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Jean Daragane a perdu un carnet d'adresse ; un homme, Gilles Ottolini, lui téléphone pour lui rendre. Cet homme qui semble le sortir d'une solitude volontaire est-il un escroc ? Un réel détective ? Il mène une enquête sur un certain Monsieur Torstel ; en cela, il est aidé par Chantal Grippay, aussi intrigante que son partenaire… Est-il son amant ? Son souteneur ? Son maître-chanteur ? Daragane se trouve englué dans l'histoire de ces deux personnages ; Ils s'immiscent dans son intimité, en même temps omniprésents et lointains ; fantômes inconnus qui errent dans les pièces vides et réveillent des souvenirs oubliés. Monsieur Torstel est dans le carnet d'adresse de Jean Daragane au milieu de noms perdus dans les limbes d'un passé brumeux. Devant « l'amnésie « de l'écrivain, Ottolini lui transmet « un dossier » pour lui rafraîchir la mémoire. D'un fatras de pages, un nom surgit et telle une flammèche ravive la mémoire de Jean Daragane. Annie Astrand. de ce feu couvant, qu'il souhaiterait éteindre, perce son enfance, sa jeunesse, le visage de sa mère, des hommes mystérieux, peut-être oisifs, peut-être malfrats, souvent de passage.
On retrouve le monde Modianesque ; des enfants seuls, attendant quelque part un père, une mère absents dans des maisons ou des appartements anonymes ; des enfants entourés d'adultes lointains, insaisissables, menant des vies opaques ; peut-être des vies de romans de gare, peut-être des vies monotones où hautement rocambolesques, comment le savoir ? Modiano jette des petits cailloux dans l'eau et espère que les cercles concentriques finiront par toucher leur destinataire. D'où, dans ses romans, ces noms, ces détails, jetés sur le papier ; pêche à la ligne, signaux muets , à celles et ceux qui voudraient s'y reconnaître… Cette mélancolie de châteaux de sable détruits et reconstruits à l'infini...
Ces enfants observent ces adultes en silence, avec patiente et sérieux ; attentifs à leurs réactions et leurs humeurs comme un zoologue scruterait un animal inconnu.
Jean Daragane est un de ces enfants ; il se souvient qu'Annie Astrand le gardait en l'absence de ses parents. Mais est-ce la vérité ? Est-ce cette jeune femme ? Pourquoi l'a-t-elle quitté ? Disparue un jour sans crier gare ? Daragane peut-il se fier à sa mémoire ? N'est-ce pas un fantasme littéraire ? Lui qui semble ne plus trop écrire. Est-ce un désir enfoui de s'être senti, enfant, aimé et protégé ? Ses souvenirs d'enfance sont-ils brouillés par le temps ? Mystères là où il n'y que banalités ? Intrigues là où il n'y a que quotidiens limpides ? Alors il décide de mener sa propre enquête pour que les rives de son enfance et de sa jeunesse ne soient plus, à jamais, inaccostables. Il rêve de retrouver son Paradis perdu.
La narratrice se perd dans une relation masochiste avec L, cette lectrice vampirique et plus qu'envahissante ; libre à chacun de la rendre réelle ou fantomatique.
Le livre dans le livre, l'héroïne dédoublée, le vrai dans le faux et tout inversement. le saupoudrage d'une réalité inhérente à la vie de l'autrice fait l'accroche à qui veut bien s'y laisser prendre. Une mise en abîme que je trouve parfois un peu cousue de fil blanc. Mais elle est là. Je le dis tout net les passages sur : « est-ce que les femmes d'un certain âge doivent porter des jupes courtes et les cheveux longs « et toutes les fioritures féminines du quotidien m'ont laissée de marbre et ennuyée.
Est-ce que L. est la sombre silhouette du manque d'inspiration ? de la solitude d'écrire ? Est-ce une réflexion en creux sur l'écriture, avec tout ce que cela comporte ; Ces éléments si importants depuis plusieurs années : le marketing, l'accroche commerciale, « l'air du temps », tout cela mis en balance avec l'inspiration, le travail, la remise en question, la création dans la vie et son contraire. Cela compte tellement dans le processus artistique depuis les années… . Les décideurs, les acheteurs, les producteurs, les éditeurs, les distributeurs, etc.…
Atiq Rahimi l'a dit très justement lors de son prix Goncourt ,son livre arrivait à point nommé dans l'actualité, on parlait de l'Afghanistan continuellement alors que ce pays magnifique avait sombré depuis longtemps dans la guerre. Atiq disait qu'après ce coup de projecteur, il ne serait plus aussi « attractif » puisque l'actualité changeait si rapidement…. Oui, Atiq était dans « l'air du temps », moi qui le connaissait « d'avant », cela me faisait sourire.
Et comme ce livre renvoie au processus d'écriture, pour une fois je vais parler de moi.
