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Extrait

Extrait ajouté par Eris 2015-07-26T18:01:59+02:00

le début : (soucre ebook)

I

Arrivée sur le toit du gratte-ciel, je n’étais plus si sûre de moi. Peut-être à cause des faisceaux des projecteurs qui balayaient les rues tout en bas, des avions patrouilleurs qui survolaient deux par deux le mur de Titan ou simplement parce que mon bon sens reprenait le dessus. On s’apprêtait à faire une chose stupide, dangereuse et illégale, alors qu’au cours de mes seize années d’existence, j’avais pris soin de me tenir à l’écart de la moindre imprudence.

Je me suis arrêtée pour laisser les garçons me passer devant en courant.

– Ce n’est pas une veste, c’est un corset ce truc ! ai-je pesté en tirant sur le vêtement de vinyle blanc qu’Anna m’avait persuadée de porter pour la soirée. J’étouffe !

– Il n’y a pas que le confort dans la vie ! s’est-elle moquée. Elle m’a jeté un rapide coup d’oeil et a validé ma tenue, secouant les boucles courtes de ses cheveux crépus :

– C’est fou comme une fille peut paraître plus cool avec un haut moulant !

– Je ne me sens pas du tout plus cool.

Ce qui n’était peut-être pas plus mal, étant donné qu’on se trouvait à trente étages du sol.

– Et n’oublie pas que je tiens à la récupérer, ma veste. Ne va pas te rouler dans la poussière, a-t-elle ajouté en observant les jardins en terrasse, tout autour de nous. Même si Orlando te le demande gentiment.

– Arrête ! Orlando n’est pas mon genre, je te l’ai déjà dit. C’est la curiosité qui m’avait fait monter si haut, pas l’envie de me rouler par terre avec l’un des garçons qui nous accompagnaient – deux idiots qui, à cet instant, se disputaient la télécommande d’un hélicoptère miniature.

– C’est mon hélico ! protestait Cameron en repoussant Orlando du coude tandis qu’il serrait l’appareil contre lui.

– Peut-être, mais on est sur mon toit ! a lancé Orlando, qui ne lui lâchait pas le bras.

À les entendre, on aurait cru des gamins de CP, pas des élèves de terminale !

De la musique et des rires nous parvenaient du luxueux appartement situé juste en dessous de nous.

Qu’est-ce qui mettrait le plus en colère les parents d’Orlando ? Que leur fils organise une fête en leur absence ou qu’il monte sur le toit de leur immeuble, au risque de compromettre la sécurité du pays ?

Je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse. Même si l’idée d’avoir autant de gens chez soi, qui posaient leurs doigts partout et répandaient leurs microbes, donnerait des sueurs froides à tous les parents.

Leurs chamailleries avaient entraîné les garçons tout près du vide. J’ai retenu mon souffle et Anna a porté la main à sa bouche pour s’empêcher de crier. Ils ont reculé subitement, toujours en se bousculant, sans même se rendre compte qu’ils auraient pu tomber.

– Si Orlando ne t’intéresse pas, pourquoi on est venues jusqu’ici ? a raillé Anna.

– Tu le sais très bien, ai-je répondu en désignant du doigt le mur, aussi haut qu’une chaîne de montagnes, qui se dressait de l’autre côté de la rue. Pour la Zone sauvage !

Elle a affiché un air exaspéré.

– Victoire ! s’est exclamé Orlando.

Il avait fini par arracher l’hélicoptère et sa télécommande. Il levait les bras en signe de triomphe :

– Faisons un peu voler ce bébé !

J’ai remis en place d’un coup sec l’élastique de ma queue-de-cheval. Plus elle est serrée et mieux mon cerveau fonctionne.

Je ne m’étais jamais autant approchée du sommet du mur de Titan et j’ai frissonné en le découvrant, gigantesque. Anna m’a suivie à contrecoeur près du rebord. Le mur de la Réparation, la

Limite de la quarantaine, le Fléau… Tous les surnoms du Mur, même les plus péjoratifs, étaient prononcés avec un mélange d’effroi et de fascination. Car le Titan n’était pas un mur comme les autres. Avec ses deux cents mètres de haut, il dominait le centre-ville de Davenport et s’étirait à

l’infini, de part et d’autre. Les gardes postés sur ses remparts braquaient en permanence leurs fusils et leurs puissantes jumelles vers l’Est, la moitié de l’Amérique qui n’existait plus pour nous et que l’on appelait désormais la Zone sauvage.

