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Et il est inutile de prétendre que la Venise touristique n’est pas la véritable Venise, ce qui demeure possible pour d’autres villes – Rome, Florence ou Naples. La Venise des touristes est Venise : les gondoliers, les couchers de soleil, la lumière changeante, le Florian, le Quadri, Torcello, le Harry’s Bar, Murano, Burano, les pigeons, les ouvrages de perles, le vaporetto. Venise est un accordéon de cartes postales d’elle-même. Et bien qu’effectivement (comme on le dit quelquefois d’un ton sentencieux), presque deux cent mille personnes vivent là une existence quotidienne, laborieuse, ils y sont également touristes ou guides. Presque tous les Vénitiens sont des amateurs d’art, des connaisseurs de leur ville, prêts à discuter du Tintoret, à vous montrer spontanément l’escalier en spirale (dont on dit qu’il défie le vide), à vous expliquer le dialecte vénitien ou vous signaler la Marangona, la cloche du Campanile, quand elle sonne à minuit.
Un comte montre les Tiepolo au plafond de la chambre de sa femme ; un dentiste montre sa salle d’attente, autrefois un ridotto. Tout a été catalogué, avec un orgueil qui tient à la connaissance de l’objet plus qu’à l’objet en soi. « Un faux », dira un bourgeois avec mansuétude, désignant son Tintoret. « C’est celui de Réjane », dira une propriétaire, vous montrant le lit délabré dans l’appartement qu’elle veut louer. L’orgueil d’étaler son savoir peut dépasser l’intérêt matériel, ou la vanité de posséder. « Dix-huitième ? » demandez-vous, plein d’espoir, à l’antiquaire, examinant un service de porcelaine. « Non, dix-neuvième », répond-il d’un ton ferme, manquant ainsi la vente.
Afficher en entierMais pourquoi devrait-elle être belle, finalement ? Pourquoi Venise, mise à part sa situation particulière, devrait-elle être un enchantement ? Il semble que l’on soit là devant un paradoxe. Comment ce peuple de commerçants, qui ne vivaient que pour l’appât du gain, a-t-il pu créer une cité de rêve, belle comme un songe ou un conte de fées ? Ceci est la pièce maîtresse de ce puzzle qu’est Venise, la pierre d’achoppement sur laquelle on ne cesse de trébucher, quand on tente de réfléchir à son histoire, de faire coïncider le fait historique et le fait visuel que l’on a sous les yeux. Venise ne peut être un accident heureux, ni un jeu de lumière. J’ai longtemps pensé à cela, et il m’apparaît à présent que, comme dans la plupart des énigmes, la clef réside dans la manière dont on pose la question. « Belle comme un songe ou comme un conte de fées… » Il n’y a là aucune contradiction, si vous réfléchissez un instant aux images de la beauté que l’on trouve dans les contes de fées. Ce sont des images de la richesse. Or, cercueils d’or, cercueils d’argent, la fille du meunier qui file l’or à longueur de nuit, la caverne d’Ali Baba, remplie d’or et d’argent volés, le jardin souterrain où Aladin découvre des arbres à pierres précieuses, qu’il cueille de ses mains, des rubis, des diamants, des émeraudes, la fille de la Reine, avec ses cheveux d’ébène et ses lèvres de rubis, le trésor enterré dans la forêt, le trésor que gardent des chiens aux yeux semblables à des escarboucles, le trésor gardé par la Bête – voilà l’esprit de cet enchantement dont Venise est la proie, rose et perlée, comme la Belle au Bois dormant, intacte au travers des siècles, pétrifiée, tandis qu’autour d’elle croît la forêt de béton du monde moderne.
Une cité totalement matérialiste n’est rien d’autre qu’un rêve incarné. Venise, c’est l’inconscient du monde : le trésor étincelant d’un avare, gardé par une Bête aux yeux d’agate blanche, et par un saint qui est en fait un prince, lequel vient de tuer le dragon.
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