M'a-t-on demandé d'être dans « l'air du temps » ? Je réponds oui. « Vous n'écrivez pas de romans policiers ? Comme c'est dommage ! Ça marche très bien auprès des lecteurs, ils ne lisent que ça ! » (ce n'est pas tout à fait vrai) « Pourquoi vous n'écrivez pas sur vous ? C'est très vendeur ! » « Pourquoi vous ne faites pas du commercial ?. Faites du commercial et écrivez vos trucs à vous à côté « (on m'a donné ce conseil, il y a déjà longtemps) c'était peut-être une solution, mais quelque chose dans ma tête s'y refusait… On m'a demandé depuis quand j'écrivais – sur ce site d'ailleurs – je n'ai jamais répondu et si j'en parle ici, c'est que la lecture de ce livre m'y a fait penser. J'écris depuis bien longtemps et peut-être devrais-je le raconter ? Et pour le coup ce serait une vraie histoire vraie, même si elle peut paraître inventée. Revenons à « l'air du temps », précepte que j'ai souvent entendu. Qu'est ce que cela veut-dire « être dans l'air du temps » ? Pour une maison d'édition, un distributeur, une librairie sûrement beaucoup de chose. Peut-on être dans son époque et ailleurs ? Je le crois vraiment. Peut-on sacrifier à son style, son inspiration pour accéder à une certaine notoriété ? Je le crois aussi. Est-ce un sacrifice où un petit arrangement avec soi-même ?
L. veut du vrai, de l'authentique, de la Vérité et Delphine de Vigan se bat avec L. sur cette question ; cette vaste et insondable question de la création en générale. Où est le vrai ? Où est le factice ? Où est la part d'intime et la part d'invention ? Pour L. point de question. Inventer des histoires c'est de la haute trahison. Pour elle il n'y a qu'un processus créatif : l'expérience vécue.
Je dois dire que je suis fascinée par toutes ces autobiographies, « ces histoires vraies « en tête de gondole dans les librairies. Toutes ces personnes qui se racontent parfois sur toutes les coutures.
Quelle vérité cherchons nous dans la littérature ? Quelle vérité cherche celle et celui qui écrit ? Qu'est-ce qui est le plus important ? Pour ma part, c'est le mot juste, le mot qu'il faut.
L. ce fantôme littéraire de la narratrice, ce double psychique est biographe. de plein pied dans le faux réel ; la réalité passée au tamis de l'écriture donc réinventée.
D'ailleurs, Delphine de Vigan est-elle la narratrice ? Où est-ce une illusion littéraire ? L'emploi du « je » dans le livre, le laisse à penser, mais en même temps les miroirs étant multiples et parfois sans tain, qui sait ? Pour ma part, j'ai senti dans cette personnification des limites. le récit butait parfois sur cette satanée réalité de la personne qui raconte.
Ce livre est-il une réflexion de création littéraire ? Un mea culpa ? Un état des lieux ? Une quête ? Une remise en question qui ne veut pas s'admettre entièrement ? Tout cela à la fois ? Où juste une histoire qui se dit vrai.
Mais on y parle d'écriture ; mystère et esseulement.
La narratrice a longtemps écrit des journaux intimes avant de se « lancer ». A un moment donné elle a senti qu'elle devait franchir un cap et s'exposer. L. aimerait bien que tous ces journaux intimes soient livrés aux lecteurs comme l'ultime Vérité. le seul roman qui vaille. L. n'aime pas les contrefaçons, elle qui en est une superbe.
Strether est missionné par sa fiancée à ramener le fils de celle-ci, « perdu » en Europe, dans le giron familial. La récompense de Strether sera un mariage lui assurant une situation confortable aussi bien d'un point de vue personnel que professionnel. Cet « ambassadeur » improvisé est issu de Woollett, Massachusetts et Madame Newsome, sa future épouse est une figure importante de la bonne société de Woollett. Il doit ramener le fils avant qu'il ne soit trop « gâté » par son escapade européenne. Chad Newsome doit se marier et intégrer l'entreprise familiale.
Lewis Lambert Strether est un homme ayant dépassé la cinquantaine, soutenu par des principes et des idées bien arrêtées ; il est un bloc de certitudes. On pourrait pourtant dire qu'il est un bloc transparent, sans consistance, tant sa personnalité semble ensommeillée, en retrait, sans relief, sans appétit et sans combats.
Strether semble n'avoir ni ambitions, ni désirs, juste le sens du devoir et un désappointement mou qu'il ne cherche pas à combattre. le voici donc, traversant l'Atlantique , bien décidé à rendre compte de sa mission régulièrement à Madame Newsome, future épousée et il faut bien l'admettre dernière planche de salut de Lambert Strether. Avant de reprendre le cours de cette histoire, qui pourrait avoir l'apparence d'un charmant vaudeville, d'une comédie bourgeoise légère et sans un intérêt magistral, je dois parler d'Henry James.
Ma première rencontre avec l'auteur fut en cours de français, avec l'étude de « L'élève » ; Peu enthousiaste de prime abord, ma curiosité pour cet auteur fut aiguisée par le décorticage du texte et l'approche philosophique. Et puis il y eut la lecture de « La bête dans la jungle » qui m'impressionnât beaucoup. Suivirent d'autres nouvelles que j'ai toujours appréciées, particulièrement « Le motif dans le tapis », « Le tour d'écrou », « Dans la cage » « Le coin plaisant », « La leçon du maître » .
Dans « les ambassadeurs » il y a cette noirceur légère derrière les phrases, comme une poussière de suie s'infiltrant dans les sentiments et les actes. Aussi la morsure cruelle enrobée dans un langage subtil, raffiné, complexe ; strates de mille-feuilles aérien où se serait glissé des petits cailloux. L'écriture pourrait paraître un peu précieuse parfois, mais sans affectation, sans forfanterie, juste la beauté de phrases ciselées parfois à l'extrême, ou chaque éclat recèle la profondeur des âmes et des sentiments.
