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CHAPITRE 1

L’ENRÔLEMENT

C

E soir-là, tout était gris. Gris le lycée américain, gris le ciel à la sortie, grises les rues d’ordinaire si joyeuses à cette heure, grise l’humeur de Peter. C’est pourquoi il n'avait nulle envie, ce soir, d’accompagner à la brasserie locale les quelques amis qu’il avait pu se faire au sein de son équipe sportive. En effet, il n’en avait plus ailleurs, notamment dans le groupe qu’il avait été contraint de quitter sans aucune gloire, ni pour lui ni pour le groupe. La guerre qui faisait rage en Europe occidentale n'était-elle pas due à une agression nazie ? Et Peter n'était-il pas, de notoriété publique, un ancien élève d’une grande école nazie ? Dans ce cas, comment tolérer plus longtemps sa présence dans une troupe d’éclaireurs pour lesquels guerre et nazisme ne faisaient plus qu’un ? Peter avait bien vu que, depuis quelques temps déjà, on le regardait avec méfiance, on se détournait de lui. Lorsqu’il en demandait la raison, on haussait les épaules et on se contentait de l’isoler en le maintenant dans des tâches subalternes qu’il exécutait pourtant, toujours décidé à ne pas faire parler de lui, ni avec envie ni avec reproche. Et puis, dès la veille, le chef de troupe l'avait convoqué, pour lui signifier, l’air tout juste embarrassé, que sa présence parmi les éclaireurs n'était plus vraiment souhaitable. Peter, qui sentait venir le vent, n’en avait pas demandé davantage, s’offrant même le luxe de claquer la porte en repartant.

Que lui importait désormais de vivre comme un de ces adolescents un peu trop réjouis à son goût et qui ne pensaient, en sortant des cours, qu’à aller trinquer dans cette brasserie où l’on servait de la bière pas chère ? Non, ce soir-là, il ne les accompagnerait pas : la bière n’aurait plus le même goût, lui semblait-il. Jusqu’aux copains qui n’auraient plus le même rire, ainsi que le lui soufflait le grand vent de tristesse qui balayait en lui toute velléité d’espérer en quoi que ce soit d’autre que la solitude.

Il allait désormais rester seul, tout seul, irrémédiablement seul, sans pouvoir un instant s’expliquer la nature de ce sentiment, si étrange et si soudain.

Tout avait changé ce soir-là, autour de lui et même en lui…

Souvenirs de Peter :

Je ne possédais d’ordinaire aucun sens divinatoire mais cette curieuse sensation… je devrais dire : ce souhait inconscient de changement, d’évolution dans mon existence allait se concrétiser d’une manière tout à fait inattendue sitôt rentré au logis. L’oncle Mark en serait le principal artisan.

Quelle erreur avais-je pu commettre en le considérant d’emblée comme une sorte de père tranquille, appréciant la douceur de vivre qu’éprouvent généralement tous les résidents en Suisse ! Il est vrai que je connaissais fort peu de choses de son passé : pourquoi avait-il émigré en Suisse ? Il occupait, je le savais, un vague poste dans une sorte d’annexe de l’ambassade américaine. Je ne l’avais jamais interrogé sur son travail : l’aventure que j’avais si récemment vécue dans cette Allemagne gangrenée par le parti nazi, les regrets que j’y avais laissés, sous la forme de l’ami que je n’avais pu sauver en même temps que moi, toutes ces péripéties m’accaparaient l’esprit au point de ne plus m’intéresser à quoi que ce fût d’autre. Sitôt remis de ce périlleux passage de frontière, j’avais pris le parti de ne m’attacher qu’aux multiples petits soucis du quotidien, qui étaient ceux d’un lycéen ordinaire – du moins, tel que je voulais le paraître…

