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À Paris, mon père, Darius Sadr, ne prenait jamais d’escalator.
La première fois que je suis descendue avec lui dans le métro, le 21 avril 1981, je lui en ai demandé la raison et il m’a répondu : « L’escalator, c’est pour eux. » Par eux, il entendait vous, évidemment. Vous qui alliez au travail en ce mardi matin d’avril. Vous, citoyens de ce pays, dont les impôts, les prélèvements obligatoires, les taxes d’habitation, mais aussi l’éducation, l’intransigeance, le sens critique, l’esprit de solidarité, la fi erté, la culture, le patriotisme, l’attachement
à la République et à la démocratie, avaient concouru durant des siècles à aboutir à ces escaliers mécaniques installés à des mètres sous terre.
À dix ans, je n’avais pas conscience de toutes ces notions, mais le regard désarmé de mon père – attrapé durant les mois passés seul dans cette ville et que je ne lui connaissais pas –
m’ébranla au point qu’aujourd’hui encore, chaque fois que je me trouve face à un escalator, je pense à lui. J’entends le bruit de ses pas qui grimpent les marches dures de l’escalier.
Je vois son corps légèrement penché en avant par l’effort, obstiné, volontaire, ancré dans le refus de profiter du confort
éphémère de l’ascension mécanique. Dans la logique de
Darius Sadr, ce genre de luxe se méritait, sinon c’était de l’abus, voire du vol.
Afficher en entierCela n’aura échappé à personne : je suis seule.
Aucune main à tenir. Aucun corps familier collé au mien et lié par l’épreuve. Juste ce long tube en carton orné d’une étiquette avec nos noms et prénoms – les miens et ceux de Pierre – posé sur mes genoux. Un long tube rempli du sperme décongelé et lavé de Pierre (c’est ce que le docteur Gautier m’avait expliqué).
Afficher en entierLe couple assis en face de moi était déjà là quand je suis arrivée, de même qu’un autre, installé dans le fond. Entre-temps, trois autres couples se sont ajoutés aux précédents ; chacun ayant pris soin de laisser quelques sièges vides entre lui et ses voisins. Personne ne parle. Un silence chargé de résignation et de divers bruits en provenance du couloir emplit l’atmosphère. Les visages affichent tous un air crispé, mélange d’anxiété et de vulnérabilité, qui les fait ressembler à des enfants perdus dans un supermarché.
Afficher en entierRestons sur l’impact de cette phrase : « L’escalator, c’est pour eux. » Raison qui m’a décidée, en partie, à entreprendre ce récit sans savoir par où commencer. Tout ce que je sais c’est que ces pages ne seront pas linéaires. Raconter le présent exige que je remonte loin dans le passé, que je traverse les frontières, survole les montagnes et rejoigne ce lac immense qu’on appelle mer, guidée par le flux des images, des associations libres, des soubresauts organiques, les creux et les bosses sculptés dans mes souvenirs par le temps. Mais la vérité de la mémoire est singulière, n’est-ce pas ? La mémoire sélectionne, élimine, exagère, minimise, glorifie, dénigre. Elle façonne sa propre version des événements, livre sa propre réalité. Hétérogène, mais cohérente. Imparfaite, mais sincère. Quoi qu’il en soit, la mienne charrie tant d’histoires, de mensonges, de langues, d’illusions, de vies rythmées par des exils et des morts, des morts et des exils, que je ne sais trop comment en démêler les fils.
Afficher en entierPour saisir la complexité de cette réflexion, il faut entrer dans la tête de mon père ; mon père de cette époque-là, Le Tumultueux, Le Désabusé. Comprendre le cheminement tortueux, magistralement absurde, de sa pensée. Voir sous la couche de souffrance, par-delà l’âpreté de l’échec, les étendues de délicatesse et d’élégance, de respect et d’admiration. Apprécier la cohérence de sa décision (ne pas prendre d’escalator), et l’habilité avec laquelle il concentra en quelques mots, lui qui avait passé la majeure partie de son existence courbé sur une rame de papier à écrire, tout ce qu’il était devenu et tout ce que vous représentiez.
Afficher en entierÀ vrai dire, rien ne ressemble plus à l’exil que la naissance. S’arracher par instinct de survie ou par nécessité, avec violence et espoir, à sa demeure première, à sa coque protectrice, pour être propulsé dans un monde inconnu où il faut s’accommoder sans cesse des regards curieux.
Afficher en entierAlors que les préparatifs du déjeuner se mettaient en place, quelqu'un allumait la télévision réglée sur une chaîne russe qui diffusait les Jeux Olympiques de Moscou. Replié sur lui-même comme un nouveau-né, l'Iran avait mieux à faire que transmettre ces jeux controversés. A vrai dire, le boycott des américains et de dizaines d'autres pays, suite à l'invasion soviétique de l'Afghanistan, rendait ces jeux peu attrayants. Mais la proximité avec l'URSS dans cette partie de Mazandaran et la possibilité de capter leur télévision nous amusaient. Cela accentuait l'isolement de la maison, nous donnant l'impression de vivre dans un lieu privilégié tout autant que clandestin. Un no man's land oublié des dieux.