Lambert Strether dans son périple, nous livre son « moi » ; il observe, il absorbe, il questionne, il se questionne, il comprend ou croit comprendre, il se trompe et rit de cette duperie ; il se sent vivant et libre peut-être pour la première fois. Henry James accompagne cette introspection au long cours d'un luxe de détournements, d'allusions, d'arabesques littéraires ou chaque boucle nous éloigne ou nous rapproche de la vérité de ce roman; Ou de ses vérités. Car elles semblent aussi nombreuses que les protagonistes de cette histoire. Chacun la détient, la brandit ou la dissimule à son gré.
Lambert Strether débarque en Angleterre d'un pied ferme accompagné d'un ami, Waymarsh qui pourrait presque ressembler à son garde-fou, comme s'il voulait, par prescience, se prémunir contre l'abandon de sa charge et de son devoir.
Il rencontre Maria Gostrey en Angleterre, sorte d'électron libre, navigant dans la bonne société de tous pays avec confiance et perspicacité. Elle est là pour écouter, conseiller, réunir, influencer sans poids ; un mélange d'agence de rencontres et d'agence touristique à elle toute seule. Franche et rusée, véritable bouffée d'air frais inattendue pour Strether. Elle le déstabilise et le séduit d'emblée.
Tout ce petit monde se retrouve à Paris où Chad Newsome a pris ses quartiers pour l'amour d'une femme qui ne peut être qu'une femme perdue. Que dis-je ! Une fille !
Nous sommes dans la tête de Lambert Strether : il appréhende sa rencontre avec le jeune Chad, qu'il connaît bien. Son futur beau-fils. Il a peur qu'il n'ait perdu les convenances de son milieu, il a peur de cette femme fatale qui détourne Chad de ses obligations, de sa famille et de son milieu ; Il a peur de n'être pas à la hauteur.
Marie de Vionnet n'est pas une femme fatale, mais une aristocrate mal mariée. Elle a une fille Jeanne ; D'ailleurs pendant tout un long temps incertain, Lambert Strether ne sait pas et nous non plus ; Chad est-il avec la mère ou la fille ? L'ambiguïté des situations et des sentiments sied à la plume de James.
Lambert Strether finit par trouver très bien que Chad Newsome soit à Paris et qu'il profite de la vie, il lui conseille même de rester ; Adieu pour Strether mariage et situation car le voilà désavoué !
Lambert Strether trouve très bien que Chad Newsome soit avec Madame Marie de Vionnet, femme libre et néanmoins un peu calculatrice, qui l'a « amélioré » comme dit Strether ;
Lambert Strether se sent très bien à Paris. Entre les promenades, les rencontres, les réceptions, les étonnements et les questionnements, il se sent enfin vivre. Son escapade champêtre, seul, sur les rives de la Seine ressemble à un tableau de Sisley. On croirait l'émerveillement d'un prisonnier retrouvant la couleur du ciel. Strether a même une inclinaison soudaine pour Marie de Vionnet, cette femme si belle, si douce, si « merveilleuse »…
Maria Gostrey est toujours présente ; Strether lui rend visite dans son appartement ; C'est un havre de paix et de réflexion qu'il recherche pour ne pas se laisser dériver encore plus dans les délices de l'abandon de sa mission.
Mais, dans le Massachusetts, on tape du pied, on s'impatiente de ce voyage qui n'en finit pas. le fiston doit rentrer ! Madame Newsome dépêche la soeur de Chad et son mari pour remettre de l'ordre dans la tête de tout le monde. L'esprit bourgeois doit triompher de toute cette bizarrerie ! Et effectivement, au grand dam de Strether, qui déchire le voile de l'hypocrisie, des conventions, pour en découvrir toute l'amertume et l'abnégation, l'enchantement se délite. Chad Newsome rentre au bercail, l'assurance d'une situation financière confortable lui faisant jeter par-dessus tête sa passion pour Marie de Vionnet qui s'incline sans vraiment combattre, montrant un visage d'emprise et de possession plus que d'amour.
La cruauté est une esquisse chez Henry James ; Pourquoi s'appesantir puisque qu'elle réside dans toutes choses, à tout moment… Cruauté de cette fin que l'on souhaiterait autre pour Lewis Lambert Strether. Mais peut-il en être autrement dans le monde d'Henry James ?
Normal que l'on ne puisse nommé ce personnage puisque ses parents ne l'ont pas reconnu à sa naissance. Rationnel que tout soit « contourné » puisque c'est lui le narrateur de cette histoire et qu'il est « fou ».
Car ce récit est délicieusement absurde, loufoque, délirant, burlesque... Tous les personnages ont un discours ou une attitude irrationnelle, saugrenue ; Est-ce parce qu'ils sont vraiment caricaturaux ? Disjonctés ? Ou bien est-ce le regard du narrateur qui déforme tout autour de lui ?
Edouardo Mendoza nous plonge dans une loufoquerie qui pourrait lasser certains lecteurs par la profondeur de la bizarrerie alimentant chaque page. Certains diront : trop c'est trop !
Derrière se cache la critique mordante de la société et des institutions espagnoles. Mendoza n'épargne pas grand monde. Les pauvres comme les riches, les bourgeois comme les ouvriers, les différents pouvoirs politiques, les pouvoirs publics, le monde du travail, etc.…
« Il » est un ancien délinquant, voleur, escroc, qui au lieu d'être incarcéré, s'est retrouvé à l'asile ; Décidé à rester dans le « droit chemin », il devient « gérant » du salon de coiffure de son beau-frère : « l'artiste des dames » ! Lieu improbable pour un apprenti coiffeur catastrophique mais remplit de la meilleure volonté du monde ! Commerce à la clientèle quasiment inexistante, laissé pratiquement à l'abandon par un beau-frère plus préoccupé par ses pulsions sexuelles que par la prospérité de sa boutique.
