Extraits

L’Homme Squelettique dissipa la brume de la main. Il voulait éviter d’être percuté par une voiture. Si un véhicule lui rentrait dedans, les autorités viendraient s’en mêler, sans compter que son corps humain pourrait être blessé. Et il n’avait vraiment pas besoin de ça en ce moment. Le brouillard capricieux n’avait pas réussi à le dissimuler suffisamment pour qu’il puisse franchir la frontière sans encombre de toute façon

Mozelewski leva l’avant-bras pour indiquer à l’inconnu de s’arrêter. Au bout de quelques instants, comme l’Homme Squelettique ne faisait toujours pas mine d’obtempérer, le gros douanier avança en plein sur son passage. Mozelewski repoussa d’un geste le brouillard persistant pour mieux voir l’intrus. Les cheveux couleur de jais de ce dernier étaient pourtant clairsemés, comme s’ils auraient dû devenir gris depuis longtemps. Ses yeux d’encre au regard fixe étaient entièrement noirs et ils étaient enfoncés dans de profondes orbites. Ils semblaient absorber la lumière sans la réfléchir. Néanmoins, l’homme n’avait pas l’air aveugle. Au contraire, Mozelewski avait la sensation qu’il feignait de ne pas le voir. Et, en dépit de son visage impassible, il semblait aussi faire partie de ceux qui s’offusquaient qu’on ose leur demander de s’arrêter

Sandy s’affaissa sur sa chaise. Elle était ordinaire, pitoyable même. T cap ! l’avait démontré grâce à un questionnaire standardisé. L’article ne proposait même pas de catégorie pour les scores supérieurs à cinquante : elle ne figurait pas dans le palmarès des cas désespérés

Le quiz était facile à lire et abusait des points d’exclamation démesurés. Sandy examina les questions et cocha des cases avec application. « Les cheveux plats ? » Une croix. « Moins de dix dollars de maquillage dans ta salle de bains ? » Une croix. « Tes oreilles ne sont pas percées ? » Une croix. « Défigurée par des lunettes ? » C’était injurieux, mais une croix. « Ton médecin est la seule personne à avoir jamais vu ton décolleté ? » Une croix

Mais Sandy ne lisait pas Les Ados pragmatiques. Elle regardait à la dérobée T cap ! , le magazine « 2 Fiiilles pour les Fiiilles ». T. C. était trop nunuche pour elle : après tout, elle était en seconde à présent, sans compter qu’elle était aussi assistante bibliothécaire. Mais lorsqu’une fille de cinquième l’avait jeté sur le comptoir, il était tombé en plein sur ses genoux et la couverture l’avait toisée d’un air accusateur. Il y était écrit : « Pas 2 petit ami ? C peut-être toi ! » Sandy avait résisté pendant près de une heure. Il lui était presque impossible de se résoudre à le lire : d’habitude, elle se moquait des filles qui lisaient des trucs si frivoles.

Les grosses pattes de Bel s’abattirent en travers de la trappe, qui se referma brutalement sur le poignet de la Bête. Les griffes dégoûtantes relâchèrent leur prise l’espace d’un instant, et Nat s’éloigna à toute vitesse. Comme elle ne tenait plus la jambe du garçon, l’énorme patte se retira dans les profondeurs d’où elle venait. Nat, qui avait eu une peur bleue, recouvra rapidement la présence d’esprit qui l’avait abandonné. Dans un plongeon, il jeta la barre de fer en travers du panneau, puis s’effondra en haletant. Un cliquetis métallique et des gargouillis de viscères de poissons qui s’éloignaient l’informèrent que la Bête redescendait le conduit à pâtée pour regagner sa prison. C’était terminé

Nikolai arriva dans le vestibule et regarda la scène d’un air stupide. Étendu de tout son long sur le ventre, Nat ne put qu’agiter une main avec frénésie. Nik s’avança à pas lourds et empoigna la jambe libre de Nat pour l’aider. Le petit démon enfonça les griffes de ses pieds dans le plancher et déploya une force dix fois plus importante que sa taille minuscule le laissait présager pour reculer très lentement en tirant sur la jambe de Nat, qui se retrouva bientôt à faire le grand écart

Nat jeta un coup d’œil par-dessus le rebord de l’auge. Tourbillon s’assit, ruisselant et perplexe, puis il s’empara d’une tête de saumon qu’il engloutit à la manière d’un pélican. Voyant qu’il raflait les morceaux de choix, Pernicieux et Nik replongèrent dans la pâtée pour continuer leur festin. Nik, Pernicieux et Tourbillon étaient les « favoris » de Nat : des démons personnels qui ont un lien particulier avec leur Gardien. Ils étaient censés le seconder, mais Nat en doutait. Il avait l’impression qu’ils lui causaient plus d’ennuis qu’ils l’aidaient

Au moment même où Nat se posait la question, le petit démon Tourbillon descendit la cage d’escalier pour le rejoindre en voletant grâce à des ailes reptiliennes atrophiées. Tourbillon, qui ressemblait à un dragon de la taille d’un perroquet, allait et venait entre la rampe et les tableaux accrochés sur le mur opposé qui représentaient des visages tourmentés gémissant sous d’atroces souffrances

La créature apparut dans l’embrasure de la porte. C’était Nikolai, une petite brute épaisse aux épaules voûtées, aux jambes trapues et aux sourcils broussailleux. Il ressemblait à un haltérophile russe miniature, mais ses oreilles effilées et son museau pointu d’où dépassaient des dents tout aussi pointues trahissaient son essence démoniaque. Même s’il ne mesurait que vingt centimètres, ses pas résonnèrent avec dix fois plus de puissance que sa taille le laissait présager lorsqu’il s’avança dans la pièce. Si la nature de Nik demeurait un mystère, une chose était sûre : il incarnait le chaos résultant de l’ignorance de sa propre force. Un jour, alors qu’il tentait d’aider Nat à réparer une petite fuite dans une canalisation, il avait écrasé le conduit entre ses doigts et l’eau avait jailli dans toute la maison