Extraits

2 h 52. Les leds rouges de mon réveil sont la seule source lumineuse de la pièce. Je suis allongée depuis maintenant 3 heures sur mon lit, et je ne trouve pas le sommeil. J’ai dit à Viecoop que j’étais malade, j’ai eu honte de leur mentir, mais les révélations de Sonia m’ont vraiment chamboulée. Tout comme sa proposition. Sonia n’est ni une espionne, ni un médecin réputé ou la conseillère secrète du président, comme je me l’étais imaginé, mais une call-girl. Enfin, « escort », m’a-t-elle corrigée comme si j’avais écorché son nom de famille.

Cette sublime femme de 39 ans, riche et indépendante, gagne sa vie en offrant des services intimes à des milliardaires. Face à elle, je suis restée bouche bée, elle m’en a peu dit, mais a bien précisé, en insistant : « Ce n’est pas ce que tu crois. » Je ne sais pas si c’est son soudain tutoiement, où la franchise de son regard, mais quelque chose m’a donné envie d’en savoir plus sur les Losanges, la caste puissante des escorts girls dont elle fait partie. Sur ma table de chevet, les courriers de relance s’amoncellent et, autant l’admettre, cette année, je vais aller droit dans le mur si je ne trouve pas de solution plus efficace. Sonia m’offre le temps, le luxe, contre quoi, ma vertu ? Pour ce que je fais de ce corps ces derniers temps, l’épuiser, l’user. La dernière fois qu’il a connu l’étreinte d’un amant, c’était celle du frère de mon meilleur ami Jack, Nicolas, il y a deux ans. Nous étions tous les deux seuls et tristes. Une bouteille de vin plus tard, notre timidité tombait à nos genoux, libérant notre désir. Cette nuit aura eu le mérite de répondre à la question : est-ce que j’épouserai l’homme de ma première nuit ? Eh bien désormais je le sais.

Depuis, je me suis consacrée à mes études. Je rougis en repensant aux mots de Sonia : « Tu es belle, sensuelle… Le tout sans rien faire. » Je me lève d’un bond, allume la lumière et me place devant la psyché collée à la porte d’entrée. Mes yeux caressent mon reflet, mes hanches étroites, mes seins petits mais plutôt fermes, mes cheveux caramel… Suis-je jolie ? Soudain, je sens que mon choix est fait. J’essaie de ne pas croiser mon regard, les yeux de ma mère. Si elle savait ce que je m’apprête à faire. Je chasse cette pensée de mon esprit.

Mon premier réflexe est d’appeler Emily, mais je tombe immédiatement sur son répondeur. Alors j’appelle Jack, son meilleur ami. Nous avions échangé nos numéros pour parler de plongée il y a quelques jours.

– Allô, c’est Craig ! dis-je fermement.

– Ah… euh… Craig… Comment ça va ?

Heureusement que Jack n’est pas comédien, sinon je lui conseillerais d’arrêter sa carrière tout de suite tellement sa fausse décontraction me confirme que quelque chose ne tourne pas rond avec Emily.

– Tu sais où est Emily ?

– Euh, non, chez elle. Ou avec une copine, elle a… pas mal de boulot, elle m’a dit.

– Pour les Losanges ?

Mon ton est sec, cassant, comme un coup de pied dans une fourmilière.

– Craig… Je… C’est pas mes affaires.

– C’est pas tes affaires ? réponds-je agacé. Ta meilleure amie que je viens de voir monter de force dans une voiture et qui a l’air perdu, c'est pas tes affaires ?

Je crie presque, le chauffeur baisse le son de sa radio, je dois être un passager croustillant.

– Putain. Bon. Je vais t’expliquer, dit-il. Madame sait pour vous deux. Depuis, elle fait chanter Emily. Son contrat stipule qu’elle n’avait pas le droit de te voir gratuitement, et Madame l'accuse de lui avoir volé de l’argent. La vieille peau lui a réclamé 200 000 dollars, somme qu’Emily n’a pas réussi à réunir. Elle l’a ensuite menacée de s’en prendre à la librairie de ses parents et aux gens qu’elle aime. Emily était terrifiée à l’idée que Madame puisse faire du mal à ses proches, surtout à toi et à votre couple. Alors elles ont trouvé un terrain d’entente : Emily se rend une dernière fois à un rendez-vous et Madame éponge la dette. J’ai essayé de l’en dissuader, mais elle n’en démord pas, elle veut protéger sa famille et l’homme qu’elle aime… toi.

Jack ne respire pas une seule seconde pendant son monologue. Pourquoi ne m’a-t-elle pas parlé de tout ça ?

– Mais quel est l’intérêt de Madame dans cette histoire ?

– Eh bien, c’est là ce qui m’angoisse, c’est un client très bizarre, aucune fille ne veut travailler avec lui, mais il a beaucoup d’argent. Emily avait peur et…

Je raccroche. J’en ai assez entendu. Je vais trouver un moyen de la sortir de là.

Bordel, Emily !