Hélas diverses indiscrétions de sources indéterminées avaient semé dans la rumeur publique quelques épisodes de mes récentes aventures : plusieurs de mes condisciples savaient que j’avais été membre de la Hitlerjugend, puis élève dans la Napola de Postdam ; j’avais recueilli de leur part diverses réactions, allant de la curiosité passionnée à la méfiance à peine dissimulée : quand on a fui un pays soumis à une dictature assez féroce pour mettre certains de ses concitoyens dans des camps sur lesquels couraient des bruits effroyables, un régime assez criminel pour ériger le racisme en doctrine d’État, on suscite forcément un certain intérêt, apte à s’exprimer de différentes manières…

Ces précautions que je m’étais imposées, cette volonté de m’enfermer dans un unique souci du quotidien, n’avaient jusqu’ici pas vraiment réussi à endormir complètement les démons qui dévoraient mon âme. Le mot est juste : je les ressentais comme une sorte de cancer qui s’ingéniait à affaiblir et ma volonté et ma résistance physique. J’attendais, j’appréhendais leur réveil tôt ou tard… mais nullement de la façon que mon oncle lui-même allait m’imposer !

J’avais néanmoins toute confiance en lui : je savais qu’il n'avait jamais partagé les sympathies de Maman et de ma tante Guthrie pour le triple K et qu’il me plaignait notamment pour le sort que m’avaient imposé à la fois ma mère et Rudolf Waldmann, mon père, dont elle vivait séparée en attendant de pouvoir un jour adopter la nationalité allemande. La guerre qui venait d’éclater entre le Reich, la France et l’Angleterre, suite à l’agression nazie contre la Pologne, devait encore ralentir ces formalités. Heureusement car ainsi, je n’avais eu qu’un seul parent à fuir, en surplus de la Hitlerjugend et de la Napola. Je n’avais d’ailleurs nulle envie de les revoir ; l’oncle Mark constituait toute la famille qui me restait, ainsi que le réceptacle de l’immense besoin d’affection que je ressentais après des mois vécus dans cette atmosphère d’horreur permanente…

Je me demande donc encore pourquoi il avait, ce soir-là, pris le risque insensé de tout détruire en une seule entrevue… ?

Dès l’entrée dans la pièce qui servait de bureau à l’oncle Mark – j’avais coutume de le retrouver là tous les soirs, où il s’informait des petits événements de ma journée –, je vis qu’il n'était pas seul : le docteur Deriaz et lui-même tenaient conciliabule, assis non loin d’un appareil de radio que je découvrais pour la première fois, encastré dans un compartiment toujours clos de la bibliothèque ; il était en état de fonctionnement, à en juger par la lumière qui sourdait de son principal cadran et des grésillements qui s’échappaient du haut-parleur. D’un geste, oncle Mark me fit signe de fermer la porte capitonnée. Puis, il se tourna vers le médecin. Tous deux m’avaient accueilli d’un sourire, mais qui m’avait tout de suite paru un peu forcé, comme s’ils s’apprêtaient à m’annoncer une nouvelle sinon mauvaise, du moins délicate à formuler…

– Assieds-toi, Peter.

Le ton de Mark était ferme, plus ferme que d’habitude. Avait-il un reproche à me faire ? Je n’eus guère le temps de m’interroger ; déjà, le docteur me questionnait :

– Comment vous sentez-vous, mon jeune ami ?

– Très bien, grâce à vos bons soins, docteur !

J’avais répondu avec un franc sourire : j’aimais beaucoup le docteur Deriaz, ami personnel de mon oncle et qui m’avait accueilli dans sa clinique et soigné avec autant de dévouement que mon oncle. Lui seul, pour l’heure, souriait franchement lui aussi, me regardant comme on considère avec satisfaction une bonne œuvre accomplie. Pour accroître ce sentiment, j’entrepris de lui raconter ma séance sportive du jour, où j’avais même battu le record de mon lycée sur 400 mètres plat, ce qui prouvait que j’étais en pleine forme grâce à ses bons soins… Au moment où, emporté par une sorte de fièvre quelque peu puérile, j’allais enchaîner sur d’autres épreuves d’athlétisme, au cours desquelles je m’étais classé tout aussi honorablement, oncle Mark m’interrompit :

– Peter, que dirais-tu de retourner en Allemagne ?