C'est dans ce capharnaüm à la gloire du cheveu que « Il » va plonger dans une histoire de vol, de meurtre où il deviendra le principal suspect et devra prouver son innocence.
Entre en scène une succession de personnages savoureux dont la palme revient à Monsieur le Maire, politicien corrompu et abruti de haut vol, ici en pleine campagne pour sa réélection. Les autres : un immigré africain philosophe et extrêmement myope, un avocat véreux pathétique, un homme d'affaire assassiné, un tueur à gages, des policiers douteux, un homme qui est une femme, une prostituée fétichiste au grand cœur, une Ivette qui est en fait deux, etc. Les personnages féminins ne sont pas les plus épargnés : femmes vénales, mégères, ravissantes garces...
Il y a chez Mendoza une férocité du trait, une lucidité ironique de la situation, camouflée derrière le burlesque et l'imprévisibilité des personnages.
Le héros de cette histoire, malgré son passé chaotique, a une propension miraculeuse à se sortir des situations désespérées : est-ce malgré tout son regard décalé sur les êtres, la vie, qui le protège ? Est-ce une clairvoyance pointue de la nature humaine cachée sous son air d'imbécile ? ; D'ailleurs tous pensent berner ce crétin prodigieux….
Ce livre aurait pu être un roman policier comme tant d'autres et devient un grand guignol attachant, où « un fou » avec le plus grand sérieux, se démène pour savoir qui a tué Manuel Pardalot, directeur de la société « Le Filou Espagnol » alors que beaucoup aimerait que ce soit lui. Certains passages du livre pourraient même devenir des sketchs.
Si on laisse de côté l'aspect divertissant de l'histoire (humour, loufoqueries en tout genre….) « notre héros » a vécu une vie infernale dans cet asile et à sa sortie, dans un quartier oublié de Barcelone, il mène une existence à la limite de la misère sociale, âpre et définitive. Et puis il y a cet épilogue - à la Frank Capra – comme si le rire dissolvait la noirceur souterraine de l'histoire et apportait vaille que vaille un souffle d'espérance...
Barcelone s'achemine vers le vingtième siècle, Edouardo Mendoza nous la peint en pleine mutation, à la fois remplie de pourriture et de joyaux. Ce qui entoure Onofre Bouvila à son arrivée ressemble à une ville moyenâgeuse, rongée par la misère, la récession ; le couvercle d'une marmite qui va déborder. A la recherche d'un travail Onofre va atterrir dans une pension de famille misérable, peuplées de personnages fantasques, grotesques et eux aussi misérables. Une patronne obèse qui ne parle jamais, un patron qui – Onofre le découvrira plus tard - se travestit la nuit pour aller faire la fille de joie dans les quartiers malfamés de Barcelone, leur fille, Delfina, une sorte de vierge anarchiste qui est la seule à tenir l'établissement. Un curé qui n'inspire pas la sainteté, une cartomancienne obsessionnelle, un commerçant filou et d'autres sont les clients de cet endroit qui ressemble à un bouge, où la saleté et la malhonnête font loi. Onofre Bouvila s'en fiche, il sait qu'il ne restera pas là ; Mais il doit commencer à travailler. Par l'intermédiaire de Delfina, il se retrouve à distribuer des tracts anarchistes ; Ce travail l'entraîne sur les chantiers de l'Exposition universelle de 1888. L'ère industrielle en plein essor, les conditions de travail d'un prolétariat ouvrier et paysan réveille les consciences politiques de certains. Onofre Bouvila qui se révèle avoir une prodigieuse mémoire, a bien appris sa leçon : son « mentor » et accessoirement son fournisseur de tracts l'a formé, lui a appris l'essence de la cause anarchiste ; Onofre n'y est pas insensible à cette mouvance qui s'agite. D'ailleurs, une fois fortune faite, il aura des velléités de renverser la table, soutenir financièrement les révolutionnaires du monde entier, fomenter un soulèvement international des « masses populaires ».
Onofre Bouvila encore jeune adolescent sur les chantiers de l'Exposition universelle « commet » sa première arnaque auprès de ces travailleurs qu'il harangue à se révolter. le dragon qui est en lui a déployé ses ailes. Il laisse s'épanouir son intelligence vivace, son goût de la manipulation, un sens des affaires inné et une confiance en soi inébranlable. Il s'adjoint les services d'un jeune homme qui sera « peut-être » son seul ami tout au long de sa vie. J'écris peut-être, car Onofre Bouvila peut-il avoir des amis ? En veut-il seulement ?
Onofre Bouvila se retrouve à la tête d'une bande de jeunes voleurs qui pillent allégrement les pavillons de l'Exposition universelle encore à l'état de chantier. Il sait au fond de lui que la fange dans laquelle il met le pied est un tremplin, un onguent de réussite. Il veut devenir le plus riche, le plus grand, il veut être reçu à la table des rois.
Edouardo Mendoza nous présente une Barcelone effervescente, peuplée d'êtres parfois proches de la cour des miracles. C'est un brassage de vies, un enflammement des idées, des sens ; Tout se respire : la crasse, la pluie, l'odeur de la mer, la richesse des palais, la pauvreté des faubourgs, le goût de l'acier, la poussière des murs, la violence du sang. Tout se délite et se ramifie comme une tentacule que l'on coupe et qui repousse sans cesse. Les hommes et le progrès industriel se heurtent, se confondent, s'enlacent ; Toutes les mutations semblent possibles.
