Les Chroniques des Calhoun, Tome 3 : Destins blessés

Rowan tira une pomme rouge de la poche de son pantalon, mordit dedans et déclara, la bouche pleine :

— Vous appartenez à une dynastie de riches planteurs du Sud, si je ne m’abuse. Vous êtes un Boykins. Ne disposez-vous donc pas de domestiques, pour effectuer à votre place ce genre de besogne ?

Jamie n’apprécia guère la censure qui perçait dans la voix de son logeur.

— Si, bien sûr, rétorqua-t-il d’un ton sarcastique. Le problème, c’est que j’ai corrigé mes p’tits nègres un peu trop sévèrement. Ils ne sont plus bons à rien.

Le professeur finit de mâcher sa bouchée et le gratifia d’un sourire compréhensif.

— On doit se lasser, à la longue, d’être considéré comme le rejeton privilégié d’une famille de grands propriétaires sudistes. Le beau jeune homme languide qui passe son temps à siroter des mint juleps sous sa véranda, pendant que d’autres s’échinent à accroître sa fortune dans les champs de coton ou de tabac...

— Si je n’étais qu’un riche oisif confit dans ses privilèges, mon cher, je me passerais de venir vivre à Washington — chez un excentrique impoli et mal luné qui porte son gilet à l’envers et se permet d’émettre des jugements de Nordiste sur quelqu’un qu’il ne connaît pas.

Clignant des paupières, Rowan abaissa les yeux sur son gilet. Puis il posa sans façon la pomme entamée sur une table, chaussa le lorgnon fiché dans ses cheveux en bataille et inspecta les coutures du vêtement. Avec un hochement de tête, il gloussa comme un petit plaisantin, remit ledit gilet à l’endroit et tira une montre en or de son gousset redevenu accessible.

— Je la cherchais partout ! commenta-t-il. Juste ciel ! Déjà 15 heures? Je n’ai pas encore déjeuné.

Jamie ne prit pas la peine de mentionner le fruit abandonné, à moitié croqué. Son logeur rempocha sa montre et conclut d’un ton sérieux :

— Je vous présente mes excuses, Boykins. Vous n’êtes peut-être pas ce que vous paraissez, en fin de compte.

— Je les accepte.

— Tant mieux. Je suis un homme très tolérant, en vérité. Et j’ai mes travers, moi aussi.

Jamie en avait eu un aperçu. Le désordre indescriptible et les inventions loufoques du professeur envahissaient la maison jusqu’à la cuisine; le garde-manger et la glacière eux-mêmes débordaient d’expériences en cours. En outre, il avait remarqué sur la cheminée du salon — lequel était transformé en bureau avec une partie de la salle à manger —, une cage métallique qui contenait une souris blanche. Cet homme vivait dans un vrai caphamaüm.