Fort heureusement, j’étais assis : cette question, si simple qu’elle parût, m’aurait fait tomber à la renverse ! Comme je restais muet de stupeur, le teint blêmi et le cœur battant, Mark renchérit :

– Tout se passerait par l’intermédiaire de l’ambassade américaine à Berlin : tu y serais escorté et muni d’un Aussweis officiellement délivré par l’ambassade du Reich à Genève…

– Peut-être êtes-vous trop sûr de vous, Mark, intervint Deriaz. Comment pouvez-vous être certain que les nazis vont accepter le retour d’un déserteur dans la Napola de Postdam ?

– Mais tout justement parce que ce sera la première fois qu’un déserteur leur reviendra ! fit Mark en écartant les bras pour témoigner de son assurance. Ils en seront tellement surpris qu’ils signeront n’importe quoi sans sourciller, le premier instant de surprise passé ! Et puis, du fait de la guerre, ils n’auront jamais trop de volontaires. Enfin, il suffira que Peter se montre contrit et soumis, ce qu’il est très capable de faire, j’en suis certain : son entraînement à la Napola le servira, j’en suis sûr, mais contre les nazis, cette fois !

Chacun de ces mots pénétrait mon esprit comme autant d’images d’un violent éclat. Je revoyais l’imposante façade du château abritant la Napola, puis les terribles séances d’entraînement et de discipline où l’on s’ingéniait à briser la volonté des Jungmänner pour en faire des robots humains, dépourvus de tout sentiment autre que l’obéissance sans discussion… Soudain, le présent supplanta ces terribles souvenirs, me faisant éprouver une souffrance plus terrifiante encore qui tordit littéralement mes entrailles. Je parvins à bredouiller :

– Oncle Mark… c’est vrai ? Tu… tu veux me renvoyer là-bas ?

– Oui, mais pas comme étudiant, Peter : comme agent de renseignements, sous l’égide des États-Unis !

Il avait mis dans cette phrase un ton de conviction que je ne lui connaissais pas. En même temps qu’il la prononçait, il tirait de la poche intérieure de sa veste un porte-carte de cuir noire contenant notamment un insigne en forme d’étoile dorée, portant, inscrit sur son pourtour, les mots UNITED STATES SECRET SERVICE.

Je reçus un nouveau choc : lorsque j’étais écolier en Virginie, j’avais bien sûr entendu parler de ce service de renseignement créé juste à la fin de la Guerre de Sécession et qui était notamment chargé de veiller à la sécurité interne de l’Union et sur la personne du Président. Et l’oncle Mark la portait ! Il faisait donc partie de ces G-men qui mettaient leur vie en danger pour protéger les intérêts de l’Union ? Où donc était ce « père tranquille » que j’avais cru deviner en lui ? Et le docteur Deriaz, que venait-il faire là-dedans ?

– Le docteur est un de nos agents en Suisse, expliqua mon oncle, comme s’il avait lu dans mes pensées. Il fait lui aussi partie d’une section détachée du USSS, même s’il n’est pas Américain. Il sert notre pays par attachement, car il a de la famille là-bas. Nous avons mis ce plan au point ensemble : tu retournerais à la Napola de Postdam, raccompagné officiellement par les deux ambassades, allemande et américaine, pour solliciter ta réintégration en qualité de déserteur repenti… Bien sûr, c’est risqué et même plus que surprenant, mais c’est justement là-dessus que nous comptons…

– De toute façon, mon garçon, si les nazis refusent de vous réintégrer, vous serez aussitôt rapatrié en Suisse, toujours par l’ambassade américaine dont vous serez le protégé. On ne pourra donc rien contre vous, soyez-en sûr !