L'écriture de Mendoza est brillante, généreuse, drôle, ironique, absurde, fantasque, tragique, poétique. Edouardo Mendoza me fait penser à Mikhaël Boulgakov. Ce n'est pas du tout le même style mais cet humour parfois un peu désespéré qui brise le pathétique de certaines scènes ; Cette ironie grinçante et la peinture un peu burlesque de certaines situations ne peut que me les faire rapprocher.
La construction de l'Exposition universelle ressemble à un grand chantier de legos on s'agite des enfants turbulents essayant de construire des bâtiments. Corruption à tous les étages ! Les hommes de pouvoirs de Barcelone que ce soit le maire, les conseillers, les notables, l'armée, la noblesse, etc. sont au choix : idiots, corrompus, affairistes, assassins, alcooliques, sordides, ou tout cela à la fois. Onofre Bouvila devient l'homme le plus riche de Barcelone, de l'Espagne et pourquoi pas de l‘Europe. Il est devenu un industriel innovant, après avoir été bonimenteur, homme de main, chef de gang. Il s'est éloigné des brigands, des maquereaux, des quartiers malfamés de Barcelone pour devenir respectable ; Mais il n'est toujours pas l'égal de cette aristocratie confite, complotiste, peureuse qui freine des deux pieds devant l'émergence de tout un monde nouveau. Ils craignent tous Onofre Bouvila. Ils savent qu'il est sans pitié. Il a l'habitude de faire table de rase de ses ennemis, de ses concurrents. Ils ont tous besoin de son argent mais aimeraient bien le voir disparaître… Est-ce qu'une petite dictature pourrait faire l'affaire ?
Edouardo Mendoza nous parle d'histoire, de politique, de sociologie, de sciences à travers le destin d'un homme - personnage peu aimable, avec sa part de noirceur – incroyablement obstiné et résistant. Son aventure individuelle est traversée par l'humanité de toute une ville effervescente. le livre se referme sur l'Exposition universelle de 1929. Une apothéose barcelonaise vertigineuse faite d'amour, de lucidité et de poésie.
Seule un soir
Il y a d'abord Madame Iris, femme seule, cartomancienne de son métier, rentrant chez elle, recevant la visite d'un homme sur fond de meurtres perpétués dans la ville. Elle commence à lui tirer les cartes, sauf que le visiteur est imaginaire et Madame Iris se laisse lentement envahir par sa peur, son angoisse jusqu'à se croire elle-même victime du tueur.
L'horloge
Irma Casera, veuve, est obnubilée par l'horloge de son salon qui selon elle renferme l'âme de son mari. Seulement son mari, Irma l'a assassiné et l'horloge infernale remonte le temps et lui fait revivre sans cesse son crime.
Strip-tease
Vélia en sept situations : chez son amant en fille entretenue, chez la femme de son amant après la mort de celui-ci quémandant un peu d'argent, chez sa tante essayant de l'embobiner pour qu'elle lui prête une grosse somme d'argent, patronne de bar louche acculée à la faillite, chez les flics où elle a été arrêtée pour prostitution, à l'église en train de confesser "sa mauvaise vie" et enfin à l'hôpital agonisante. Toute une vie en un monologue éblouissant.
Voilà pour les monologues, drôles, cyniques, troublants, tendres, absurdes.
Les souffleurs
une femme et son amant et deux souffleurs, le réel et la représentation. Deux amants qui se querellent, oublient leur texte et deux souffleurs qui font parler leurs sentiments avant leur métier. Nous ne savons plus si nous sommes sur une scène de théâtre ou dans un drame de la vie réelle.
L'Augmentation
Un employé timoré se décide après des années à demander une augmentation à son patron et au final se retrouvera à accepter une diminution de salaire.
La révolte contre les pauvres
Une famille d'aristocrates décident de troquer sa vie contre celles de ses "pauvres". La veine sociale irrigue cette farce italienne.
Il y a plusieurs niveaux de réalités dans ces pièces de Buzzati, cet écheveau savamment emmêlé forme un tourbillon de mots, de situations où la dramaturgie s'épanouit. J'ai une préférence pour les trois monologues peut être pour les avoir travaillé ainsi que "la révolte des pauvres". C'est une gageure et un réel plaisir de se confronter à cette écriture, à ces mots.
Ces trois femmes de profil qui pointent leurs doigts vers un hors champs invisible, que voient-elles ? Qui maudissent-elles ? Ce sont « les trois sorcières « de Füssli inspirées de Macbeth.
Et chez Goya, cette eau-forte connue « Le songe de la raison engendre des monstres » résume bien l'état d'esprit de l'artiste. Pour lui les sorcières, monstres et autres sont des illustrations, ce qui le taraude, lui fait peur, le questionne, c'est l'esprit humain.
Mario Praz publie en 1930 « La Chair, la Mort et le Diable dans la littérature romantique » en sous-titre « le romantisme noir ». Ce n'est pas une école, plutôt un état d'esprit. L'inconscient, les pulsions, l'imaginaire sans censure, la réaction a une pensée trop bien ordonnée, l'interrogation de l'homme face à lui-même, à la nature, la perception mortifère de la vie. Aussi bien en littérature qu'en peinture il regroupe des artistes d'époques, de pays et de mouvances différentes (romantisme, symbolisme, surréalisme) mais on peut constater que tous les arts ont "leur romantisme noir" ; Shakespeare, Milton, Dante, Goethe, Poe, Huysmans (inspirateurs et inspirés) ont leur soleil noir. « affreux soleil noir d'où rayonne la nuit » comme l'écrivait Victor Hugo. Celui-ci est présent à l'exposition par une série de dessins à l'encre appelés « les encres mystiques » de Victor Hugo.
