Eva Miller, Tome 2 : Emrys

Chapitre 1

Réminiscence

Une obscurité pesante régnait dans la grande salle de réunion, située au sous-sol de la maison d’Anne, ma mère. Je ne perçus aucun bruit aux alentours, malgré mon ouïe surdéveloppée. Tout était calme, trop calme à mon goût. Ce silence de mort allait rendre les évènements encore plus difficiles, car il laissait libre cours aux souvenirs et pensées angoissants.

Ma mère se tenait allongée au centre de l’immense table monastère qui siégeait dans la pièce, une robe blanche immaculée couvrait délicatement son corps. Elle semblait si fragile habillée ainsi. Mon regard se posait régulièrement sur elle, à la recherche du moindre mouvement, mais son petit corps demeurait immobile depuis une dizaine de minutes. Elle paraissait morte, je ne perçus même plus les mouvements de sa respiration. Tout le monde attendait patiemment, le regard empli d’inquiétude. Soudain, la voix mélodieuse de ma génitrice brisa discrètement le calme qui perdurait, m’arrachant à mes pensées.

— Nous venons de vaincre Liam, annonça-t-elle faiblement.

Liam, l’un des plus anciens vampires que je connaisse, dirigeait les créatures surnaturelles de l’Ouest. Sa carrure ne paraissait pas excessivement imposante, mais la menace qui émanait de son regard noir compensait largement sa petite taille. Il s’agissait d’un vampire intelligent et redoutable, mais son désir de conquête l’avait poussé à commettre l’irréparable… Il souhaitait prendre le contrôle du clan de l’Est, car j’en faisais partie. Plus que tout, il convoitait mon pouvoir. Mon sang hybride, mi-humain, mi-vampire, me rendait particulièrement intéressante, à tel point que même transformée en être de la nuit, je restais la plus forte de mon clan. Pourtant, quelques vampires de mon entourage accumulaient déjà des siècles d’existence derrière eux ; cependant, ils n'arrivaient pas à me vaincre lors de nos petites joutes amicales.

Liam pensait qu’en mettant la main sur moi, il sortirait vainqueur de toutes ses batailles sans difficulté : il s’imaginait déjà maître du monde. Ce salaud était même allé jusqu’à tuer mon père, Victor, l’ancien chef des vampires de l’Est, quelques mois avant ma naissance, dans l’espoir de m’obtenir plus facilement. Il avait eu vent de ce miracle : un vampire a réussi à engendrer un enfant avec une humaine. Ma mère m’avait soigneusement dissimulé mes origines, elle ne m’a révélé la vérité qu’au moment de ma transformation. Quand j’ai su ce que j’étais réellement, j’ai été très surprise de ne pas avoir eu plus d’envieux à mes trousses. Mais je ne m’en plaignais pas, Liam avait fait suffisamment de dégâts dans ma nouvelle vie. J’espérais du plus profond de mon cœur qu’il serait le seul vampire à me convoiter. Le clan de l’Est avait décidé de me transformer en vampire pour que je les aide à vaincre ce meurtrier une bonne fois pour toutes.

Quelques jours après ma transformation, nous pénétrâmes sur son territoire afin de l’exterminer et par la même occasion, venger la mort de mon père. Vatilia, la sœur de Victor, nous guidait dans cette guerre. Il s’agissait d’une vampire aussi belle que redoutable, elle avait pris la place de son frère après sa mort. Celle-ci lui revenait de droit, car elle avait un lien de sang avec lui. Grâce à cela, ils ont pu empêcher Liam d’accéder à notre trône quelques mois avant ma naissance. Cela ne l’a pourtant pas empêché de continuer à mener des offensives contre notre clan pendant des années… Quand je pense que ma mère a réussi à me tenir à l’écart de ce conflit pendant tout ce temps ! Elle reste la femme la plus courageuse à mes yeux.

Je ne maîtrisais pas tout à fait mon corps et mes nouveaux pouvoirs quand nous attaquâmes nos adversaires, il m’aurait fallu une semaine d’entraînement supplémentaire pour satisfaire les attentes de mon clan. Nous remportâmes tout de même la bataille, mais le prix à payer fut très lourd ! Malheureusement, notre ennemi avait réussi à tuer Vatilia avant que nous ne l’ayons arrêté. Mais il s'agissait de sa dernière tuerie, car Aaron, le compagnon de notre défunte chef, fut pris d’une rage incontrôlable, et il extermina Liam en un clin d’œil.

— Je prépare une infusion pour m’aider à dormir, continua ma mère, toujours d’une voix faible. Je m’allonge ensuite sur le canapé et j’allume la télévision, dans l’espoir de penser un peu à autre chose. La perte de Vatilia m’a énormément affectée.

Une larme, d’un rouge presque rose, coula lentement le long de sa joue et finit sa course dans son abondante chevelure brune. Aaron, qui se tenait assis à côté d’elle, saisit discrètement sa petite main et la serra affectueusement contre son cœur, comme s’il cherchait à lui transmettre son courage, ou peut-être son amour. Depuis la mort de Vatilia, notre nouveau chef et ma mère entretenaient des rapports assez particuliers. Ils avaient considérablement changé l’un envers l’autre. Tous leurs gestes devenaient plus doux, emplis de sous-entendus ; je soupçonnais fortement entre eux une relation bien plus qu’amicale ou professionnelle.

— Je plane dans mes pensées, lorsqu’un bruit sourd résonne à mes oreilles, me ramenant à la réalité. Quelqu’un frappe violemment contre la porte. Je me lève à toute vitesse tout en me demandant qui peut bien venir chez moi à une telle heure. Je suis tellement inquiète que je me prends les pieds dans le tapis de l’entrée et m’affale sur le sol. Je me relève péniblement ; mon poignet me brûle, mais je n’y prête guère attention. L’inconnu ne s’est pas arrêté de frapper à la porte un seul instant. Ce martèlement me tape sur le système. Je prends mon courage à deux mains et ouvre la porte à l’individu qui la maltraite.

La fin de sa phrase nous parvint dans un murmure. Elle semblait ne plus avoir de force pour parler. Ses traits se crispèrent, transformant son adorable visage en quelque chose d’effrayant. Sa bouche étroite se pinça, effaçant son éternel sourire angélique. Ses petits yeux, d’un vert clair étincelant, se fermèrent brusquement, comme si ce qu’elle voyait demeurait insupportable. Son corps se mit à trembler. Aaron approcha son visage de ma mère et intervint de sa voix calme, mais autoritaire.

— Courage Anne, souffla-t-il à son oreille d’une manière un peu trop intime à mon goût. Nous avons juste besoin de savoir qui t’a fait ça. Décris-moi ce que tu as vu derrière la porte.

Grâce à ses encouragements, elle parvint à rouvrir les yeux. Les tremblements cessèrent d’ébranler son corps sans défense. Elle se forçait à rester courageuse, mais sa voix trahissait son effroi.

— Un homme se tient devant moi, reprit-elle. Il est grand et âgé d’environ vingt-cinq ans. Son teint semble hâlé sous la lumière de l’entrée et ses cheveux noirs comme l’onyx lui tombent sur les épaules.

Elle s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Je ne l’avais jamais vue dans cet état, elle qui avait toujours été si forte. Elle ne m’avait jamais laissée voir ses faiblesses. Elle m’avait élevée seule, mais ne s’en était jamais plainte. C’était une femme remarquable à tous points de vue, et la voir dans cet état me faisait vraiment froid dans le dos. Comment un homme, aussi dangereux soit-il, avait-il pu la rendre si faible ?