Voilà ce qui me motivait : la perspective d’apercevoir enfin, grâce à l’hélicoptère télécommandé de

Cameron, ce qui se cachait de l’autre côté du Mur. Depuis son édification dix-huit ans plus tôt, cette partie du pays était devenue pour nous aussi mystérieuse que l’avait été l’Afrique au XIX siècle pour le reste du monde. La Zone sauvage était notre continent inconnu.

Anna, elle, semblait indifférente à la Zone. En remarquant les mitrailleuses, elle a reculé. Son visage s’est décomposé :

– C’est une idée complètement débile !

– Dans le pire des cas, je n’ai plus de caméra, ce n’est pas si terrible ! ai-je dit d’un ton léger.

– Ah bon ? a rétorqué mon amie, les poings sur les hanches. Je dirais plutôt que, dans le pire des cas, on se fait tous descendre pour avoir franchi la Limite de la quarantaine !

– Mais on ne va pas la franchir, c’est juste l’hélico qui va la survoler, a répondu Orlando. Et ce gadget ne peut pas attraper de virus. Donc, techniquement, on ne violera pas la quarantaine.

Les cheveux blonds d’Orlando étaient ébouriffés, son T-shirt fripé. Au moins, il n’était pas en peignoir, sa tenue habituelle lors de nos cours virtuels. On était pourtant censés être habillés correctement quand on se connectait tous les matins à huit heures.

Cameron a retourné l’hélicoptère pour examiner la caméra que j’avais attachée en dessous, puis s’est décidé :

– Allons-y avant qu’il ne fasse trop noir !

De toute façon, il y avait de fortes chances qu’on ne voie rien du tout. L’hélicoptère devait d’abord survoler le Mur, puis franchir le Mississippi, avant d’atteindre la Zone sauvage. Cela dit, même une image prise de loin me satisferait. Je pourrais toujours l’agrandir ensuite.

J’ai saisi mon connecteur, accroché à une chaînette autour de mon cou. On en portait tous un. Pour nos parents, ces disques lumineux étaient plus que de simples téléphones. Nos connecteurs leur servaient de caméras espions. Il leur suffisait d’appuyer sur un bouton pour voir aussitôt ce qu’on faisait, et avec qui, même si on ne répondait pas. J’ai activé la connexion entre mon appareil et la caméra. Une seconde plus tard, les pieds de Cameron sont apparus sur mon écran circulaire.

– Action ! ai-je crié en lui faisant signe.

Cameron a brandi l’hélicoptère au-dessus de sa tête :

– Allez, à toi de jouer !

Orlando a pressé un bouton de la télécommande et les pales se sont mises à tourner. L’hélicoptère s’est élevé lentement dans les airs. Les deux garçons se sont émerveillés. Anna m’a regardée d’un air dubitatif. Je lui ai adressé un grand sourire :

– Avoue que tu as envie de savoir ce qu’il y a de l’autre côté !

– Je sais ce qu’il y a de l’autre côté, a-t-elle rétorqué en sortant un flacon de désinfectant de la e poche arrière de son jean. Des décombres et des virus !

– Et des mutants, a ajouté Cameron, sans détacher les yeux de l’hélicoptère qui montait vers le Mur

à toute allure.

Anna a pressé une noix de gel dans sa main :

– Les mutants n’existent pas. Les gens là-bas sont tous morts.

Orlando a de nouveau appuyé sur un bouton pour que l’appareil grimpe davantage à la verticale, avant de demander :

– S’ils sont tous morts, pourquoi des gardes continuent de patrouiller jour et nuit sur les remparts du Mur ?

J’ai levé les yeux de mon connecteur :

– Pour nous protéger des chimpacabras !

– Ne me parle pas de ces trucs, s’est exclamée Anna, en me lançant le flacon de désinfectant.

À cause de toi, je dors encore avec la lumière allumée !

J’ai éclaté de rire :

– Tu n’avais qu’à pas me supplier de te raconter cette histoire à chaque fois que tu venais dormir chez moi.

