Extraits

Je la regardai traverser la terrasse avec son fils dans les bras, puis descendre l’escalier. Le poids de Darren la fit chanceler une fraction de seconde, et j’eus l’envie de m’élancer à son secours, mais je restai immobile et la contemplai qui luttait pour regagner sa voiture de location. Elle éprouva d’autres difficultés pour ouvrir la portière arrière d’une seule main, et en se penchant elle parvint à mettre le corps mou de Darren sur le siège pour enfant. Elle claqua la portière, contourna la voiture et s’installa sur le siège du conducteur.

Nous sortîmes du bureau et nous dirigeâmes vers l’avant de la maison. Quand nous atteignîmes l’entrée, Darren s’était endormi. J’ouvris la porte et un courant d’air frais vint à notre rencontre. L’été restait agréable mais menaçait toujours de tourner à la canicule. Au loin on percevait le ronronnement d’une tondeuse électrique.

En gloussant il se balança d’avant en arrière, se tordit les mains puis les agita en l’air en postillonnant d’abondance. Il se mit à courir d’un bout à l’autre de la pièce et donna des coups de pied dans les étagères, les chaises, le bureau, érafla les plinthes, griffa les murs et laissa des traces poisseuses sur le plâtre. Son rire monta encore dans les aigus avant de se muer en un aboiement étranglé suivi de sanglots serrés. Il se jeta sur le sol où il gigota un moment avant de se ramasser en une pose fœtale. Il resta ainsi, à sucer son pouce.

Mais c’était le conducteur qui intéressait Darren. Un des pieds de la poupée s’était pris dans le volant, empêchant sa chute. Visiblement mécontent, l’enfant s’évertua à le libérer. Il tira sur la poupée, tourna le petit corps en grognant de frustration jusqu’à ce qu’il réussisse. Il le brandit alors loin de lui, examina son visage de plastique et lui ôta la tête. Puis il le plaça à côté de la poupée du petit garçon.

Il avait repéré les poupées. Trois hommes, une femme, un garçonnet. Petites, en plastique rose tendre, avec des visages souriants et candides, des corps anatomiquement corrects et démontables. À côté des personnages se trouvaient deux voitures de tailles correspondantes, une rouge et une bleue. Un siège pour bébé miniature était placé sur la banquette arrière du véhicule bleu.

Dans le coin de la pièce où elle était assise, sa mère lui jeta un regard fugace. Depuis dix minutes elle lisait la même page d’un livre de poche intitulé : Ayez la volonté de réussir ! Tout dans son attitude démentait sa nonchalance affichée. Elle se tenait très droite sur sa chaise, se grattait le crâne, tirait sur les mèches de sa longue chevelure noire comme s’il s’agissait de fils de coton et ne cessait de les enrouler et les dérouler autour de ses doigts. Un de ses pieds marquait un rythme quatre-quatre parfait, et la vibration montait le long de sa cheville pâle et nue pour se perdre sous l’ourlet de sa robe d’été.

À deux ans passés, l’enfant était plutôt fort pour son âge, avec cette fluidité dans la coordination motrice qui signale les futurs héros du stade. Blond, les traits épatés, il avait les yeux sombres. Ses joues rebondies et son nez étaient ponctués de taches de rousseur ambrées. Un gamin digne de Norman Rockwell : le genre de fils dont n’importe quel Américain pur-sang serait fier.

Le grincement des jouets métalliques couvrit un instant le ronronnement de la caméra vidéo. Il repoussa les voitures avec brusquerie, comme si elles lui brûlaient les doigts. L’une d’elles se retourna et tangua sur son toit, telle une tortue en mauvaise posture. Il la toucha du doigt, leva les yeux vers moi, dans l’expectative.

J’ai toujours détesté les réceptions et, dans des circonstances normales, je ne serais jamais allé à celle de ce samedi-là.

Mais mon existence n’était qu’un immense désordre. Je négligeais mes principes, et c’est ainsi que je plongeai dans le cauchemar.