Je dois avouer que je tenais à voir tout particulièrement un tableau « le Grand Dragon rouge et la Femme vêtue de soleil » de William Blake, aquarelle et mine de petit format faisant partie d'une tétralogie s'inspirant d'un épisode de « l'Apocalypse ». Blake que ses contemporains qualifiaient de « fou » était aussi poète. Ce tableau étrange et halluciné a un aspect intemporel.
Allant de Fussli, en passant par Gustave Moreau, Delacroix, Géricault et cheminant par Dali, Magritte, Ernst, cette exposition foisonnante de peintres très connus et méconnus est une plongée dans un imaginaire artistique somptueux et débridé.
Les peintres allemands apportent leur vision de la nature source de mystère, d'angoisse, de dangers invisibles. Les grandes forêts, les gouffres, les paysages désolés ou chaotiques noyés dans les brumes, les mers tellement calmes qu'elles en deviennent inquiétantes. le paysage est tragique et grandiose. Caspar David Friedrich est le plus représentatif. Murnau s'en inspirera dans son cinéma.
Il y a aussi ce grand tableau de Bougereau : Dante et Virgile aux Enfers. Peu réputé pour aborder ce genre c'est comme s'il avait succombé. Cette scène violente, vampirique de combat entre deux damnés dans le huitième cercle de l'Enfer est une pulsion sortie de l'esprit très académique d'Adophe Bougereau.
Je ne peux que terminer cette petite approche de l'exposition, par un tableau de Théodore Géricault, petit tableau peint bien avant « Le radeau de la Méduse » et qui s'intitule « Scène de déluge », magnifique de profondeur et de noirceur. le combat de l'ombre et de la lumière y est rendu dans une dimension, comme toujours chez Géricault réaliste, dramatique et lyrique.
“If the doors of perception were cleansed everything would appear to man as it is, infinite.” - William Blake
Pour ceux qui rêvent d'arc en ciel et de fleurs printanières, de douceurs de miel, Hervé le Corre n'est pas approprié. Entre « Après la guerre «, celui-ci et « Les coeurs déchiquetés » je n'ai rien vu de tel. Je retrouve chez lui, un peu de Donald E. Westlake quand celui-ci quitte les tartufferies de John Dortmunder et nous plonge dans la société américaine. Hervé le Corre a cette veine du roman social ; la radiographie d'un pays, d'une ville, d'un groupe d'individu, de vies souvent passées sous silence. Un oeil sans concession et pétri d'humanité
Quand j'ai rendu le livre à mon amie, elle m'a demandé d'un oeil pétillant :
- Alors, c'est super hein ?
- hummm.... ce n'est pas vraiment le genre que je préfère....
Guillaume Musso pour moi est un écrivain qui a trouvé (lui ou sa maison d'édition) la bonne formule ( dans l'air du temps ?) pour que ça fonctionne. Un zeste de suspense, une pincée de surnaturel, une louche d'histoire d'amour dans le style que l'on voit dans les téléfilms que diffuse la télé l'après-midi, un peu de rocambolesque juste ce qu'il faut pour secouer le saladier le tout emballer dans une écriture légère, légère, légère comme une bulle de savon.... Et quand la bulle explose et bien il ne reste....
Jettes, jettes la clé des songes dans le puits, ce pays n'est pas un rêve,
C'est un fracas dans la tête des dormeurs
C'est un fil doré qui se tire sur la pelote des souvenirs
C'est une grande lame amère dévalant des ravins
Et s'abîmant au fond des coeurs.
Ceux qui parlent de ce pays en dormant préfèrent ne pas être entendus
Car personne ne doit voir leur espérance
Marchants sur les routes de poussières comme les rubans d'une vieille robe d'apparat
Ou assis sur le pas des portes
Si ils te voient avancer la tête relevée, les yeux remplis d'images de sons et de paroles,
Ils te diront te regardant,
Jettes jettes la clé des songes dans le puits, ce pays n'est pas un rêve....
« Laisser aller la pensée à la vermine » dixit Blanchenoir, oui, à la vermine et à l'élévation de l'âme.
Il y a, bien sûr, dans ce recueil, la philosophie comme lait substantiel ; l'interrogation de l'humain face à lui-même et au monde, mieux, à la société moderne. A cette société actuelle. Son écrasement, son enlacement, son incompréhension et les mots pour s'en échapper ; s'en protéger ? Ce qui est présent au fil de ces pages, est l'humanité amoureuse. Dire l'amour serait trop simple et trop réducteur. La chaleur de l'humanité s'imprimant dans ces textes recèle toutes les formes. Elle se mêle à un glacis précieux et précis rehaussant la qualité de l'écriture.
Évidemment je ne peux ne pas penser à Maurice Blanchot en lisant ces poèmes ; ces mots évidés pour mieux en toucher la moelle, cette écriture libérée.
Le poème « L'orchidée » m'a fait penser à Robert Desnos, je ne parle pas du poème dans son ensemble mais de certaines strophes. Les passerelles sont multiples, invisibles et mystérieuses. "L'orchidée " est un beau poème à l'écho classique.
