De l'eau glacée contre les miroirs

"C'est faux.

Je n'aime plus voyager, les trajets m'accablent, je ne lis pas les cartes, j'écorche les noms, mais j'aime toujours partir, cristalliser ma fatigue et le reste de ma curiosité dans une ville étrangère, étancher l'immorale mélancolie d'écrire dans le ressassement et le vide rayonnant de l'exotisme et de la nouveauté. La mâchoire ciselée, les tempes creusées et le regard enfoncé sous les arcades écarquillées, me camper devant les miroirs sombres de la mémoire. Mourir ailleurs, trop tard, trop vieux, se rendre compte qu'on se retire et désormais s'émouvoir mieux de jeunesse que de beauté. Ou bien alors se complaire en héros qui saigne et se dévide, contaminer les yeux des autres, découler, se saborder.

J'ai été invité hier à dîner par monsieur Wafik, mon propriétaire, c'est un homme de belle allure qui ressemble à Omar Sharif. Il a soixante ans, il est veuf et élève seul trois filles de six, huit et onze ans. Sa femme est morte d'un cancer voilà un an ; je devine qu'elle était jeune et qu'il l'avait épousée sur le tard.

L'appartement que j'occupe était son ancienne gar­çonnière. Au fil du temps, il a racheté les logements de l'étage et, pour ajouter une rente à sa retraite, il les loue à des étrangers de passage. Il parle un français à peu près parfait, il a fait ses classes primaires chez les soeurs, dans une école chrétienne où l'on dispensait un meilleur enseignement que dans les établissements publics. C'est encore le cas aujourd'hui, me dit-il, mais ses filles fréquentent l'école d'état, simplement parce qu'elle se trouve à deux pâtés de maisons et qu'il ne supporte pas l'idée que ses enfants s'éloignent du foyer. Lui il ne sort jamais ; Le Caire l'oppresse, la rue l'angoisse, s'il met le pied dehors, il s'évanouit sur le trottoir. «Je suis malade, c'est une vraie maladie, me dit-il, ça fait douze ans, depuis mon mariage, que je vis retiré du monde. Allez comprendre pourquoi. Ma femme s'occupait du train de la maison, je m'abandonnais à elle. Rétrospectivement, cela devait être trop lourd à porter pour elle. Je suis persuadé qu'elle a choisi de partir, elle a choisi le mal qui l'a emportée. Je ne lui en veux pas de m'avoir laissé seul, j'étais égoïste. Je suis un grand mélancolique, savez-vous ?"