Cameron nous a lancé un regard interrogateur :

– C’est quoi un chimpacabra ?

– Rien du tout. Un monstre que mon père a inventé.

À l’époque, je croyais encore à ses fables. Disons que j’y croyais à moitié. Juste après la mort de ma mère, quand j’avais à peu près huit ans, mon père s’était mis à me raconter des histoires qui parlaient d’une courageuse petite fille et de ses aventures dans la Zone sauvage. Ma mère, elle, me chantait des chansons. C’était la manière qu’il avait trouvée pour combler le vide.

– C’est un animal mi-taupe mi-chimpanzé, dont la salive est venimeuse et qui vit sous terre, là-bas, a expliqué Anna.

Elle a frissonné en montrant le Mur du doigt, avant de reprendre :

– La nuit, il sort sans faire de bruit et enlève les enfants dans leurs lits. Ils n’appellent jamais à

l’aide. Une seule morsure de chimpacabra et on se retrouve paralysé. On ne peut même pas crier pendant qu’on se fait dévorer vivant.

J’ai regardé ma meilleure amie avec de grands yeux :

– Mais Annapolis, les chimpacabras n’existent pas ! Mon père a tout inventé. Enfin… je crois qu’il a tout inventé (je ne pouvais pas m’empêcher de la faire marcher).

– Tu trouves ça drôle ? a demandé Anna. Au moins Cameron riait, lui.

– C’est maintenant ! s’est exclamé Orlando au moment où l’hélicoptère franchissait le sommet du

Titan. Encore une quinzaine de mètres et on y…

Une violente explosion lui a coupé la parole.

L’écran de mon connecteur est devenu tout noir. J’ai regardé en direction du Mur :

– Mais que se passe-t-il ?

À l’autre extrémité du Mur, des mitrailleuses pivotaient vers l’Ouest, en direction de l’hélicoptère qui vrombissait encore.

– Baissez-vous ! a ordonné Cameron en s’accroupissant pendant que de nouveaux tirs résonnaient.

Anna et moi nous sommes tapies à côté de lui, mais Orlando s’est précipité vers la cage d’escalier.

– Tout va bien, a soufflé Cameron. Ils n’ont aucun moyen de savoir d’où venait l’hélico.

Au même instant, le halo d’un projecteur a parcouru le toit du gratte-ciel voisin. Il fouillait les ombres et avançait vers nous.

– Oh, la vache ! Courez !

Anna et moi avons détalé, avec Cameron sur nos talons. On a poussé la porte et on s’est jetés dans la cage d’escalier. Deux minutes plus tard, on se glissait dans le chaos qu’était devenu le salon d’Orlando, l’air de n’avoir jamais quitté les lieux.

Anna et Cameron se sont effondrés sur le canapé en s’esclaffant. J’en étais incapable ; mon coeur battait toujours à cent à l’heure. Le volume de la musique et les corps qui se pressaient les uns contre les autres aggravaient mon état. Il devait y avoir au moins vingt-cinq jeunes dans l’appartement. Tous se parlaient de très près et se postillonnaient les uns sur les autres. Certains s’embrassaient. Pas des petits bisous innocents, non, des baisers à l’ancienne, avec échange de salive. Je me suis précipitée sur mon désinfectant pour les mains. N’avaient-ils rien écouté des cours de biologie sanitaire qu’on nous obligeait à suivre depuis la maternelle ?

Une bande de garçons m’a dépassée. Ils hurlaient comme des loups et portaient une fille qui riait aux éclats.

– Pas sur le canapé, merci ! leur a crié Orlando au moment où ils l’ont balancée sur le sofa avec ses chaussures.

Entre l’agitation et la tenue d’Anna qui me comprimait, je n’arrivais toujours pas à reprendre mon souffle et à me calmer. J’allais déboutonner le haut de ma veste quand mon regard a croisé celui d’Orlando. On avait passé pas mal de temps à discuter en ligne cette semaine, pour préparer notre expédition ratée. Mais il m’avait aussi lancé quelques compliments ringards. Maintenant qu’on se retrouvait tous les deux, je ne voulais pas qu’il se fasse des idées. J’ai renoncé à me déboutonner et j’ai sorti mon connecteur. J’ai supprimé la courte vidéo sur laquelle apparaissait le Mur – l’élément compromettant – et appuyé sur « Enregistrer » pour donner l’impression que je filmais.