Les deux derniers poèmes sont d'une intimité soyeuse et touchante. Ce sont comme des archives du coeur qui s'ouvrent à nous. le livre se clôt sur cette offrande. Un don de soi.
Laissez-vous porter par les mots ; l'émotion vous saisir. Découvrez les poèmes de Blanchenoir. Faites le voyage et accostez à cette île.
"J'arrive ! Nous voilà !
C'est toi.
Lisons ensemble ! "
« Courbure de l'espace
Dorure de l'audace
Glisse dehors
Et dedans
Tout le temps. »
Cette exposition, outre de revoir les célèbres illustrations des Contes de Perrault, de Gargantua, Don Quichotte, la Bible et la Divine Comédie, permet de découvrir Gustave Doré le peintre, le sculpteur et le dessinateur-illustrateur prolifique inspiré par d'autres oeuvres littéraires, par ses voyages, par la vie...
Gustave Doré, jeune garçon surdoué, hyperactif, commence très jeune comme caricaturiste. Il devient vite célèbre par son illustration du Gargantua de Rabelais. D'une renommée internationale, infatigable travailleur, exigeant, il veut tout. La gloire, l'argent, la reconnaissance inconditionnelle de ses pairs. A sa grande amertume, il restera pour beaucoup qu'un illustrateur de génie. Lui qui se veut grand peintre et grand sculpteur ne récoltera souvent qu'indifférence et mépris pour sa peinture et sa sculpture.
Gustave Doré est un paysagiste tout à fait honorable par exemple. Il suffit de voir les quelques toiles exposées. Paysages sublimés, nature fourmillante de détails, saturée de lumière et de couleurs. Ambiance de Genèse. L'humain est insignifiant ou inexistant. Les paysages de Gustave Doré clôt l'exposition comme une reconnaissance tardive et repentante.
Mais il faut revenir au début de l'exposition, à peine le regard détourné des sculptures et quelques pas faits dans la salle suivante que le regard est happé par « le Christ quittant le prétoire », toile immense ; Nous sommes en plein péplum biblique, Cecil B. DeMille peut aller se rhabiller. le Christ vient juste de s'arrêter sur les marches, la foule dense autour de lui gronde, retient son souffle, s'émeut, à peine retenue par les gardes, la lumière irriguant le passage du Christ tempère l'ombre où s'anime les passions. Là encore tout est en suspend, à peine le mouvement est arrêté. L'académisme et le romantisme se mêlent, ce n'est pas ma toile préférée mais la virtuosité de l'ensemble ne peut laisser indifférent. L'oeuvre picturale souvent méconnue de Gustave Doré est riche, empreinte de sensibilité, d'extravagance, d'un « savoir-faire » indéniable là où les puristes pourraient rechigner d'une forme de liberté d'inspiration et d'exécution.
Les sculptures de Gustave Doré sont à l'image de son oeuvre, diverses, fantasques, romantiques, lyriques, majestueuses dans leur petitesse et dans leur grandeur. Ma préférée s'intitule « Joyeuseté, dit aussi A saute-mouton », c'est un petit bronze où un chevalier en armure joue à saute-mouton avec un moine. C'est l'instant du bond, léger, drôle, irrévérencieux, délicat. Une petite merveille.
L'oeuvre de Gustave Doré est complexe, traversée par une boulimie de travail. Par sa capacité d'ingérer, de digérer, de recracher ce qu'il voit sous une forme ou une autre avec un sens du drame, du burlesque, aussi. Une imagination sans bride, semblant inépuisable, indomptable.
Reste ses illustrations.... Trop riches pour quelques lignes.... Plus tard...
22 octobre 2013
Les lois de l'attraction de Bret Easton Ellis
les lois de l'attraction - justement l'attraction de l'interdit, l'attraction des autres, même si les autres sont inaccessibles, l'attraction du vide, de la violence, du mal, du bonheur, du sexe, du manège de la vie qui ne laisse aucun répit parfois. C'est plus qu'un livre sur des jeunes d'un certain âge et d'un certaine époque, d'un certain pays et d'un certain milieu social, c'est un roman sur le coeur et l'âme et ce qu'il s'y construit avec ou contre soi-même. C'est un roman d'amour au sens large.
Dans un Berlin qui sombre inexorablement quelques femmes et quelques hommes décident de résister. Par idéologie politique, religieuse, ou simplement par une conviction profonde qui ne fait appel à aucune idéologie particulière. Hans Fallada avec toujours cette justesse de ton et sans fioritures ni pathos nous raconte cette histoire magnifique et désespérée, par moment teintée d'humour et souvent monstrueuse.
Au lendemain de la guerre, Fallada, sur la demande du poète et écrivain Becher, et après une certaine réticence, écrit « Seul dans Berlin » inspiré de l'histoire du couple Hampel. En fait Becher lui a demandé d'écrire un livre sur la résistance allemande sous le régime nazi. Fallada écrira très vite, peut-être, inconsciemment sent-il la camarde se rapprocher de lui. Il mourra effectivement avant la publication de son livre. Ce qui permettra de l'éditer de façon expurgée pour ne pas heurter « certaines susceptibilités ». Rendons grâce aux éditeurs allemands d'avoir retrouvé du bon sens (même très tardivement) et de l'avoir rééditer en version non censurée.
Comme toujours chez Fallada, il y a la science des dialogues, de l'intrigue, le contexte historique, social et son humanité cabossée qui le rend si proche de ses personnages qu'il peut tous les faire vivre avec une égale authenticité.
