Extraits

- Alors la fin justifie les moyens ?

Astasie regarda Spérance comme si elle avait perdu la raison.

- Mais c'est le sens même de la Quête. Tu connais le dicton : l'enfer est pavé de bonnes intentions. l'inverse est également vrai. Le paradis ne s'embarrasse pas de nuances, et la route pour l'atteindre est parfois excessivement cruelle. Notre religion n'est-elle pas fondée sur un calvaire injustifié ? Oui, parfois des innocents sont tués. Et il faut qu'il en soit ainsi .

Peut-être en aurait-ce valu la peine. Peut-être. Elle n'était pas sûre d'avoir eu le choix : elle était une enfant du crépuscule, des entre-deux, du purgatoire. Sans doute en décalage avec l'idéal, mais en paix avec l'oscillation du monde.

Elle se retourna une dernière fois en quittant Sarrazine et frissonna. Plusieurs millions de mouches avaient envahi le champ de bataille, alors qu'on n'en voyait jamais avant, comme si les bestioles s'étaient cachées pendant des décennies pour ne réapparaître qu'à l'occasion de cette boucherie, et en essaim monstrueux.

L'église n'était plus qu'un tas de suif chaotique d'où émergeaient quelques statues de Saints aux yeux de marbre grands ouverts. Les deux flèches étaient tombées, l'arche la plus haute n'arrivait pas à hauteur de deux hommes ; paradoxalement, cette œuvre effondrée, qui aurait dû symboliser le retour de la Lumière, ressemblait désormais à une antéglise à la gloire des Ténèbres.

(TW : mort, cadavre) Spoiler(cliquez pour révéler)Cyférien retourna du bout du pied le cadavre qui flottait devant lui, et le visage d'Astasie sortit de la vase. Des morceaux de paille pourrissante s'étaient emmêlés dans ses cheveux. Ses yeux étaient grands ouverts, mais le bleu avait presque intégralement cédé au blanc. La bouche, un peu molle désormais, s'était remplie de sang et d'algues. L'anneau de Guide brillait au soleil, plus vif et précieux que n'importe quelle auréole. Les paroles de l'Ecclésiaste revinrent à l'esprit de Cyférien. Quelques grenouilles sautèrent gaiement sur la poitrine percée d'Astasie et profitèrent de cette étrange arche pour chasser les moucherons.

— Puissiez-vous me pardonner, mais je ne vous aiderai pas.

— Pourquoi ? demanda le cardinal en se décomposant.

— Comme vous l'avez précisé, les Quêteurs ont toujours porté en eux l'espoir.

— Les soldats se battent déjà.

— Que les loups se dévorent entre eux, marquise. Nous avons tout notre temps et la princesse est fatiguée. La Lumière peut attendre, n'est-ce pas ? Apostolin nous pardonnera. Il me pardonne toujours.

Seule l'église se distinguait parmi les minuscules maisons. Sur le parvis et jusque dans les rues environnantes, une masse de personnes priait le Seigneur de permettre le triomphe d'Auristelle — la vengeance de la Lumière. En tendant l'oreille, Vaast pouvait percevoir le grouillement des prières. La couleur des robes permettait de deviner les différentes congrégations se relayant auprès des icônes, des reliques et des lépreux dont il fallait laver les pieds. C'était une surenchère de dévotion, de flagellation et d'humiliation. Des déluges de foi. Des monceaux d'enthousiasme. Des rivières d'adoration. Sarrazine tout entière était devenue un miracle.

« Peut-être le Seigneur est-il tout simplement mort. »

(Dernières paroles d'un philosophe excommunié par la Très Sainte Inquisition)

À l'église ce matin-là, quand il fut enfin possible d'y accéder sans croiser le cadavre du vieux Quêteur, Spérance pria longtemps, les coudes enfoncés dans le bois et la tête appuyée sur ses mains jointes, jusqu'à s'assommer de fatigue et d'hommages à la Vierge. Quelques offices passèrent. Elle n'écoutait pas. Elle demandait le pardon. Après avoir supplié Marie, elle passa aux saints mineurs, à la Pécheresse, au Jeune Disciple, au Baptiste, mais à aucun moment elle ne se jugea digne d'implorer directement la bénédiction du Crucifié. Finalement elle s'endormit sur son banc. Ses rêves se gorgèrent de sermons. C'était reposant.

Elle dérangeait un peu mais elle portait l'anneau, alors personne n'osa la réveiller.