L’oncle Mark approuva d’un signe de tête cette nouvelle intervention du docteur, puis enchaîna :

– Les États-Unis ne sont pas en guerre contre le Reich, mais le Président Roosevelt s’intéresse de très près à la guerre en Europe occidentale. Bien entendu, il ne souhaite pas du tout la victoire de l’Allemagne, vu le terrible danger que représente le nazisme pour la paix du monde. C’est justement cette paix qu’il tient à sauvegarder, par tous les moyens possibles, quitte à avouer un jour que notre pays n’est plus neutre. Et c’est là qu’intervient l’USSS, dont tu serais le plus jeune membre, si tu voulais, sans doute même le plus méritant si, au cours de cette mission de renseignement, tu pouvais sauver ton ami Gerhard, dont tu m’as parlé avant tant d’émotion…

J’ai toujours été certain, depuis ce soir-là, que l’oncle Mark avait lâché ce dernier argument d’une manière très délibérée, pour me décider et vaincre mes ultimes craintes. Je ne pouvais le taxer de déloyauté s’il alliait l’amitié au service de la patrie, puisque je m’étais senti d’emblée, à cette minute-même, prêt à mettre en pratique de semblables intentions.

– Alors, Peter, ta réponse ? s’enquit Mark.

– C’est oui, Messieurs, dis-je nettement en me levant de mon siège et en considérant les deux hommes qui me faisaient face.

aaa

Peter n'avait, en vérité, guère réfléchi en disant oui à une telle proposition. Plus tard, dans la nuit, il fut réveillé par une angoisse soudaine et réalisa quel serait son proche avenir, sous la forme d’un raz-de-marée d’anxiété qui déferla sur lui, tout d’abord sans rencontrer d’obstacle : comment ! Il allait retourner dans cet enfer, cette école de la haine où tous les étudiants se devaient de rivaliser de performances, non pour leur propre édification mais dans le souci d’écraser celles des autres, afin de les dominer ? Il s’en était enfui et venait d’accepter d’y retourner : était-il devenu subitement fou de se porter volontaire pour renouer avec les thèses nazies de supériorité de la race et de rejet de tout ce qui n'était pas allemand ? Renouerait-il, par la même occasion, avec ce Ku Klux Klan où sa mère et sa tante l’avaient fait entrer de force, tandis qu’il vivait encore chez elles, à Portsmouth, Virginie ?

Il faillit se lever d’un bond pour courir réveiller son oncle et lui dire que non, vraiment, cette proposition était au-dessus de ses forces, que jamais il ne pourrait retourner dans cette école où on n’enseignait qu’une haineuse compétition permanente au lieu d’une forme de camaraderie…

Camaraderie ! Ce mot survint comme un barrage, puis se mua dans son esprit en un souffle qui balaya la vague d’anxiété, supprimant du même coup toute forme de désarroi en lui-même. N'avait-il pas connu un camarade justement dans cette école de la haine : Gerhard ? Ne s'était-il pas enfui avec lui, affrontant de multiples dangers dans une Allemagne hyper-militarisée, vouée à la suspicion et à la délation ? Pour qui donc n’accepterait-il pas de retourner affronter l’école de la haine, sinon pour l’en faire sortir définitivement, lui qui n'avait pas eu la chance de passer entre les mailles du filet nazi, tendu jusque dans le no man’s land séparant les frontières suisse et allemande ?

Ce sentiment acheva de muer son désarroi en une sorte de froide détermination. Chose curieuse, il lui semblait retrouver dès maintenant celle qui l'avait soutenu durant toute leur aventure après leur commune évasion de la Napola. Rasséréné, il se rendormit.

aaa

Cependant, il n’eut pas le temps matériel d’exprimer ses intentions : l’entraînement pour sa future mission d’espion commença dès le lendemain matin.

Mark Williamson avait enjoint à son neveu de se lever plus tôt encore qu’un jour d’école, ce qui n'avait pas manqué d’étonner Peter : février ayant commencé, on en était aux vacances, qu’il espérait passer au ski avec son oncle. Bien entendu, il n’en était plus question, ce que le garçon comprit très vite et sans explication : il allait désormais lui falloir prendre l’habitude de comprendre les ordres silencieux ou prononcés à demi-mot – le plus important étant « Aye aye , sir ! » L’oncle Mark prit néanmoins le temps d’expliquer que Peter ne retournerait plus au lycée américain, où son inscription allait d’ailleurs être annulée dans la journée. Motif officiel : retour aux States. En effet, le dénommé Peter Williamson devait désormais disparaître de la circulation ou peu s’en fallait.

