Extraits

Je passai le plus clair de l’après-midi à jouer au Scrabble avec Deacon. Il devait se repentir de me l’avoir proposé, parce que j’étais de ces joueurs qui n’hésitent jamais à mettre un mot de trois lettres dès que c’est possible.

Une partie de moi s’attendait plus ou moins à ce que les dieux anéantissent l’un d’entre nous pour avoir finalement enfreint toutes les règles. Et lorsque Apollon se matérialisa soudain pendant notre quatrième partie, je faillis avoir une crise cardiaque.

— Par les dieux ! m’exclamai-je, une main sur le coeur. Tu peux arrêter de faire ça ?

Apollon me lança un drôle de regard.

— Où est Aiden ?

Se levant lentement, Deacon s’éclaircit la voix en faisant la révérence.

— Euh… je crois qu’il est dehors. Je vais le chercher.

Je jetai un regard noir au dos de Deacon quand il quitta la pièce.

Une fois seule avec Apollon, je ne savais pas trop quoi faire. Devais-je me lever et m’incliner devant lui, moi aussi ? Était-ce considéré comme un manque de respect de rester assise en présence d’un dieu ? Mais Apollon prit place à côté de moi sur le canapé, jambes croisées, et commença à manipuler les lettres sur le plateau de jeu. Apparemment non.

— Je sais ce qui s’est passé, dit Apollon au bout de quelques secondes.

Je fronçai les sourcils.

— De quoi est-ce que tu parles ?

Il montra le plateau d’un geste du menton. Je suivis son regard et faillis décéder sur place. Il avait écrit les mots « SEXE » et « AIDEN » avec ces stupides carrés de plastique. Horrifiée, je bondis à genoux et balayai les lettres du plateau.

— Je… Je ne vois pas du tout ce que tu veux dire !

Renversant la tête en arrière, Apollon éclata d’un rire tonitruant. Je le détestais vraiment, dieu ou pas.

— Je l’ai toujours su.

Il recula au fond du canapé, croisant les bras. Ses yeux cobalt brillaient d’une lueur surnaturelle, éclairés de l’intérieur.

— Je suis même étonné que vous ayez tenu si longtemps.

Ma bouche s’ouvrit de stupéfaction.

— Attends un peu. Cette nuit-là, quand Kain est revenu, tu… tu savais que j’étais dans le chalet d’Aiden, c’est ça ?

Il acquiesça.

— Mais… comment tu peux le savoir maintenant ?

Mon estomac se noua.

— Est-ce que tu nous espionnes, comme une sorte de dieu voyeur ? Tu nous as vus ?

Apollon plissa les yeux en tournant la tête vers moi.

— Non. J’ai quand même mieux à faire.

— Comme quoi ?

Ses pupilles s’enflammèrent comme de l’acier chauffé à blanc.

— Oh, je ne sais pas. Disons retrouver Telly, garder Seth à l’oeil et avec un peu de chance te ramener d’entre les morts. Ah, et j’ai failli oublier ; me montrer de temps en temps à l’Olympe pour éviter que mes frères et soeurs deviennent trop curieux.

— Oui, pardon.

Je me rassis, dépitée.

— Tu es très occupé.

— Tu as prévu un truc spécial pour la Saint-Valentin ? lui demandai-je.

Il fit la moue.

— Qu’est-ce que c’est que cette question, Alex ? On ne fête pas la Saint-Valentin chez nous.

— Toi oui. Sinon, tu n’aurais pas cet… arbre.

— Et toi ? rétorqua-t-il, ses yeux gris étincelant. Je jurerais avoir aperçu Aiden à la bijouterie…

— La ferme !

Je le frappai sur le ventre avec un coussin.

— Arrête de délirer. Il n’y a rien entre nous.

Deacon sourit de toutes ses dents, et nous regardâmes le reste des épisodes qu’il avait enregistrés. Je n’eus pas le cran de lui demander où était Aiden avant l’après-midi.

— La dernière fois que je l’ai vu, il était dehors avec les Gardiens.

— Oh.

Au fond de moi, j’étais soulagée qu’Aiden monte la garde à l’extérieur. Le seul souvenir de nous deux sur cette chaise la nuit dernière me faisait monter le feu aux joues.

— Vous vous êtes couchés tard, tous les deux, fit remarquer Deacon.

Je gardai une expression neutre.

— Il m’a fait faire le tour du propriétaire.

— C’est tout ce qu’il t’a fait ?

Choquée, j’éclatai de rire en me tournant vers lui.

— Oui ! Enfin, Deacon.

— Quoi ?

Il se redressa et retira ses jambes de mes genoux.

— Ce n’était qu’une innocente question.

— Laisse tomber.

Je le regardai se lever.

— Où tu vas ?

— Aux dortoirs. Luke est resté ici. Je serais ravi que tu m’accompagnes, mais je ne crois pas qu’Aiden te laissera quitter cette maison.