Je me suis faufilée à travers la foule, j’ai rejoint le balcon et observé ce qui se passait sur le Mur.

Pas grand-chose. Les gardes avaient repris leurs postes. Ils avaient sans doute trouvé l’hélicoptère en morceaux et jugé inutile de poursuivre les recherches. En tout cas, c’était ce que j’espérais.

Pour une fois, je me suis réjouie de la présence des hauts barreaux tout autour des balcons du gratte-ciel. D’habitude, ils me donnaient l’impression d’être un oiseau en cage mais, ce soir, ils empêchaient les gardes de me voir. Nos parents prétendaient qu’ils étaient destinés à faire grimper de la vigne vierge. À qui voulaient-ils faire avaler ça ? Il était clair que ces installations n’étaient qu’une

énième mesure de sécurité. Comme si les enfants tombaient sans arrêt des balcons avant l’épidémie…

Mais il est difficile de raisonner un pays dont les habitants sont les rescapés d’une tragédie.

Orlando m’a rejointe près des barreaux en fer forgé :

– Désolé pour ta caméra.

– Pas grave, elle était vieille. Je m’y attendais un peu.

Il s’est alors penché vers moi pour m’embrasser. Il a plaqué sa bouche contre la mienne avant que j’aie eu le temps de réagir. J’ai tenté de reculer mais, avec le balcon dans mon dos et lui qui insistait, c’était mission impossible. Si je le repoussais gentiment ou si j’essayais de me dégager, ma réaction lui paraîtrait sans doute bizarre, humiliante. Je ne voulais pas le vexer mais je ne voulais pas non plus de son souffle sur moi ni… Il a soudain essayé d’écarter mes lèvres avec sa langue.

J’ai brusquement tourné la tête et je me suis glissée sous son bras pour lui échapper.

– Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-il fait, l’air plus surpris que contrarié.

Je n’ai pas pu me retenir de m’essuyer la bouche.

– Navrée, ai-je lancé, tentant d’adopter un ton léger. Je ne peux pas !

Orlando a affiché une expression encore plus ébahie, qui creusait les lignes de sa peau pâle.

– Mais toute la semaine, tu…

Des sirènes ont retenti et l’ont interrompu. On a échangé un regard inquiet, avant de jeter un coup d’oeil entre les barreaux.

Anna est sortie sur le balcon de l’appartement, apeurée :

– Les gardes de la Limite viennent nous chercher ?

– Aucun risque, a répondu Orlando, la voix malgré tout hésitante.

Le bruit des sirènes s’est rapproché, avant de s’arrêter tout à coup. Des gyrophares ont alors

éclairé la rue, au pied du gratte-ciel. Ils ne provenaient pas d’un camion de pompiers ni d’une voiture de police, mais d’un véhicule de couleur grise. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose.

– C’est un camion de détection des risques biosanitaires ! a immédiatement reconnu Orlando.

Il s’est adossé aux barreaux, l’air soulagé.

Vêtus d’une combinaison blanche, six agents de la Brigade de lutte contre les risques biosanitaires ont jailli du véhicule et franchi l’entrée de l’immeuble. Ces types passaient leur vie à détecter les menaces contre la santé publique : la viande contaminée, les personnes qui ne respectaient pas les mesures de quarantaine… Ils ne perdraient pas leur temps avec un hélicoptère miniature. Les gardes de la Limite peut-être, mais les Combis, certainement pas.

Après m’avoir lancé un regard oblique, Orlando a préféré ne pas reprendre notre conversation là

où elle s’était arrêtée. Il s’est dirigé vers l’appartement :

– Appelez-moi s’ils arrêtent des gens. J’adore la tête qu’ils font. Ils ont l’air trop surpris !

– Eh bien, la soirée est finie pour moi, s’est désolée Anna. Mes parents, a-t-elle ajouté devant mon expression étonnée. Bien sûr ! Comme tous ceux de la génération de l’exode, les parents d’Anna

étaient excessivement protecteurs. Mon père aussi était paranoïaque, mais comme il était souvent en déplacement pour son travail, il ne pouvait pas me surveiller en permanence. Pour compenser, il m’avait inscrite à des cours de techniques de survie. Comme si le fait de savoir fabriquer un panier en

écorces de bouleau allait me sauver la vie en cas de nouvelle épidémie !