Je respire. Bizarrement, je suis rassuré. Si Emily est dans cette voiture, c’est bien qu’elle s’est évidemment mise dans de sales draps, mais ce n’est pas parce qu’elle se sert de moi. Elle m’a menti, n’a pas eu suffisamment confiance en moi, et ça, je ne sais pas si je pourrai lui pardonner. Mais elle ne m’a pas trompé par calcul, jeu, ou cruauté.

– La limousine entre dans la zone privée du port. Je ne peux pas y aller, annonce tout excité le chauffeur qui chuchote comme dans les films de gangsters.

Je lui tends 200 dollars et lui demande de m’attendre. Avant d’entrer, j’appelle Jack.

– Tu as des nouvelles d’Emily ? demande-t-il sans préambule.

– Non, mais je sais où elle est, et je vais la sortir de ce mauvais pas. Peux-tu nous attendre à la maison ? Il y a un jeu de clés au café qui fait l’angle, je leur ai envoyé un texto, tu peux y passer, annoncé-je calmement à Jack pour qu’il se calme. Je t’envoie mon adresse par texto.

– Compte sur moi !… Craig… me dit-il avant de raccrocher. Je suis heureux qu’elle t’ait rencontré. Tous les deux, vous avez de la chance de vous avoir.

Finalement, c’est le chauffeur de taxi qui a raison. Au moment où je passe la grille et que je longe les murs discrètement, je réalise que la situation est digne d’un polar. Je marche quelques mètres quand soudain je retrouve la limousine devant un hangar à bateaux. Un homme filme Emily en lui parlant. Je le reconnais immédiatement mais ne l’entends pas. À leurs côtés, un garde du corps et la blonde que j’ai vue plus tôt restent figés. Il faut que j’intervienne. On va régler cette histoire. C’est Emily et moi contre tous, et ça pour toujours !

– Craig Philinstone ! Ce n’est pas vrai !

Entendre son nom à voix haute me fait sursauter. La blonde à mes côtés s’empare du papier.

– Oh la la, mais ce qu’il est craquant. Le célibataire le plus convoité de New York… Tu as de la chance, Victoria ! lance-t-elle en riant.

Quand j’entends ces mots, j’ai du mal à masquer et ma surprise, et mon agacement. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi Victoria a-t-elle de la chance ? Je suis nerveuse et le feu s’empare de ma peau, ce qui n’échappe malheureusement pas à Victoria.

– Tu vas bien ? me lance-t-elle.

– Je… Non, je suis stressée pour Madame.

– Il faut dire que monsieur Fleck était furieux. Tu dois apprendre à maîtriser tes émotions…

– Oui, je sais.

J’aimerais qu’on en revienne à Craig. Heureusement, une autre femme, une jolie Eurasienne qui doit avoir mon âge, relance Victoria sur le sujet.

– Oui, c’est vrai qu’il est charmant, et que le feeling passe bien entre nous. Je l’ai senti au gala. Il m’a demandé en rendez-vous depuis et je pense qu’il va devenir un régulier ! C’est vrai qu’il est plus plaisant que monsieur Namoko !

Elles rient toutes, mais je ne sais pas qui est ce Namoko. Il faudra que je me renseigne. Quoi qu’il en soit, je suis jalouse à en avoir la nausée. Craig a vu Victoria, il n’y a plus aucun doute possible, c’est un salaud de la pire espèce. Il savait que je finirais par être au courant. Il doit s’en moquer, peut-être que ça fait partie du jeu.

– Tu crois que ça pourrait être un exclusif ?

– Je vais tout faire pour.

Comme si j’étais assise sur un ressort, je saute du canapé et m’excuse pour aller me rafraîchir avant mon entretien. En passant, quelques filles me souhaitent bon courage, mais Victoria me regarde d’un drôle d’air. Il faut que je fasse plus attention, j’ai le sentiment qu’elle se doute de quelque chose.

« Un exclusif », non mais carrément, elle ne doute de rien ! Les exclusifs sont des hommes immensément riches qui payent une Losange à l’année, pour leur plaisir exclusif. Il est question de millions de dollars et seules deux Losanges ont obtenu ce contrat… Madame en faisait partie. Si Craig devient l’exclusif de Victoria, je vais avoir vraiment du mal à l’accepter.

Stop, arrête de penser à lui et avance, Emily !

– Je suis fils unique, et vous ?

– Idem. Mes parents ont tout fait pour m’avoir, les médecins ont dit à ma mère que j’étais un miracle. Ils n’avaient que 10 % de chance de concevoir un enfant naturellement. Nous sommes très soudés tous les trois… Ils m’ont un peu couvée ! Mais je tiens à leur prouver que je suis autonome.

Elle est si charmante quand elle parle de sa famille, pourtant je déteste ce sujet de conversation d’habitude. Je poursuis :

– C’est pour ça que vous ne leur avez pas demandé d’aide pour vos études ?

– Entre autres, oui, et aussi le fait qu’ils auraient été capables de vendre leur librairie, qui est comme leur autre enfant, pour moi. Et ça, il en était hors de question. Vous savez ce que c’est, vous avez un enfant !