Extraits

Le bruit du vent s'entend dans la carlingue de l'appareil. L'avion s'est mis en mouvement et roule vers la piste de décollage. "Es-tu prêt à partir ?" Il est prêt. Il consent à ce qu'on l'ampute. Chaque départ est une perte.

Elle a passé la journée à recueillir des témoignages et tous disent la même chose : la peur, le visage profond de l'effroi face à ces hommes dont le surgissement signifie l'éclipse de notre monde. Tout sera brûlé. Ils sont venus pour régner, s'emparer des villes, des corps, des esprits.

Elle repense à Antoine Poidebard et à cet empilement du temps. Tout est là, sous elle : les campagnes d'Alexandre, la muraille qui assura la Pax romana, les lignes que Churchill et les Français tracèrent lors de la conférence du Caire, l'avancée de Daech. Elle glisse sur le temps, survole les hommes, leur minuscule destin, et elle ne les voit même pas. D'où elle est, seule apparaît la terre dorée d'Orient.

L'avion file dans le ciel de Turquie et d'Irak et il lui semble les sentir, ces centaines de milliers de vies, qui au fur et à mesure du temps se sont massacrées sur ces terres. Que reste-t-il de tout cela ? Des fortifications, des temples, des vases et des statues qui nous regardent en silence. Chaque époque a connu ses convulsions. Ce qui reste, c'est ce qu'elle cherche, elle. Non plus les vies, les destins singuliers, mais ce que l'homme offre au temps, la part de lui qu'il veut sauver du désastre, la part sur laquelle la défaite n'a pas prise, le geste d'éternité. Aujourd'hui, c'est cette part que les hommes en noir menacent. Ils brandissent leurs armes et hurlent qu'ils n'ont pas peur de la mort.

Corps, souviens-toi, non seulement de l’ardeur avec laquelle tu fus aimé, non seulement des lits sur lesquels tu t’es étendu, mais de ces désirs qui brillaient pour toi dans les yeux et tremblaient sur les lèvres...

Adieu, elle est venue pour cela. Adieu, oui, elle le dit de la main, avec ce geste inachevé, ces deux grands yeux qui semblent avoir tout vu et ne plus rien à craindre, adieu, je suis maintenant avec certitude que tout peut commencer.

« La foule hurle à son passage. La ville est en liesse. Hailé Sélassié retrouve Addis Abeba qu’il a quittée quelques années plus tôt alors qu’elle était mise à sac, Addis Abeba qui a vécu l’occupation et a essayé de se battre, comme ce jour où neuf grenades furent lancées sur Graziani, neuf grenades qui auraient dû le tuer neuf fois mais il est difficile de tuer les hommes qui vivent par le sang et le sort parfois a des égards étranges. »

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Écoutez nos défaites

Gaudé, Laurent

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« Les Américains sont en place. Il les a repérés. Deux en bas de l’immeuble. Un troisième un peu plus loin. Certains ont dû s’installer sur les toits. Une voiture est sûrement prête à intervenir. Ils sont là, le piège est en place et la statue du lion de Juda regarde les conspirations des hommes et le brouhaha incessant des voitures avec la même indifférence. »

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Écoutez nos défaites

Gaudé, Laurent

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« Moi, Hailé Sélassié, premier empereur d’Éthiopie, je suis ici aujourd’hui pour réclamer la justice qui est due à mon peuple… »

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Écoutez nos défaites

Gaudé, Laurent

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« De plus en plus froid, mais il pourrait casser son pupitre en deux. Tous ceux qui l’observent aujourd’hui, ces cinquante pays-là, ceux qui rigolent du cirque des journalistes italiens ou ceux qui trouvent cela scandaleux, tous représentent des pays qui ont laissé mourir l’Éthiopie. Ils ont vendu leur âme pour acheter la paix. Et ils n’ont pas envie d’entendre ce qu’il est venu dire parce qu’ils savent que ce sera comme un reproche. »

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Gaudé, Laurent

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