– Les Combis cherchent sans doute un récupérateur, ai-je dit avec une pointe d’excitation.

Même s’il y avait encore plein de gens prêts à payer des fortunes pour récupérer à l’Est un objet auquel ils tenaient, les récupérateurs étaient devenus très rares. Aujourd’hui, il fallait être vraiment fou ou dans une misère noire pour se risquer à violer la Limite de la quarantaine.

J’ai voulu rassurer Anna :

– Les Combis traquent les criminels. Il n’y a aucun risque que tu sois entrée en contact avec un de ces types.

– Ce n’est pas le problème, figure-toi ! s’est agacée Anna.

– Ah oui, je suis bête, ai-je souri. Tes parents…

Anna a lancé un regard exaspéré aux curieux qui se rassemblaient sur le trottoir en dessous de nous. Beaucoup avaient sorti leur connecteur pour prévenir leurs amis de l’évènement. Ils comptaient sans doute aussi filmer le malheureux qui avait enfreint la quarantaine en train de rejoindre piteusement le camion.

– Je ferais mieux de partir tout de suite, a regretté mon amie. La nouvelle va se répandre sur le Net, avant même que les Combis aient fait monter le gars dans la camionnette.

Et une fois son visage diffusé sur les sites d’informations, tous ceux qui avaient un jour croisé sa route se précipiteraient aux urgences pour réclamer une prise de sang.

– J’y vais aussi, lui ai-je dit. Je dois rentrer nourrir ma meute !

– Tes bêtes peuvent t’attendre encore une heure. Reste ici. L’une de nous deux au moins doit profiter de la vie.

Une voix s’est élevée dans le salon :

– Baissez la musique ! On frappe à la porte !

Aucun doute là-dessus. Les coups étaient si violents qu’on les entendait depuis le balcon. La musique s’est arrêtée net.

– Hé, qui a dit… ?

Le claquement de la porte a couvert les paroles d’Orlando. Une fille a poussé un cri.

– Que personne ne bouge ! a ordonné une voix d’homme. J’ai regardé Anna et on s’est précipitées dans le salon.

– J’ai dit : « Que personne ne bouge ! »

Des agents, qui portaient tous la même combinaison extrêmement fine à laquelle ils devaient leur surnom, se sont déployés dans la pièce. Sous leur masque à usage unique, on ne distinguait que leurs yeux. Mais il était inutile d’en voir plus pour comprendre qu’ils ne plaisantaient pas.

Anna a passé son bras sous le mien et je lui ai lancé un regard compatissant. Connaissant ses parents, je savais qu’ils ne l’autoriseraient pas de sitôt à ressortir après cet épisode.

Un Combi s’est posté devant Orlando.

– C’était juste un hélico télécommandé, a bafouillé ce dernier. On n’a pas…

– C’est toi qui habites ici ?

Orlando a hoché la tête de façon presque imperceptible.

– Nous sommes venus chercher Delaney Park McEvoy, a déclaré l’agent. Où est-elle ?

Ma vision s’est brouillée. Je ne voyais plus qu’une tache blanche tout au bout d’un long tunnel.

Delaney Park McEvoy : c’était moi ! Ils étaient venus me chercher, moi ! Mais pour quelle raison ? Je n’étais jamais allée nulle part. Les agents de la Brigade de lutte contre les risques biosanitaires arrêtaient les criminels et tous ceux qui franchissaient la Limite de la quarantaine, pas une fille qui passait ses samedis soirs à relire les petites annonces du refuge local pour animaux en détresse.

Anna me serrait le bras avec une force digne d’un appareil à mesurer la tension.

– C’est forcément une erreur ! a-t-elle soufflé.

La pression de son bras aurait dû me ramener à l’instant présent, mais j’avais la sensation de flotter au-dessus de la scène – comme si je voyais les autres reculer et s’éloigner de moi. Le Combi s’est tourné vers Anna :

– C’est toi Delaney McEvoy ?

– Non. Je m’appelle Annapolis Brown.

– Mais tu la connais ?

La perspective d’être montrée du doigt m’a fait redescendre instantanément dans mon enveloppe charnelle.