Sitôt le petit-déjeuner avalé, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Il était 7 h 30, tout était réglé comme une horloge, ainsi que Peter s’en rendit compte dès qu’il fut en présence d’un homme en civil, qui, pourtant, ne pouvait être qu’un officier d’active, très probablement membre lui aussi de l’USSS. Il emmena Peter sans qu’ils eussent été présentés l’un à l’autre : désormais, la nouvelle recrue Williamson ne devait plus connaître personne, pas même ses propres camarades, qui eux-mêmes ne connaîtraient jamais que sa fausse identité, si jamais on lui en donnait une.

Pour l’heure, il était surtout question d’embarquer dans une puissante berline aux vitres teintées, qui démarra en trombe, pilotée par un chauffeur aussi mystérieux que l’officier, avec lequel Peter n'avait échangé qu’une brève salutation.

La voiture déposa ses passagers directement dans le garage souterrain d’une grande maison qui ressemblait au siège social d’une grande entreprise. Encore lui fallut-il poursuivre son chemin entre plusieurs voitures déjà garées, parmi lesquelles aucune place libre ne subsistait, jusqu’à une porte blindée qu’un employé en bleu de travail ouvrit depuis sa guérite, en appuyant sur un bouton. Un autre garage apparut, plus vaste que l’autre et presque aussi bondé, dans lequel patrouillaient des soldats en armes, portant quant à eux l’uniforme des MP. L’un d’eux escorta Peter et l’officier jusqu’à un ascenseur, qui les amena à un couloir éclairé d’une lumière parcimonieuse. Six portes pleines y débouchaient, derrière lesquelles on percevait des crépitements de machines à écrire, sans autre bruitage. L’officier ouvrit l’une d’elles, la seule derrière on n’entendait aucun bruit. En la franchissant, Peter éprouva le sentiment très net que, désormais, son aventure au sein de l’USSS commençait, sans qu’il pût revenir en arrière.

aaa

Les jours qui suivirent, bien loin de ressembler aux vacances que l’ex-lycéen Williamson avait espérées, furent des journées d’entraînement intensif à toutes les techniques avec lesquelles l’agent Danny Boy – Peter dut apprendre par cœur son nouveau surnom et son immatriculation – devait se familiariser le plus rapidement possible.

Parmi elles, seul l’entraînement sportif, effectué dans un stade lui aussi souterrain, lui sembla plus ou moins facile : déjà accoutumé aux plus grands efforts, aux meilleures performances et même à diverses formes de combat rapproché, « Danny Boy » subit le tout et même triompha de quelques épreuves sans trop de peine. Une douzaine d’autres garçons, plus âgés que lui, partageaient cet entraînement et, s’il ne les surclassa pas tous, il sut s’imposer dès les premiers jours. Par contre, Peter peina durant quelques temps sur les techniques de radio, le chiffrage notamment, qui mit ses capacités mémorielles et logiques à rude épreuve. Il dut également se familiariser avec le maniement d’armes, qu’il n'avait pas eu vraiment eu le temps de connaître, ayant quitté la Napola trop vite. Il s’étonna que l’USSS utilisât surtout des armes allemandes, notamment le PM Schmeisser et ce curieux pistolet Mauser à long canon, auquel on pouvait adapter une crosse qui lui servait aussi de gaine de rangement. Tirer et faire mouche avec de telles armes n'était pas une mince affaire et Peter fit fréquemment connaissance avec la trique que le sous-officier instructeur maniait avec adresse et célérité. En vérité, il n’existait guère de différence entre ce genre d’instruction militaire et celle en usage dans la Napola de Postdam, mis à part les soins dont les apprentis-espions étaient l’objet : un matin, l’un d’eux fut blessé à la cuisse lorsqu’une balle se fragmenta en quittant le canon de son pistolet. On utilisa deux des garçons – l’un d’eux fut Peter – pour le transporter à l’infirmerie. Danny Boy ne tarda pas à comprendre que les soldats sans uniforme que lui et ses compagnons étaient devenus restaient constamment précieux aux yeux de leurs chefs. Bien plus tard, il devait apprendre que tous avaient fait l’objet d’une sélection très sévère ; quant à lui, c'était bien son passé à la Napola qui avait décidé de son recrutement.