Les sang-pur et les sang-mêlé avaient le droit d’entretenir des relations amicales, surtout s’ils étaient dans la même classe, et bon nombre ne s’en privaient pas, même si les attaques de démons au début de l’année scolaire avaient instauré une certaine méfiance. Ces derniers temps, Zarak n’organisait plus ses fameuses fêtes. Mais les gens s’étonneraient qu’un sang-mêlé rende visite à un pur chez lui.

— Qu’est-ce que vous faites, tous les deux ? l’interrogeai-je.

Avec un clin d’oeil, Deacon quitta la pièce à reculons.

— Oh, sûrement la même chose que mon frère et toi hier soir. Tu sais, il va me faire faire le tour du propriétaire.

Il releva les yeux sur moi.

— Disons que ça ne me plaît pas que tu te contentes de lui par défaut.

Je levai les yeux au ciel.

— Je déteste quand tu dis ça.

— Ce n’est que la vérité.

Ça commençait à sérieusement m’énerver.

— Non, ce n’est pas la vérité. Je ne me contente pas de Seth par défaut.

— Laisse-moi te poser une question, alors, dit-il en se penchant en avant. Si tu pouvais avoir… qui tu voulais, serais-tu avec Seth ?

Je le dévisageai, un peu surprise qu’il amène ça sur le tapis. Et ce n’était pas très cool. Que pouvais-je lui répondre ?

— Tu vois.

Il se recula sur sa chaise, souriant d’un air suffisant.

Une violente émotion me traversa.

— Pourquoi tu ne le dis pas franchement ?

— Quoi ?

— Que tu es jaloux de Seth.

Encore une fois, j’aurais mieux fait de la boucler, mais c’était plus fort que moi. J’étais à la fois en colère et électrisée.

— Tu es jaloux parce que je pourrais être avec Seth si je le voulais.

Le sourire d’Aiden se fit narquois.

— Tu vois. Tu le dis toi-même. Tu serais avec Seth si tu le voulais. Ce n’est manifestement pas le cas, alors qu’est-ce que tu fais avec lui ? Tu te contentes de lui faute de mieux.

— Argh !

Je serrai les poings et j’avais envie de taper du pied.

— Tu es vraiment la personne la plus frustrante que je connaisse. Très bien. Comme tu voudras. Tu n’es pas jaloux de Seth qui dort dans mon lit depuis deux mois, parce que bien sûr tu n’as jamais eu envie d’être à sa place.

Un éclat dangereux brilla dans le regard argenté d’Aiden.

Les joues en feu, je me serais giflée. Pourquoi j’avais dit ça ? Pour l’énerver, ou pour passer pour une chaudasse ? Objectif atteint sur les deux tableaux.

— Alex… dit-il d’une voix sourde et trompeusement douce.

— Laisse tomber.

Je m’apprêtais à quitter la pièce, mais son bras se détendit avec la fulgurance d’un serpent attaquant sa proie. Il me cueillit quand je passai à côté de lui et je me retrouvai à califourchon sur ses genoux. Les yeux écarquillés et le coeur battant à tout rompre, je le regardai fixement.

— Oui, dit-il, m’attrapant par les bras. Tu as raison. Je suis jaloux de ce petit con. Tu es contente ?

Au lieu de savourer ma victoire, je posai mes mains sur ses épaules, savourant un autre plaisir.

— Je… J’oublie tout le temps à quel point tu es rapide quand tu le veux vraiment.

Un petit sourire étrange apparut sur ses lèvres.

— Et tu n’as encore rien vu, Alex.

— Nous pensons qu’il vaut mieux ne pas l’en informer jusqu’à ce qu’il soit de retour ici près de toi, dit Marcus. Pour le moment, nous n’avons surtout pas besoin qu’il commette une folie. Il a cherché à te joindre hier soir. Aiden lui a dit que tu dormais.

Aiden leva les yeux au ciel.

— Il s’est plaint que je réponde au téléphone qu’il t’a donné, et il a raccroché. Il a peut-être senti quelque chose, mais ne sait pas pourquoi.

Du Seth tout craché. Soulagée, je me rallongeai.

— Écoute, dit Aiden en levant les deux mains. Tu peux déverser ta colère sur moi. Tu peux me frapper. Ça ne change rien.

Je m’approchai de lui, pas pour le frapper vraiment, simplement le pousser.

— Tu ne peux pas…

Il m’attrapa par les poignets et me hissa sur ses genoux, emprisonnant mes mains dans l’une des siennes. Il poussa un soupir.

— Je ne voulais pas dire que tu me frappes vraiment.

Trop sonnée pour répondre, je le dévisageai. Nos têtes n’étaient qu’à quelques centimètres l’une de l’autre, nos jambes emmêlées. Il repoussa alors de sa main libre mes cheveux hirsutes de mon visage.

