, je trouve, parce qu'on ne sait plus tout à fait où le classer.