Peter n’eut guère de contacts avec ses compagnons d’armes. On s’ignorait pour ainsi dire, l’entraînement étant suffisamment prenant pour que l’on pût s’abstenir de toute démonstration d’amitié ou conversation oiseuse. Même l’instructeur n'avait pas d’autre nom que sir, d’autre réponse à ses ordres que « Aye aye, sir ! » Un jour où Peter voulut l’interroger, pour satisfaire sa curiosité, sur l’objectif précis d’un exercice, il reçut un coup de schlague dans les reins, puis l’instructeur lui indiqua un panonceau portant ces mots : « My job is so secret that I don’t know what I’m doing » Il se le tint pour dit.

L’instruction dura trois semaines, set jours sur sept sans aucune interruption. Le matin, dès potron-minet, Peter embarquait chez son oncle dans la grosse voiture noire, seul avec le chauffeur désormais, avec lequel il n’échangeait pas le moindre mot. Le soir, vers 20 heures, après une journée ô combien harassante, la même voiture le déposait à la maison. Bien entendu, il ignorait où allaient ses compagnons. D’ailleurs, il était chaque soir dans un tel état d’épuisement qu’il prenait tout juste le temps d’avaler un frugal repas, avant d’aller s’effondrer sur son lit… pour tout recommencer dès le lendemain aux aurores.

Peter avait l’impression d’être muré dans un vaste tombeau où la lumière du jour n’entrait que d’une façon fort discrète. Une seule fois, on les fit tous sortir – encore avait-on choisi un jour où il neigeait d’abondance – à seule fin de les larguer chacun en un point distinct de la ville, sans argent ni papiers. Tous avaient pour instruction de regagner la grande maison en moins de deux heures. Tous réussirent, ayant sans doute fait l’éducation de leurs yeux avant d’intégrer ce centre d’entraînement pour jeunes espions et ainsi pris d’instinct des repères par les fenêtres du minibus qui les avait semés dans le centre-ville.

Certains en avaient même profité pour améliorer l’ordinaire en rapportant quelques flasques d’alcool ou paquets de tabac ou de cigarettes habilement dérobés de-ci de-là. Peter fit du zèle, ramenant quant à lui un paquet entamé, subtilisé dans la poche d’un passant et qu’il offrit à son instructeur. Les ayant acceptées sans méfiance en remerciant d’un signe de tête, le sous-officier MP faillit brûler sa moustache lorsque l’une des cigarettes lui lança une longue flamme au visage sitôt allumée. Peter expliqua ensuite qu’ayant gardé en poche une cartouche entière, il en avait extrait la poudre pour « farcir » plusieurs des cigarettes du paquet. Lui-même et le MP furent réprimandés, Peter pour avoir conservé cette cartouche alors que tous devaient partir « propres » et l’instructeur pour avoir accepté sans méfiance un paquet entamé qui pouvait être piégé – et qui l’était en vérité !

– Avec une cigarette empoisonnée, votre parcours finirait ici ! commenta brièvement l’officier responsable.

Danny Boy reçut néanmoins confirmation, d’un bref coup d’œil, que son initiative avait été appréciée.

aaa

– Docteur Deriaz ! Je ne pensais pas avoir le plaisir de vous revoir avant mon départ !

Le médecin eut un bon sourire en serrant la main de Peter :

– C’est que je pars moi-même dès demain, Danny Boy. C’est pourquoi il nous fallait cette dernière entrevue avant de rejoindre le théâtre des opérations.