J’en eus le souffle coupé et mon rythme cardiaque s’accéléra. Nos regards se vissèrent l’un à l’autre et ses yeux prirent la couleur du mercure.

Avançant sans bruit jusqu’à la fenêtre, j’écartai les lamelles du store pour jeter un coup d’oeil dehors. Je ne distinguais rien dans l’obscurité, et je ne savais même pas ce que je cherchais.

— Qu’est-ce que je fais ? m’interrogeai-je à voix haute.

— Rien du tout tant que je serai là pour t’en empêcher.

Avec un hurlement, je laissai retomber le store et fis volte-face. Le coeur battant, j’examinai la haute silhouette qui se découpait sur le seuil de ma chambre, occupant tout l’espace. Une fois que je l’eus identifiée, mon coeur s’emballa de plus belle.

— Nom d’un bébé démon ! J’ai failli avoir une crise cardiaque.

Aiden fit un pas en avant, croisant les bras.

— Désolé.

Je serrai mon gilet autour de moi sans le quitter des yeux.

— Qu’est-ce que tu fais dans ma chambre ?

— Ça ne t’a pas toujours dérangée qu’il y ait un garçon dans ta chambre.

— Ha. Ha.

Luke et Deacon émergeaient de derrière l’un des grands rayonnages, presque collés serrés. Quand ils nous virent, je jure qu’ils bondirent à au moins un mètre l’un de l’autre.

— Deacon ? s’étonna Aiden. Tu es à la bibliothèque ?

— Eh oui, répondit son frère en repoussant la masse de cheveux bouclés qui tombait sur son front. On révisait la trigo.

Ni l’un ni l’autre n’avaient de livre à la main. Je regardai Luke avec curiosité. Il détourna les yeux, mais ses lèvres frémirent.

Aiden écarquilla les yeux.

— Waouh ! Tu révises ? Je suis presque fier de toi.

Je m’abstins de tout commentaire.

— C’est un nouveau départ, lança Deacon avec une bourrade amicale à son frère aîné. J’ai décidé de prendre mes études au sérieux.

La langue me brûlait littéralement d’intervenir.

Aiden hocha la tête en direction de Luke.

— Évite-lui les ennuis, Luke.

Ça, c’était la meilleure. À voir Deacon se balancer sur ses pieds et Luke sourire jusqu’aux oreilles, je compris qu’Aiden n’avait pas la plus petite idée du genre d’« ennuis » dans lesquels ces deux-là étaient probablement en train de se fourrer. Dans notre monde, les relations entre personnes de même sexe n’étaient même pas sur la liste des choses vaguement taboues. Sauf que Deacon était un pur et Luke un sang-mêlé.

Et j’étais bien placée pour savoir à quel point ce qu’ils étaient en train de faire – quoi que ce fût – était stupide et dangereux. Je jetai un coup d’oeil à Aiden. Nos regards se croisèrent, et il me sourit. Mon estomac se noua. Stupide et dangereux certes, mais ça ne changeait rien à ce que je ressentais.

— Pourquoi tu l’as laissée croire que c’est toi qui avais fait ça ? lui demandai-je. Tu ne m’entraînes même plus.

— Tu as entendu ? Tu dois parler le moins possible.

Je levai les yeux au ciel.

— Maintenant, elle doit s’imaginer que tu es un grand méchant pur qui tabasse les sang-mêlé, ou un truc du genre.

« Reste-toi-même, Alex. C’est ta passion et ta foi intrépide qui te sauveront, qui vous sauveront tous les deux. » (p.231)

« Mon visage me faisait trop mal pour rester dans cette position, mais j’avais l’impression que la peau de mon dos était à vif.

— Merde…

— Elle est en train de s’Éveiller, répondit Aiden d’une voix crispée.

— Mais le sang…

J’entendis Marcus approcher.

— Pourquoi saigne-t-elle ?

Je me retournai sur le côté.

— Je suis en train de me faire tatouer par un gigantesque fils de…

Un autre cri étranglé m’empêcha de continuer alors qu’une douleur différente s’installait, avançant sous ma peau. Comme de l’électricité affluant dans mes veines, grillant chaque terminaison nerveuse.

— C’est… waouh… dit Deacon, et je rouvris les yeux.

J’avais tout un public, attroupé à la porte.

— Fais-les sortir ! glapis-je en me recroquevillant sur le sol. Merde, ça craint !

— Waouh… entendis-je Deacon murmurer. C’est comme assister à un accouchement.

— Par les enfers, je vais le tuer.

Je sentais le sang perler sous mon jean.

— Je vais le massacrer…

— Tout le monde dehors, tonna Aiden. Vous n’êtes pas au spectacle.

— Et lui, on dirait que c’est le père, ajouta Luke.

Aiden se leva.

— Sortez d’ici. »