En lisant Seul dans Berlin je pensais à un autre livre « Lti, la langue du IIIème Reich » de Victor Klemperer. Ce philologue dans sa description du quotidien et de la « manipulation » de la langue montre le lent processus de nazification de toute une population de la naissance à la mort. Comment résister alors ? Lorsque les mots sont détournés ou qu ils sont interdits ? Lorsque votre vie personnelle est codifiée jusqu'à la naissance de vos enfants pour sublimer et servir le IIIe Reich ? Je ne suis pas là pour parler du livre de Klemperer mais les deux offrent des passerelles de lecture.
Le roman commence en 1940, certains fêtent la victoire de l'Allemagne sur la France, d'autres se taisent, d'autres se cachent, d'autres ont déjà disparus dans tous les sens du terme. Dans une atmosphère ou l'étau de la délation, de l'intimidation, de la suspicion, de la terreur, de la propagande grandit de plus en plus que peut faire ce peuple ? S'épier ? Se dénoncer ? Faire comme si de rien n'était ? Que tout était normal ? Faire comme si le cours de la vie coulait sans chaos ? La vie d'Otto et Anna Quangel se déroulent dans un quotidien morne et gris ; Ils sont ouvriers, ils habitent un quartier populaire de Berlin ; Leur fils unique est à la guerre ; Anna a sa carte du parti comme tant d'autres ; Otto ne l'a pas mais c'est un pingre. Mais quelque chose grippe quelque part, dans un coin de leur cerveau, dans leur inconscient. Mais quoi ? La mort de leur fils au front est le déclencheur d'un processus irréversible : résister à un régime mortifère, ou personne ne semble à l'abri, ou personne ne semble ne pouvoir en réchapper. Otto, personnage peu aimable, avare, solitaire décide soudain d'affirmer son opposition à ce qui ce passe dans son pays. Même sa femme, Anna, au début se moque de lui. Que va-t-il faire, lui ? L'obscur tâcheron avec ses cartes postales ? Pourtant, elle le suit, elle participe. Embarqués tout les deux dans un bateau ivre qui court à sa perte. Ces cartes postales qu'ils disséminent dans Berlin au hasard paraissent tellement insignifiantes. Dessus des phrases simples, courtes mais qui disent toutes qu'Hitler est un imposteur, quelqu'un qui va détruire l'Allemagne, qu'il ne faut pas le laisser faire.
Hans Fallada nous fait participer à l'enquête menée par l'inspecteur Escherich mandaté par la SS pour retrouver ces traitres à la cause. Mais qui sont-ils ? Une organisation politique ? Syndicale ? de dangereux Rouges ? Comment pourrait-on soupçonner ce vieux grincheux et sa femme si terne. Personne en tout cas ne les soupçonne au 55 rue Jablonski. Dans cet immeuble populaire, où résident les Quangel, Hans Fallada nous présente les habitants ; Dans ces appartements il y a ceux qui se terrent, ceux qui continuent leur quotidien « en attendant que ça passe », ceux qui fanfaronnent car ils sont des membres actifs du parti nazi et sûr de monter en grade, ceux certains de leur puissance car il sont dans la SS, ceux qui traficotent, etc.
Hans Fallada nous dépeint une vie de ruelles, d'arrière-cours, de cafés, de petits commerces, d'usine ; Tout un monde populaire brossé d'une lumière dure, crue et parfois impitoyable. Un monde qui a peur : de son voisin, son collègue de travail, son client dans les échoppes et les bistrots, du passant dans la rue, même parfois de ses amis et sa famille. Toutes et tous ont peur de finir à la prison de Moabit, peur du camp de concentration, peur de la prison de Plötzensee. La peur gouverne tout le monde, on la dissimule, on la cherche chez les autres, les mouchards, les dénonciateurs en font commerce, les nazis en font leur force de frappe même si, comme le pense Otto Quangel eux aussi ont peur ; peut-être peur qu'un jour ce monde qu'ils ont forgé les engloutisse ?
Qui a lu « le Buveur » retrouve cette belle plume alerte, efficace dans la dramaturgie, les dialogues, l'art de décrire des scènes amples ou intimistes, le brassage de plusieurs personnages avec une clarté à les faire vivre sans écraser le propos principal. Fallada inscrit parfois, dans une même scène, la tragédie et la bouffonnerie. Jamais dans la réflexion intérieure des protagonistes, dans les voix multiples qui jalonnent cette histoire, dans la marche de chacun vers son destin, jamais Fallada ne perd le fil du coeur central de l'intrigue : la traque des Quangel.
Hans Fallada sans fioritures, sans détours, sans complaisance, de façon franche, brute, presque sèche parfois nous fait entendre un grand cri de désespoir et en même temps un grand cri d'espérance.
Je dois aussi parler d'un aperçu d'une réalité historique qui en 1946 n'a pas encore révélé toute son ampleur et parfois mettra longtemps à le faire. L'Histoire dans la fiction. En petites touches, parfois en quelques phrases, sans les nommés Hans Fallada parle des Einsatzgruppen, de l‘Aktion T4, du Volksgerichtshof.
Les Quangel, couple sans envergure, obstinément, accomplissent ce qu‘ils nomment “leur devoir“. Otto Quangel le dit lui-même, un jour ils seront pris au piège et il sera trop tard. C‘est une chose dont il est sûr. le pire est encore à venir. Mais Otto Quangel, pour peut-être la première fois de sa vie, se sent infiniment libre.