– C’est moi.

Les mots étaient sortis de ma bouche dans un son rauque. J’ai avalé ma salive.

– Je suis Delaney, ai-je tenté de nouveau.

L’attention de l’agent s’est portée sur moi. Il m’a évaluée du regard. Est-ce que j’allais poser problème ? Il m’a fait signe d’approcher de sa main gantée :

– Prends tes affaires.

– Attendez ! s’est exclamée Anna. Vous ne pouvez pas l’emmener comme ça, sans motif.

Sentant les ennuis arriver, les autres agents se sont avancés.

– Nous avons un motif, a rétorqué leur chef, d’une voix dénuée de toute émotion. Exposition potentielle.

– Exposition à quoi ? ai-je bégayé.

Pourquoi poser la question ? Une seule maladie faisait sortir les Combis de leur tour d’ivoire. J’ai alors vu le masque de l’homme bouger pendant que ses lèvres formaient la réponse dont je n’avais pas réellement besoin :

– Le virus ferae naturae.

De nature sauvage. C’était clairement un nom adapté pour le virus qui avait provoqué la mort de quarante pour cent de la population des États-Unis. Mais certains affirmaient que l’expression désignait aussi la réaction de ceux qui étaient encore indemnes. Dès qu’ils étaient confrontés à la réalité du virus, ils adoptaient un comportement de nature sauvage. Comme à cet instant, me suis-je dit, en remarquant la colère sur le visage de mes camarades de classe. Je venais de gâcher leur dernière année de lycée. Même si le résultat de ma prise de sang était négatif, il n’y aurait plus de fêtes non virtuelles, où un éclat de rire risquait de projeter de microscopiques gouttes de salive sur un visage. Mes camarades ne seraient plus autorisés à se contacter autrement que par le biais de leurs

écrans d’ordinateur. On avait beau être trop jeunes pour avoir vécu l’épidémie, on avait tous grandi avec des photos et des vidéos effroyables – des images qui leur venaient forcément à l’esprit en ce moment même.

Faisant un pas en arrière, Orlando s’est essuyé la bouche de son bras :

– Bon sang, je t’ai embrassée !

En effet, les réactions étaient brutales. Je n’ai donc pas cherché à résister quand le Combi m’a poussée vers la porte. Je préférais de loin me faire bousculer et traîner dans un centre de mise en quarantaine que d’être taillée en pièces par mes camarades de classe.

Avec surprise, j’ai senti Anna saisir ma main libre. Je pouvais être contagieuse, elle n’en savait rien.

– Que fais-tu ? lui ai-je demandé.

– Je viens avec toi.

– Certainement pas, a déclaré sèchement le Combi. Elle nous suit pour interrogatoire. Toi, tu restes là… Vous êtes tous placés en quarantaine dans cet appartement, a-t-il ajouté en se tournant vers la salle. Personne n’entre et personne ne sort, hormis les équipes médicales.

Anna m’a serré la main un peu plus fort. J’ai regardé nos doigts entremêlés et j’ai avalé ma salive pour apaiser la douleur qui m’oppressait.

Orlando s’est frayé un chemin à travers la foule :

– Combien de temps vous allez nous garder enfermés ici ?

– Jusqu’à ce que vous ayez tous été testés et que nous ayons reçu les résultats, a répondu le Combi de sa voix monocorde. Seuls ceux qui auront obtenu un résultat négatif irréfutable pourront alors partir.

En maugréant, Orlando s’est emparé d’une bouteille de vodka posée sur une table et a pris une gorgée. Il ne l’a pas avalée mais, rejetant la tête en arrière, il s’est rincé la bouche avec l’alcool.

– Lâche-la, a ordonné le Combi à Anna. Immédiatement. À contrecoeur, mon amie a ôté sa main de la mienne.

Anna ne pouvait pas m’accompagner, mais elle avait au moins essayé. J’avais envie de la prendre dans mes bras, de pleurer et de la remercier. Elle s’était conduite comme une vraie amie – et je savais de quoi je parlais.

Orlando s’est approché de moi en me fusillant du regard. Il s’est gargarisé la bouche une dernière fois de façon bruyante avant de cracher sa gorgée de vodka sur le sol, à deux centimètres de mon pied.

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