Afficher en entierMon père, Darius Sadr, Le Maître de la page blanche, Le Téméraire, Le Révolutionnaire, disait de sa voix songeuse/ visionnaire : « On écoute mieux avec les yeux qu’avec les oreilles. Les oreilles sont des puits creux, bons pour les bavardages. Si tu as quelque chose à dire, écris-le. » Pourtant, il y eut des moments dans ma vie, des séquences plus ou moins importantes, où j’aurais fait n’importe quoi pour ne pas être celle que je suis. J’ai changé de pays et de langues, je me suis inventé d’autres passés, d’autres identités. J’ai lutté, oh oui, j’ai lutté, contre ce vent impétueux qui s’est levé il y a très longtemps, dans une province reculée de la Perse nommée Mazandaran, chargé de morts et de naissances, de gènes récessifs et dominants, de coups d’État et de révolutions, et qui à chacune de mes tentatives pour lui échapper, m’a agrippée au col et remise à ma place. Pour que vous compreniez ce que je raconte, il faut que je rembobine et reparte du début ; vous faire entendre, comme je l’entends moi-même en ce moment – tandis qu’une infirmière nous jette un coup d’œil et s’éloigne, indifférente –, la voix de mon oncle Saddeq Sadr, surnommé Oncle Numéro 2. Une voix en mode mineur, aussi suave qu’une clarinette, contant ce que nous appelions entre nous : La Fameuse Histoire d’Oncle Numéro 2.
Afficher en entierJe pourrais appeler Leïli ou Mina, mais je ne le fais pas. Je sais, grâce à cette intuition aiguë que confère une vie passée à côté d’êtres proches, qu’aucune ne se souvient de cette histoire dans les détails. Mes sœurs se rappellent d’autres moments que j’ai pour ma part complètement occultés. Les nuits d’été à dormir sur le toit de la maison de Grand-Mère Emma, sous la moustiquaire en mousseline rafistolée de toute part ; les livres que Sara nous achetait avant les grandes vacances ; les expéditions au hammam avec mes cousines et mes tantes dans les villages de Mazandaran. Les rares fois où nous nous retrouvons toutes les trois, sans leurs maris ni leurs enfants, à dîner dans un restaurant choisi par Mina devenue végétarienne depuis L’ÉVÉNEMENT, elles reviennent inévitablement sur ces épisodes. Généralement vers la fin du repas, quand le vin commence à faire son effet, estompant les contours de nos différences et broyant le poids du présent. Alors elles s’échauffent, rient, se coupent la parole, répètent les mêmes phrases comme s’il n’en existait pas d’autres pour décrire ces moments. Parfois je me demande si le but de ces retrouvailles n’est pas d’en arriver là. À ces souvenirs délaissés au bout d’un chemin autrement inaccessible. Aux enfants que nous étions alors, désormais perdus dans les méandres de nos mémoires parcellaires et génératrices de fiction. Les adultes que nous sommes ont besoin de ces dîners pour accéder à ces enfants, et croire à leur existence.
Afficher en entierMon père, Darius Sadr, Le Maître de la page blanche, Le Téméraire, Le Révolutionnaire, disait de sa voix songeuse/visionnaire : « On écoute mieux avec les yeux qu’avec les oreilles. Les oreilles sont des puits creux, bons pour les bavardages. Si tu as quelque chose à dire, écris-le. » Pourtant, il y eut des moments dans ma vie, des séquences plus ou moins importantes, où j’aurais fait n’importe quoi pour ne pas être celle que je suis. J’ai changé de pays et de langues, je me suis inventé d’autres passés, d’autres identités. J’ai lutté, oh oui, j’ai lutté, contre ce vent impétueux qui s’est levé il y a très longtemps, dans une province reculée de la Perse nommée Mazandaran1, chargé de morts et de naissances, de gènes récessifs et dominants, de coups d’État et de révolutions, et qui à chacune de mes tentatives pour lui échapper, m’a agrippée au col et remise à ma place. Pour que vous compreniez ce que je raconte, il faut que je rembobine et reparte du début ; vous faire entendre, comme je l’entends moi-même en ce moment – tandis qu’une infirmière nous jette un coup d’œil et s’éloigne, indifférente –, la voix de mon oncle Saddeq Sadr, surnommé Oncle Numéro 2. Une voix en mode mineur, aussi suave qu’une clarinette, contant ce que nous appelions entre nous : La Fameuse Histoire d’Oncle Numéro 2.
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