Epsilon, tome 3 : Le secret des chimères

Prologue

P. 7

Son arme dans le dos et sa musette vide au côté, Naa'gara s'élançait de branche en branche dans la touffeur de la forêt tropicale. Malgré sa souplesse et sa légèreté, intérieurement, elle sentait un poids plomber sa poitrine. Elle ne parvenait toujours pas à comprendre pourquoi elle avait épargné ce soldat. Quelle bêtise! En agissant ainsi, elle avait désobéi aux ordres et elle le regrettait déjà amèrement.

Accroupie dans la clairière auprès du type dont elle venait d'ouvrir la boîte crânienne en deux, elle s'apprêtait à prélever son cerveau quand le jeune humain l'avait surprise en flagrant délit. Son corps s'était tétanisé.

Mais pourquoi, au juste? Avait-elle été honteuse d'être ainsi prise sur le fait? Aurait-elle voulu disparaître aussitôt? À moins que ce ne fût tout autre chose. Cet humain était si jeune, si... étrangement beau! Tellement différent des autres, aussi! Dans ses yeux, elle avait vu une série d'émotions contradictoires se succéder, de l'effroi à l'admiration.

Personne ne l'avait jamais regardée ainsi.

Ce moment suspendu hors du temps pendant lequel ils s'étaient observés mutuellement, presque perdus dans le regard l'un de l'autre, lui avait semblé durer une éternité.

Puis, d'un coup, la magie s'était brisée. Il avait crié quelque chose dans sa langue bizarre. Naa'gara avait compris qu'il allait utiliser son arme et elle avait bondi avant que le projectile mortel ne la touche.

Elle avait disparu, happée par le feuillage violet des iverniers dont elle s'était empressée d'escalader le tronc rugueux. De son poste d'observation, là-haut, elle avait continué à le regarder, fascinée. Le jeune soldat n'avait tiré qu'une seule fois puis, de rage, il avait donné un coup de pied dans une grosse racine avant de jeter un dernier regard à son acolyte mort et de s'en aller.

Naa'gara l'avait laissé partir sans rien faire. À regret, elle était alors partie dans la direction inverse. Elle était loin, maintenant, très loin de lui, et elle savait au fond qu'elle avait mal agi. Elle aurait dû le suivre, lui tomber dessus et lui planter sa lame dans le dos sans aucune pitié. Comme à tous les autres. C'était les ordres: pas de quartier. Il fallait tuer jusqu'au dernier ces sauvages qui détruisaient la forêt, pillaient leurs ressources et massacraient les zulas. Les tuer et si possible prélever leur âme pour éviter qu'ils ne reviennent les hanter.

En combattante aguerrie, Naa'gara en avait déjà tué une quinzaine à elle seule sans jamais éprouver le moindre remords. Ces êtres représentaient un vrai danger pour leur peuple. Il fallait en éradiquer la race. Cette fois, pourtant, elle ne s'était pas sentie capable de lui fendre le crâne. Cet humain avait quelque chose que les autres ne possédaient pas.

Naa'gara secoua la tête. Elle se cherchait des excuses, mais rien ne pouvait excuser sa lâcheté. Elle avait failli aux ordres de l'aryakma et s'en voulait cruellement. Par sa faiblesse, elle venait de mettre en péril toutes les siennes. À cause d'elle, l'ennemi savait désormais à quoi elles ressemblaient.

Lorsqu'elle arriva au nid, une immense plateforme couverte accrochée à la falaise à plus de vingt mètres du sol, faite d'enchevêtrements de lianes épaisses, elle se demandait encore quoi faire. Devait-elle révéler sa faute à ses compagnes, au risque d'être punie, ou ne rien dire? C'était là un cruel dilemme que sa conscience ne parvenait pas à résoudre.

Lorsqu'elle des sentinelles la héla, elle sentit aussitôt ses joues lui chauffer comme si la culpabilité se lisait sur son visage. Mais l'autre ne remarqua pas son trouble; elle s'inquiétait juste de savoir pourquoi elle rentrait déjà.

Naa'gara ouvrit des yeux étonnés. Surprise que la jeune guerrière ne fût pas au courant, la garde lui apprit qu'une cinquantaine de ses semblables venaient de quitter le camp pour aller attaquer la base humaine. La stratégie avait changé. Leur but était maintenant d'éliminer les chefs et de saboter les engins volants. Ensuite seulement elles s'occuperaient des petits camps disséminés dans la forêt en amont des chutes.

Naa'gara se demanda un instant si elle devait rejoindre ou non ses consoeurs.

Elle hésitait encore quand une des vénérables anciennes apparut sur le seuil de la salle principale. Vêtue d'une longue robe pourpre et coiffée d'un diadème de topaze qui surmontait un savant entrelacs de tresses, la vielle femme lui signe de la rejoindre et désigna le coffre hermétiquement fermé, gravé de symboles ésotériques, qui se trouvait à ses côtés, puis la musette qu'elle portait. Naa'gara comprit immédiatement et se toucha le front en signe de dénégation, légèrement honteuse de n'avoir pu ramener d'âmes, cette fois-ci.

Sans un mot, elle s'empara de la lourde caisse et suivit la vieille jusqu'au fond de la salle. Là, derrière un rideau de lianes fleuries, se trouvait l'entrée d'un tunnel qui s'enfonçait au coeur de la falaise. Aux murs, des plaques d'un métal cuivré phosphorescent guidèrent leurs pas jusqu'à une pièce plus sombre dans laquelle trônait un imposant miroir encadré de métal noir. Curieusement, ce miroir, qui se trouvait pourtant au milieu de la pièce, ne réfléchissait aucune image. Mais lorsque l'ancienne en toucha la surface lisse et froide pour dessiner une série de signes compliqués, un diaphragme apparut au centre et s'écarta progressivement, déversant dans la petite salle une vive lueur mauve. À présent complètement ouverte, la porte ressemblait à un écran lumineux qui palpitait d'une lumière violette marbrée de filaments noirs.

Naa'gara salua l'aïeule d'un signe de tête respectueux avant de s'engager dans l'ouverture, le précieux coffre entre les mains. Sans hésiter, elle franchit l'écran lumineux et disparut de l'autre côté de la porte, qui se referma doucement derrière elle.

L'ancienne ferma les yeux, comme usée par le temps, et, à pas lents, quitta la pièce à nouveau plongée dans l'obscurité.