Extraits

Nous nous taisons un moment.

- Tu l'aimais bien? demande Evan.

- Non. Un peu. Il était gentil. Quand nous étions seuls, il était gentil.

- Mais c'est un lâche, affirme Evan.

- Tu le connais?

- Les lâches, je connais.

- Oui, je suppose qu'il l'est, dis-je suis avec un soupir.

Je regarde Evan, mais il a cessé de me regarder. Ses yeux sont fixés sur l'avant de la salle, où M. Fisk efface le tableau à grands gestes.

Je veux que chacun puisse vivre, même si ma propre vie est finie. Je veux que chacun puisse vivre précisément parce que c'est fini pour moi.

Je n'aurai pas l'occasion d'étudier la courbe du sourire d'un autre garçon. Je n'aurai pas l'occasion de m'étourdir de railleries taquines. Je n'aurai pas l'occasion de marcher dans le couloir avec lui comme Kelsey l'a fait aujourd'hui, chacun remarquant : Ils sortent ensemble, ces deux-là. Je n'aurai pas l'occasion de tomber amoureuse. Je n'ai jamais été amoureuse.

Il me donne le carnet. Je le prends avec délicatesse et le feuillette, mon visage ne cessant d'apparaître devant moi, mais avec de légères différences, comme si je changeais d'expression, comme si je bougeais. Cette fille qui est moi. Qui n'est pas moi.

Kelsey marche jusqu'à son casier dans un tourbillon de chuchotements, chacun répétant la rumeur qui s'est répandue comme une traînée de poudre : << Wes Nolan lui a dit non. A elle Kelsey Pope ! >> Leurs murmures vibrent d'excitation et leurs yeux pétillent de joie. Je me rends compte qu'ils espéraient cela. Ils sont contentes de la voir rabaissée. Et je me demande si la popularité ne se résume pas à une foule qui attend de vous détester au grand jour.

- Bref, on est mortes à présent. Qu'importe ce qu'ils racontent ! En quoi est-ce différent de ce qu'ils racontaient sur nous quand on était vivantes ?

- Quand tu meurs, m'a dit un jour Lucas Hayes, c'est comme si toutes les anciennes blessures de ton corps, toutes les écorchures aux genoux, les fines coupures, tous les boutons, se rouvraient pour affirmer : << Tu vois ? Je t'avais prévenu. >>

[...]

Ma meilleure amie, Usha Das, avait une autre hypothèse.

- Mourir n'est pas douloureux, disait-elle. Ce n'est rien..

Ca fait peur maintenant, mais tu ne ressentiras aucune peur quand tu ne seras plus rien. Tu ne ressentiras plus quand tu ne seras plus rien.

- A ce qu'il paraît, je suis juste une fille qui est morte.

- Qui a fait cette charmante remarque ?

- Lucas Hayes.

Evan plisse les yeux.

- Et tu te soucis des propos de Lucas Hayes depuis...

- Depuis que je suis sortie avec lui.

Je lève les mains.

- Tu es au courant à présent.

Evant hausse les sourcils.

- Oh. Quand...

- De décembre à ma mort. Un trimestre.

Durant les deux semaines suivantes, je me cache près de la peinture murale, recouverte d'une housse comme un vieux meuble, et attends que quelqu'un passe et pense à moi, ce qui finit toujours par arriver. Alors, rapide comme un murmure, j'entre dans se peau. Je suis tout le monde. Je suis un grilleur, un super-mâle, une mangeuse-de-bible, un doué-en-tout, un anonyme. Mais surtout, je suis vivante.

Bien que Harriet me voie, je me sens plus invisible que jamais.