Peter se sentit quelque peu interloqué. Néanmoins, il n’en fit rien paraître et ne posa aucune question : le fait que le Dr Deriaz l’eût appelé « Danny Boy » démontrait que l’entretien avait un rapport direct avec la mission et que le médecin en faisait partie intégralement. L’oncle Mark parut apprécier la discrétion de son neveu. Il entra aussitôt dans le vif du sujet :

– Peter, ta formation est terminée dès ce soir. Tu le sais, je pense ?

– C’est ce qu’on m’a dit, oncle Mark.

– OK. Désormais, apprends le nom de code du docteur : Pilger . C’est sous ce nom qu’il est introduit dans le Reich, avec un passeport allemand authentique. On s’est déjà occupé du tien : il a été déposé à l’ambassade allemande à Genève. Tu y es convoqué pour demain à 11 heures.

Peter commençait à prendre l’habitude des brèves instructions de son oncle, si bien qu’il ne s’étonna de rien. La grande aventure allait commencer – ou plutôt, elle devait recommencer en sens inverse de la précédente. Un léger frisson parvint tout juste à parcourir son échine. Certes, il allait retourner dans cet enfer d’où il s'était évadé, portant cette fois sur son visage le masque du repentir.

Cependant, ce repentir serait-il accepté ? Lui ferait-on confiance au point de le réintégrer dans la Napola de Postdam ? Toute cette préparation au métier d’espion ne se résumerait-elle pas à une grossière tentative d’esbroufe ?

– Nous saurons donc demain si ta préparation à tes nouvelles tâches pourra se satisfaire de la couverture du déserteur repenti, reprit Mark, comme s’il avait lu les pensées de son neveu. Bref, une seule question : les nazis croiront-ils à cette histoire ? Si oui, il va de soi que ton retour à la Napola sera assuré. Il n’en reste pas moins qu’ils te considèreront comme suspect, du moins dans les premiers temps. Tu dois t’attendre à une surveillance constante, voire à toutes sortes de brimades…

– Je les connais déjà toutes, oncle Mark.

– Peut-être, mais cette fois, on pourrait bien en inventer de spéciales pour toi…

– Ou bien, au contraire, lui faire un pont d’or ou, du moins, un exemple pour tous les Jungmänner, opina le médecin. Qui sait si notre Danny Boy n’aura pas droit à un bel article de louanges dans le Volkischer Beobachter ?

Mark voulut bien rire de ce qu’il considérait sans doute comme une plaisanterie :

– Pourquoi pas sa photo en couverture de Signal, pendant que vous y êtes ?

– Vous ne connaissez pas les nazis comme je les connais, poursuivit Deriaz, qui semblait tout à fait sûr de lui. Avec eux, on peut être porté aux nues aujourd'hui pour finir condamné à la déportation le lendemain ou vice versa.

– Hum ! grommela Mark. Moi, je crois surtout aux résultats. Sachons les attendre.

Peter allait quitter la pièce lorsque son oncle le rappela :

– Je devine encore ce que tu as derrière la tête, mon petit : sauver ton camarade Gerhard, pas vrai ? Oublie-le dans les premiers temps : la mission passe avant tout. Plus tard, tu verras bien… Mais surtout, ne va pas te faire d’illusions : dans un pays en pleine tourmente, les ordres et les contrordres sont tels qu’on ne sait jamais à quoi s’attendre. Donc, pas de sensiblerie, compris ?

– Oui, mon oncle.

Peter avait répondu par une sorte d’automatisme. Sa pensée était déjà auprès de Gerhard. Elle ne le quitta ni pendant le repas du soir ni pendant cette dernière nuit qu’il passait chez son oncle. Même dans ses rêves, elle s’imposa. Quiconque eût été présent dans sa chambre aurait entendu le garçon endormi grommeler tout haut :

« Ça m’est égal, tous leurs discours, tous leurs principes ! Je viendrai, Gerhard, je viendrai te chercher, je t’en fais le serment ! »

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