Extraits

Elle nous avertit qu'on n'est pas là pour apprendre à mettre des gestes sur du français mais pour apprendre tout à fait autre chose. Pour ça, elle attrape un dictionnaire, un Petit Robert qui traîne sur le bureau, le feuillette, fait semblant d'articuler des mots puis, avec une espèce de grimace perplexe, elle met le dico à la poubelle. Et comme si ça suffisait pas, elle sort la poubelle dans le couloir et revient en faisant des gestes du genre "Bon débarras !". Je n'ai jamais vu un prof faire un truc aussi dingue et, l'espace d'un instant, je me dis qu'on va pas s'ennuyer !

Je commence à capter. En fait, c'est moi qui devient soudain moins sourd à ce qui se passe autour de moi.

Elle est partie.

Je me suis endormi et elle est partie.

Je me suis endormi et je l'ai même pas embrassée.

Je me suis endormi et j'ai même pas son numéro de portable.

Je me suis endormi et... je connais ni son nom ni son signe !

Pour moi, elle est juste la Violette Infernale.

Violente et douce, lointaine et calée contre mon flanc, si proche et introuvable.

Elle est une sensation, un élan, une tempête.

Elle est envolée.

-[... ] Et Sonia, j'imagine que quand elle était petite, elle avait les cheveux plus longs, elle devrait les tripoter, les enrouler autour de son doigt, alors c'est devenu son signe.

- Mais maintenant, elle a les cheveux courts, c'est débile.

- Non, c'est pas plus débile qu'autre chose. Je connais un sourd dont le nom signe c'est <<tresse sur le côté>>. Aujourd'hui, il est chauve. Ça n'empêche que c'est par ce signe que tout le monde l'identifie. S'il change de prénom sous prétexte qu'il a plus de cheveux, on ne sera plus que c'est de lui qu'on parle. C'est culturel. C'est pas plus débile que de donner à son môme un nom de shampoing.

Et vlan ! Prends-toi ça dans la tronche !

Évidemment, toi, tu t'es jamais posé la question de ton identité, avec tes oreilles qui, pardon, mais... sont franchement décollées. T'es quoi ? Entendant profond ou sévère ? Déficient gestuel ? Débile oculaire ? Chez nous, c'est très fort cette question de l'identité.

Autre mutation, plus flippante : mon père fait une espèce de come-back dans ma vie. Enfin, le terme "come-back" est peut-être pas le plus approprié parce que, pour faire un come-back, faut avoir un peu occupé la scène à un moment ou un autre, j'imagine, au minimum avoir fait une figuration intelligente, or...

Je commence à capter. En fait, c'est moi qui devient soudain moins sourd à ce qui se passe autour de moi.

On nous distribue les emplois du temps. Quand je vois la tronche de mon vendredi, je suis au bord du pétage de plombs. L'option ! Merde... L'option... Elle m'était totalement sortie de la tête, et là, elle me tombe dessus d'une force ! Les cours auront lieu le vendredi de seize heures trente à dix-huit heures trente.

Ma mère m'a mis le deal entre les mains dès la fin du premier trimestre de seconde : soit je remontais ma moyenne générale de deux points, soit j'étais inscrit d'office à une option cette année.

Il aurait suffi que je bosse un peu... Mais ça ! Faut croire que mes profs ont raison, je suis partisan du moindre effort. Le seul truc auquel j'ai échappé, c'est d'aller faire du russe ou du badminton dans un lycée à l'autre bout de Paris. Quitte à me taper une option, je voulais pas me faire des transports en plus.

Résultat des courses : LSF.

- Quoi ? j'ai dit la première fois que ma mère m'a parlé de ça.

- LSF, langue des signes française.

- Mais pour quoi faire ? C'est pour les sourds, la langue avec les mains. Je suis pas sourd. Franchement, j'ai même jamais croisé un sourd de ma vie. A quoi ça va me servir d'apprendre la LSF ?

- À avoir des points au bac !

- Mais maman...!